Les élections sénatoriales auront lieu le 24 septembre prochain. Qualifiées de scrutin universel indirect ou d’élections au second degré, elles présentent cet aspect tout à fait particulier de ne pas faire appel à l’ensemble des électeurs du territoire mais seulement aux « grands » électeurs que sont les députés, les conseillers régionaux, les conseillers départementaux et une partie des conseillers municipaux (en proportion du nombre d’habitants de la commune).
Pour le département qui nous intéresse, la Seine-Saint-Denis (93), le total des grands électeurs s’élève à 2074, soit un collège électoral comparable au nombre d’habitants d’un bourg du monde rural.
Eu-égard à l’importance de sa population, le département de Seine-Saint-Denis envoie 6 sénateurs siéger au Palais du Luxembourg. Ces derniers et ces dernières ne se présentent pas à titre individuel, c’est-à-dire au scrutin uninominal, mais sur des listes.
Ainsi, le 24 septembre prochain, les Socialistes présenteront une liste de 6 candidats, la droite LR et UDI rassemblés feront de même, ainsi que les Communistes, etc. Le vote se fait en seul tour et après pianotage des calculettes, seront déterminés et validés les pourcentages respectifs. Dans chaque liste ayant obtenu le nombre de suffrages nécessaires, celles et ceux placés en tête de liste seront élus.
Il y a six ans, les urnes ont désigné Gilbert Roger (PS), Evelyne Yonnet (PS), Aline Archimbaud (EELV), Eliane Assassi (PC), Philippe Dallier (LR) et Vincent Capo-Canellas (UDI). A l’exception d’Aline Archimbaud, ils auraient tous envie d’en retâter pour six ans.
Dans moins de deux mois, les deux sénateurs sortants socialistes se présenteront de nouveau en tête de la liste PS, la sénatrice communiste mènera sa liste PC, la Droite et le Centre repartent, mais si les candidats pressentis éligibles restent les mêmes à l'exception d’Aline Archimbaud, il est important de se rappeler qu’en six ans, plusieurs scrutins sont venus chambouler la composition du collège des électeurs.
La gauche a perdu les élections municipales dans plusieurs villes et ces défaites ont provoqué le remplacement de conseillers municipaux grands électeurs de gauche par des électeurs de droite. De même, elle a perdu la région Ile de France et dispose à présent de moins de conseillers régionaux favorables à ses idées dans les départements autour de Paris.
A cela s’ajoute l’élection présidentielle qui a vu apparaître un nouveau parti, à savoir celui du Président de la République : En marche. Ce parti envisage de continuer à bousculer les partis traditionnels, d'étendre sa mainmise sur le Sénat, avec un succès comparable à ce qu’il a réussi à l’Assemblée Nationale. En obtenant un nombre conséquent de sénateurs étiquetés En Marche, le Président de la République pourrait alors les additionner aux nombreux députés de son parti et disposer ainsi de la majorité des trois-cinquièmes des parlementaires lui permettant de modifier la Constitution dans le sens qu’il pourrait souhaiter. On peut donc raisonnablement supputer qu’il y aura une liste de candidats En Marche sur les rangs le 24 octobre dans le Quatre-vingt-treize.
La France insoumise de Jean Luc Mélenchon n’envisage pas non plus de rester les bras croisés, et rien ne dit pour l’instant qu’elle fera liste commune avec le PC.
Ainsi, au dépôt des candidatures, nous pourrions retrouver 5 listes en concurence, voire 6 au cas où les Ecologistes ne s’allieraient avec personne et parviendraient à constituer une liste. France Insoumise, Parti Communiste, Parti socialiste, Droite-Centre LR/UDI, En Marche et éventuellement Ecologistes se mettraient sur les rangs. Autant dire que si on espère se faire élire aux prochaines sénatoriales quand on est candidat en Seine Saint Denis, il faut obligatoirement figurer en tête de liste et quand on est candidat dans un autre département... le scénario est identique.
Sans même recourir à la boule de cristal ni aux marcs de café, Philippe Dallier, sénateur sortant LR ne cèdera pas sa place à Anina. Le diagnostic est le même au Parti socialiste et au Parti communiste où les sortants se représentent.
La date limite de dépôt des candidatures approche chaque jour, les choses vont maintenant s’accélérer, je ne suis pas dans les secrets, discussions et tractations des différents partis en présence, mais concrètement, une chose est certaine, si nous voulons qu’Anina soit élue, il faudrait qu’elle soit en tête de liste, sur une liste Ecologiste ou France Insoumise, ou … En Marche, dont les castings ne semblent pas encore arrêtés, mais je le redis, nous ne savons pas tout, entre l’écriture et leur parution certains propos de cet article pourraient même se retrouver frappés d’obsolescence.
