Des frémissements semblent indiquer que le vent tourne. Non, il ne s’agit pas de la gestion gouvernementale de la pandémie, ni des insupportables violences policières, ni de la réécriture de l’article 24, ni de la nomination d’Eric Dupond-Moretti[1] à la tête du Ministère de la Justice. Ni de la crise politique qui s’annonce.
Il s’agit du travail journalistique autour d’une affaire judiciaire dont il a été beaucoup question, notamment ici, chez Médiapart, à travers nos blogs : l’affaire dite d’Outreau, cet avant et cet après catastrophique dans la protection de l’enfance, et que tout le monde croit terminée.[2]
Depuis le début de l’instruction de cette affaire (janvier 2001), presque vingt ans se sont écoulés. L’Histoire nous a montré que, souvent, le passage d’une génération fut nécessaire pour que s’opérât un changement sensible de perspective.
Bref, une jeune génération de journalistes et de chercheurs se penche à nouveau, et avec beaucoup d’entrain, souvent avec courage, honnêteté et envie de comprendre, sur l’objet « Outreau ».
Celles et ceux qui ont fait entendre des voix dissensuelles et dérangeantes à l’époque, par exemple ici, n’ont pas été entendus, ou très peu. Aujourd’hui, nos travaux presque achevés, nos analyses, nos réflexions, commencent à intéresser.
Le vent tourne-t-il ?
La vidéo de l’un des fils de Myriam Badaoui, Jonathan Delay, passant la semaine dernière dans l’émission grand public de France 2 Ca commence aujourd’hui, a été visionnée près d’un million de fois sur Facebook. Jonathan, enfant reconnu victime, publie un livre mi-janvier : Au-delà de l’Irréparable, Une vie d’enfant de l’Affaire d’Outreau (éditions Louise Courteau).
Chérif Delay-Badaoui, son frère aîné, qui avait déjà publié, avec le journaliste de L’Humanité Serge Garde Je suis debout en 2011, a réécrit un livre, avec ma collaboration : Guernica dans la Tête qui sortira en librairies le 15 décembre (éditions unicité).
L’ouvrage écrit avec mon ami Jacques Cuvillier, Outreau, Angles morts : ce que les Français n’ont pas pu savoir, paru en 2019, est réédité en 2020 chez Thyma.
Marie-Christine Gryson-Dejehansart[3] fait reparaitre son ouvrage pionnier La Vérité abusée, 12 enfants reconnus victimes[4] aux mêmes éditions.
Jacques Thomet[5] finalise, de son côté, un ouvrage plus général sur la pédocriminalité, où il sera question, entre autres choses, de Matzneff et d’Epstein.
Mon dernier ouvrage, Une petite Fille qui est morte vient de sortir, toujours chez Thyma. Il s’agit de l’examen fouillé d’un épisode central de l’affaire : le meurtre présumé d’une fillette de 5 ou 6 ans à Outreau en 1999.
Un colloque est prévu.
Retour en arrière
Antoine Perraud écrivit un billet sur l’affaire. C’était en 2015, au moment du procès de Daniel Legrand à Rennes[6]. Il s’intitulait « La mascarade d’Outreau se perpétue à Rennes. » A mon sens, ce billet comportait un trop grand nombre de jugements à l’emporte-pièce, d’approximations, de présupposés, voire d’erreurs graves. A travers les commentaires, nous nous fâchâmes. Et les fleurets n’étaient pas mouchetés. Être traités, mes camarades et moi, de complotistes, négationnistes, révisionnistes ne correspondait en rien au sérieux et à la rigueur de nos questionnements. C’était pourtant, à l’époque, les vocables habituels utilisés à tort et à travers à notre encontre.[7]Ainsi, le 20 mai 2015, la rédaction de Médiapart publia un petit article intitulé : « Procès d’Outreau, récit du premier jour. Florence Aubenas chronique ce nouveau procès voulu par des conspirationnistes attachés aux procédures plutôt qu’à la vérité. » Ajoutant que « ces conspirationnistes ont trouvé refuge dans leurs blogs. » Donc, nous-mêmes. Et, à chaque fois qu’il était question, sur Médiapart, de ce nouveau procès, renvoi aux articles incontestés d’Aubenas, la journaliste de référence du journal de référence[8] Le Monde.
