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Billet de blog 21 septembre 2014

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Romstorie : Les Roms et le revenant du discours de Grenoble

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De vigoureuses volées de bois vert ont salué les propos prêtés par son ancienne compagne au président de la République, lequel aurait, en privé, traité les pauvres de « sans-dents ». La singulière déclaration du ministre de l’Economie, qualifiant d’illettrées les ouvrières d’un abattoir breton, est arrivée dans cette affaire comme le fagot de bois sec dont avaient besoin les débats pour s’enflammer et se propager. Affrontements de postures et de certitudes sur cette impensable stigmatisation, sur la condition sanitaire des plus démunis, l’accès aux soins, le coût exorbitant des prothèses, les bienfaits de l’instruction, la formation continue, les lacunes de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Brassage d’idées, débats salutaires et fondamentaux, revigorante piqure de rappel quant à la nécessaire considération que sont tenus de porter les élus de la République à chacun de ses membres, même les plus humbles.

Et dès lors, les grandes associations de rappeler leur investissement quotidien pour lutter contre l’illettrisme,  les dentistes de justifier leurs honoraires, les journalistes d’enquêter sur la qualité des implants à 450 euros dans les cliniques de Budapest ou Rabat. Jour après jour, les reportages ont soupesé les bienfaits de la libre concurrence et les dégâts du libéralisme impénitent, les technologies médicales up-to-date, l’imprimante en trois dimensions, si pratique pour usiner l’implant à moindre coût.

Les Tsiganes (ou Roms, j’emploie toujours ces deux mots comme absolus synonymes) se prennent à rêver de tels débats,  d’une telle mobilisation de la matière grise et des médias, de semblables élans démocratiques pour dénouer, contredire, comprendre la stigmatisation dont ils sont l’objet depuis si longtemps. Des débats où on penserait enfin à demander leur avis aux premiers concernés, mais la réponse pourrait se teinter de subjectivité et biaiser le résultat des enquêtes, restons prudent, n’en demandons pas trop.

Des Tsiganes, on ne connait souvent que ces mendiants orgueilleux, bruns de poil et de peau, Job sublimes et forcément coupables, nomades contemporains vivant toujours en caravane, sous la tente ou la cabane. Leurs seuls troupeaux seraient des troupeaux d’enfants et le crottin de leurs chevaux a disparu sous ces congères hallucinants de rebuts disputés aux déchetteries, déchets de chrome et de vinyle, carcasses éviscérées de charognes industrielles, pneus où croupit l’eau des pluies, mobilier bancal, polyane, matériaux synthétiques, métaux et graisses mêlées de lessives et de papier, de boue, de merde où courent la vermine et leurs gosses pieds-nus. Et c’est là seulement qu’ils vivraient, dans ces performances d’art contemporain sans cimaise, dans ces galeries de rats, cette lie qui les englue, fonds de calices charriés jusqu’aux seuils des cabanes pour en extraire quelques sous, s’acheter du pain.

Il y a déjà plus de quatre ans, en juillet 2010, mais rien n’a vraiment changé depuis, effarés par la tragédie de Saint Aignan, médusés par le discours de Grenoble, les historiens reconnaissaient leur manque d'exigence et d'attention, leur laisser-aller distrait, lequel avait permis l'accumulation des poncifs, la récidive de compilations jamais vérifiées, de déductions hasardeuses et leur incapacité à mettre les mots nécessaires sur le sort des Tsiganes, non-lieux de mémoire, trop absents des livres d'histoire, absents des manuels scolaires, en France et en Europe.

Ces mêmes historiens remarquablement insouciants n’avaient sans doute pas prêté beaucoup d’attention aux travaux d’Henriette Asséo, de Claire Auzias, de Marie Bidet, Sarah Carmona, Éric Fassin, Emmanuel Filhol, Olivier Legros, Jean Pierre Liégeois, Martin Olivera, Patrick Williams, et d’autres encore qui, dans leur discipline ou des matières voisines, rassemblaient, documentaient, ordonnaient, éditaient des sommes de précieuses connaissances sur « la question Rom ».

Nous, Tsiganes, aurions dû y penser aussi. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, notre petit peuple de culture orale, peuple sans livre qui a partagé le sort tragique du peuple des livres, n’apprenait ni à lire, ni à écrire. Pourtant, depuis la fin de la guerre, bon an, mal an, trois, voire quatre générations sont maintenant passées par l’école, parfois même les universités et les grandes écoles. 

Sur des cahiers d’écoliers, nous sommes venus à l’écriture par les institutrices et les instituteurs soucieux de nous apprendre à bien suivre la ligne et respecter la marge. Délaissant la manie, la cleptomanie des poules, pour ne garder que la plume, nous avons embrassé à notre tour les métiers d'historiens, journalistes et romanciers, médecins aussi, professeurs, conducteurs de bus et ouvriers, nous, les fils et filles de chiffonniers, rabouins, ferrailleurs et vanniers.

Nous sommes encore peu nombreux mais peut-être les pères et les mères d'une multitude, car l’Europe compte plus de dix millions de Tsiganes et nos enfants, semblables aux vôtres, utilisent l'écran et le clavier. Après la Négritude, la Romanipen ?    

Le monde ne laisse subsister d’eux aucune mémoire : la Justice et la Miséricorde les dédaignent.  Dante Alighieri - l’Enfer, chant troisième.

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