Le choix lui appartient. Néanmoins, dans chacune des listes en présence, en Seine Saint Denis et dans tout le pays, des candidats hommes et femmes vont faire campagne en troisième, quatrième, voire sixième position sur leur liste, sans le moindre espoir d’être élu, sans que cette « figuration en queue de liste » n’ait rien de déshonorant. Ils en retireront une expérience et une connaissance du terrain local ainsi que des contacts profitables à leur action politique ou associative.
Examinons à présent l’éventuelle candidature et la candidate elle-même. Anna Ciuciu surgit de nulle part, n’a exercé aucun mandat politique. Cet argument a perdu beaucoup de solidité dans notre pays depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, un candidat qui n’avait exercé aucun mandat politique, sortait de nulle part et jeune de surcroît. Il arrive ainsi que les électeurs ne se contentent pas d’arroser où c’est déjà mouillé.
Anina est française mais elle est née roumaine. Manuel Valls est né espagnol. Le père de Pierre Bérégovoy était ukrainien, celui de Nicolas Sarkozy était hongrois, les ancêtres de Fleur Pellerin n’étaient pas tous auvergnats, ceux d’Esther Benbassa connaissaient mieux la Méditerranée que la Mer du Nord. Si nous devions éplucher les actes de naissance, les actes de baptême et fouiller les chromosomes de tous ces « étrangers » qui ont fait la France, cet article ne paraîtrait pas avant quelques décennies. Il faut et il suffit pour que la candidature éventuelle d’Anina Ciuciu soit validée par les services de l’Etat, qu’elle soit de nationalité française, âgée de plus de 24 ans, en possession de ses droits civils et politiques. Elle remplit toutes les conditions.
Anina est tsigane. Yul Brynner était tsigane, Django Reinhardt était tsigane, de même que Manitas de Plata, le peintre Serge Poliakoff et près de 400 000 autres Français de la minorité tsigane, apparentée plus ou moins à 12 millions d’Européens appelés Roms ou Tsiganes, si peu présents, si peu représentés dans les mairies, les ministères et les parlements.
On ne peut pas continuer indéfiniment à considérer l’élite tsigane comme un objet de curiosité inoffensif et distrayant parce que mort et enterré. Le cinéma français a consacré au cours de la même année 2017, à quelques semaines près, un film superbe à Django Reinhardt (1910-1953) et un film dégueulasse aux Roms de la rue, biens vivants, bien actuels (« A bras ouverts » de Chauveron et Clavier) également financés avec l’argent du contribuable français par le Centre National du Cinéma. Every thing goes, tout se vaut.
L’opéra Carmen qui met en scène une « bohémienne andalouse et cigarière » est l’œuvre la plus représentée au monde. On ne compte plus les reprises d’Esmeralda, autre prénom d’une femme gitane qui résume à lui seul toute une partie de l’œuvre immense de Victor Hugo. Les Tsiganes passionnent le monde.
Avant d’être un opéra, Carmen était une nouvelle écrite par Prosper Mérimée (qui fut sénateur en 1853 !) dans le droit fil de la littérature romantique où les femmes tsiganes sont affublées des attributs mythologiques de la Muse Euterpe et de la Muse Uranie, la musique à danser et l’astrologie, les tréteaux ou les tarots. Sans discontinuer, l’image a été reprise par des millions de cartes postales et plus d’un siècle et demi après, on s’étonne qu’une femme tsigane puisse ranger ces accessoires au musée des souvenirs pour ambitionner la curule, le siège de sénateur, siège de sénatrice.
Venue de Roumanie, pays latin, délaissant Uranie et ses belotes, Euterpe et son tambourin, Anina Ciuciu révolutionne l’image de la femme tsigane pour s’inspirer maintenant de Calliope et Clio, les muses de l’éloquence et de l’histoire. Entrer au Sénat, c’est écrire une sacrée page d’histoire. L’enfant de Bohème qui n’aurait jamais, jamais connu de loi, a choisi de faire de la loi, du droit et de l’éloquence son métier, sa carrière, son gagne-pain, sa vocation. En 2016, à 26 ans elle réussit le concours d’entrée au barreau de Paris. Elle sera avocate et nous prépare, toujours avec le sourire, un Carmen dont le ténor est une femme.
On connait son parcours, le départ de ses parents de la Roumanie natale peu après sa naissance, les camps en Italie, les rues de France à Bourg en Bresse, l’école, le lycée, l’université, la Sorbonne et les brillants résultats dont elle nous parle dans son livre « Je suis tsigane et je le reste » .