La barbarie journalistique
Antoine Perraud, dans son livre au titre sans concessions La Barbarie journalistique[9], analyse trois affaires et le rôle que les médias y jouèrent : l’affaire Alègre (Toulouse), l’affaire de la fausse agression d’une jeune femme dans le RER et l’affaire d’Outreau.
Je ne connais pas suffisamment, et en profondeur, les deux premières affaires. Pour autant, l’affaire d’Outreau, je la connais très bien, pour avoir travaillé là-dessus durant de nombreuses années et publié deux ouvrages. Quant au procès de Daniel Legrand à Rennes, et contrairement à Monsieur Perraud, j’y étais. Oserai-je donc affirmer, sans forfanterie, que je connais mieux l’affaire que lui ?
Le style de Perraud y est, comme à son habitude, alerte, vigoureux. L’ouvrage, bien documenté, est agréable à lire, vraiment. Il a, comme on dit, du rythme, du nerf et des tendons. Sa plume est à la fois assurée et légère. Ses analyses sur le rôle des médias et des journalistes tiennent parfaitement debout. Les références sont solides et pertinentes.
Voilà pour les compliments, qui sont sincères.
Les analyses sur le rôle complexe des médias dans ce genre d’affaires tiennent debout, en effet, mais le résultat final laisse à désirer. Et sur l’affaire d’Outreau. Si le raisonnement est droit, les données sur lesquelles il se fonde sont malheureusement faussées.
Je me permets donc d’affirmer ici, et avec certitude, que, sur cette affaire-là, Antoine Perraud se trompe. Et sur de très nombreux points. Sans rentrer dans les détails (comme cela fut fait dans nos publications), je voudrais donner ici un seul exemple, parmi des dizaines du même acabit.
Le livre de Florence Aubenas sur l’affaire d’Outreau[10] constituera une telle référence que chacun, sans rien vérifier, ira y puiser de quoi « réfléchir ». Ainsi, les propos de Florence Aubenas sont-ils rapportés par Antoine Perraud, journaliste pourtant sérieux et aguerri, dans son livre La Barbarie journalistique[11] dont il est question:
« Florence Aubenas pointe régulièrement, dans son excellent ouvrage, l’étrange maïeutique à laquelle se livre le juge Burgaud, avec une Myriam Badaoui en cobaye consentant ou moteur. »
Antoine Perraud cite donc Aubenas :
« Le procès-verbal, transcrit par le greffier ce 27 août 2001 au palais de justice de Boulogne-sur-Mer, ne fait aucun mystère sur le fait que Fabrice Burgaud aiguille lui-même Myriam sur les noms avancés par ses fils. »
Puis il poursuit : « Myriam racontera bien plus tard, aux assises, comment s’est poursuivi l’interrogatoire : « Le juge m’a dit que les enfants avaient dénoncé un huissier ou un notaire, je ne sais plus, c’est pareil. J’avais des dettes. Un maître G. et un maître L. s’en occupaient. C’étaient les seuls que je connaissais, j’ai donné les noms […] ». Le greffier les acte dans le procès-verbal.
Myriam continue : « Alors le juge m’a dit : « Non, c’est un autre. Réfléchissez bien. » J’ai fini par demander : « C’est quoi, comme nom ? » Il m’a fait : « Les Marécaux ». Moi, je ne les connaissais pas. Alors comment voulez-vous que je les invente ? D’abord, je me disais : je peux pas répéter, c’est des gens, je sais même pas où ils habitent. Puis j’ai pensé que cela devait être forcément vrai parce que, sinon, d’où il sortirait tout ça, mon fils ? »
Voilà donc ce que Perraud écrit. Perraud, dont la source principale est le livre de Florence Aubenas, non le dossier d’instruction qu’il aurait été bien avisé de consulter d’abord avant d’écrire. En effet, le procès-verbal de l’audition du 27/8/01 existe bien à la cote D 548, mais dit sensiblement autre chose.
Extraits de l’audition:
« Question du juge [Fabrice Burgaud]: Quels autres huissiers se rendaient chez vous ?