Le livre d’Anina va bien au-delà de la success-story. Il faut savoir que l’adversaire le plus insidieux de la culture tsigane est sans doute « le droit de retrait ». Les Tsiganes d’Europe ne sont pas tous au bas de l’échelle sociale. En France et dans les autres pays, ils sont nombreux à exercer des métiers, parfois même prestigieux, disposer de revenus stables, de logements décents, avoir étudié. Mais ceux-là sont invisibles. Ils ont adopté une démarche et un mode de vie par certains aspects comparables et différents de la pratique des marranes, ces Juifs de la péninsule ibérique convertis au catholicisme, mais néanmoins restés juifs au fond du cœur.
Peu à peu les liens se sont distendus, chacun de son côté. Voilà qu’aujourd’hui, leurs petits-enfants reviennent vers nous et nous parlent de leur grand-mère gitane qui ne voulait rien dire et ne dira plus rien depuis qu’elle n’est plus. Et nous qui sommes nés après la guerre, nous dont la première recommandation des parents était de ne pas se faire remarquer, devenir invisibles, ne pas afficher de liens ostensibles avec notre culture pour laquelle on les avait tant harcelés, persécutés, il nous revient maintenant la tâche d’expliquer à ces enfants qui pouvait être leur grand-mère.
L’aspect symétrique de « ce droit de retrait », c’est le communautarisme, l’envie de ne plus fréquenter au-delà du nécessaire la société des non-tsiganes, couper les liens avec les Gadgés, se retirer de la société, vivre dans un entre soi de Manouches, de Khalés, de Sinti, de Roms où on vous laisse tranquille dans la chaleur du clan.
Il existe une alternative à ces retraits volontaires de la société tsigane ou non-tsigane qui consiste à réconcilier maintenant son identité personnelle avec la société majoritaire, sans se renier, sans rejeter les autres. Dès son titre, le livre d’Anina Ciuciu nous fait savoir qu’elle ne reniera pas les siens, elle est tsigane et elle le restera. Elle en assumera les difficultés, elle en vivra les peines et les joies très anciennes qui constituent sa richesse intime, son héritage culturel.
Dans cette démarche de la candidature à la candidature, elle part sous l’égide d’Aline Archimbaud, sénatrice sortante d’Europe Ecologie les Verts, qui ne se représente pas et souhaiterait qu’Anina Ciuciu lui succède. Élue respectée, connue pour son travail et son assiduité, elle apporte par cette décision son parrainage prestigieux à une jeune femme à laquelle personne d’autre n’avait pensé. C’est elle aussi qui peut permettre à Anina de franchir ce pas du militantisme associatif à la politique. Militer dans une association, c’est travailler souvent sur un seul thème : lutter contre la faim dans le monde, contre le sida, contre les discriminations, contre le mal logement, pour la promotion du sport, de l’environnement, etc.
A contrario, la politique présente cette difficulté d’aborder jour après jour toutes les questions possibles de la société : logement, école, sécurité, santé, armée, aménagement du territoire, environnement, dépense publique, etc. Sur toutes ces questions, il faut débattre, prendre des décisions, voter pour ou contre. Par sa propre vie et son militantisme en faveur des Roms en Ile de France, la jeune Anina a déjà abordé les questions de logement, de santé, de déplacements, d’école, d’accès à l’eau, d’aménagement du territoire, etc. Par son cursus étudiant, par la voie professionnelle qui est la sienne, elle maîtrise maintenant les questions de droit, de justice, de sécurité bien mieux que le citoyen lambda. Et ce qu’elle ne sait pas encore, elle l’apprendra et pourra compter sur l’expérience et les conseils d’Aline Archimbaud.
La politique est aussi l’art du compromis, du dialogue, du modus vivendi, du vivre ensemble. Nous avons été surpris de voir figurer parmi les premiers signataires de sa liste de soutien des élus qui n’ont pas vraiment affiché de tendresse particulière à l’égard des Roms au cours des derniers mois et des dernières années. Pour certains d’entre eux, leur politique de « fermeté » à l’égard des familles dans la misère est une politique de harcèlement, d’abandon, de « droit de retrait » en renvoyant les responsabilités sur l’État tandis que les enfants Tsiganes pourrissent sous la fenêtre de leur mairie. Auraient-ils enfin décidé d’infléchir cette ligne dure et cruelle à l’égard des Roms ? Auraient-ils enfin décidé de prendre en compte la diversité des intérêts, les leurs, ceux des riverains, ceux des familles roms, et ne plus se satisfaire de poser un principe (l’ordre public) et en tirer les plus extrêmes conséquences ?
Depuis quelques jours, depuis l’article paru dans le Bondy Blog le 24 juillet, c’est parti. Les questions, les interpellations parcourent les réseaux sociaux. Il faut être attentif à répondre, à répliquer au besoin, à justifier, à apporter les éclairages demandés, la politique demande beaucoup de disponibilité. Elle ne savait pas que c’était infaisable et c’est pourquoi elle l’a fait et c’est pourquoi elle peut réussir, et elle va réussir !

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