Réponse de M.Badaoui : Il y avait maître X, mais qui ne faisait pas de concessions. Il y avait maître Y, mais lui faisait son travail normalement. Il y avait également maître Marécaux qui, lui, participait aux faits.
Question : Qu’est-ce que maître Marécaux a fait subir aux enfants ?
Réponse : je vais vous dire ce qu’il a fait mais on m’avait bien dit de ne pas le dire. Maître Marécaux venait à la maison et sodomisait les enfants. J’étais présente lorsqu’il le faisait trois ou quatre fois […].
Mention : Présentons à la personne mise en examen l’album photographique des auteurs présumés (D 526).
Question : Quelles sont les personnes qui ont violé les enfants ?
Réponse : La première photo numéro 13 ne me dit rien. La deuxième photo numéro 14 c’est le mari de Roselyne Godard. Il a une cicatrice au cou […]. Le numéro 19 c’est l’abbé Dominique Wiel qui a également participé aux viols […]. Le numéro 25 c’est Alain Marécaux, huissier de justice, qui a violé les enfants, mais il n’avait pas la barbe. Le numéro 26 c’est son épouse [etc.] »
Il s’agissait de faire accroire, une fois de plus, que c’était le juge Fabrice Burgaud qui soutirait des informations à Myriam Badaoui, qui orientait les réponses à donner, voire soufflait carrément les noms à fournir, afin d’étayer à charge son instruction. A moins que ce ne soit le juge qui prenne pour argent comptant les sornettes qui lui sont débitées par les uns et les autres pour bâtir un dossier construit sur du sable. A moins, à moins, etc. Ou encore, autre variante, qu’il était devenu le jouet des manipulations et mensonges de la délatrice en cheffe, Myriam Badaoui. Tous arguments et tentatives tarabiscotées d’explications fournies généreusement par la défense quand l’instruction se trouva close.
Las ! Dans cette audition fleuve du mois d’août 2001, Myriam Badaoui, sans être vraiment sollicitée[12], déballe tout et accuse beaucoup de gens, à tort ou à raison d’ailleurs. Mais là n’est pas la question, car c’est bien elle qui cite l’huissier Marécaux pour la première fois, contrairement à ce que dit Aubenas, et Perraud à sa suite…
Le journaliste professionnel Antoine Perraud est donc tombé dans le travers pourtant bien connu et soulevé par Pierre Bourdieu de la « circulation circulaire de l’information », variante sérieuse de « l’homme, qui a vu l’homme, qui a vu l’homme qui a vu l’ours. » Le journaliste s’appuie, sans trop se fatiguer à chercher, sur ce que l’une de ses confrères écrit, la main sur le cœur, pourrait-on dire. Et puis, puisque tout le monde, parmi les journalistes, raconte à peu près la même chose, hein ? Le sérieux professionnel d’Aubenas et sa bonne mine servant de garantie suffisante. A quoi bon se renseigner plus avant ?
Le plus navrant est que Perraud connaît fort bien la chose, pour l’avoir justement dénoncée dans son livre susnommé, La Barbarie journalistique.
Antoine Perraud, que je respecte pour son travail, et dit sans flagornerie aucune, a fait , il y a peu, amende honorable, et plutôt courageusement, quant à son ancienne admiration pour l’écrivain Gabriel Matzneff[13]. Le livre de Vanessa Springora [14]lui aura ouvert les yeux.
Donc, sans procès d’intention, sans vocables inutilement désobligeants, sans a priori cognitifs, nous attendons la suite.
C’est que doit se mener sur le sujet un débat indispensable, salutaire et démocratique entre personnes civilisées et de bonne volonté.
Car, plus que jamais en ces temps de confusion, il faut continuer « à porter la plume dans la plaie[15] ».
[1] Qui obtint une audience nationale grâce à une certaine affaire.
[2] Terminée, si l’on veut. Franck Lavier, condamné en 2004 à Saint-Omer, acquitté à Paris en 2005, condamné à du simple sursis pour violences sur deux de ses enfants en 2013 ; accusé par une de ses filles de viol en 2016, il a été mis en examen et n’a plus le droit d’approcher sa fille, maintenant majeure. L’affaire est à l’instruction depuis quatre ans. Rien ne filtre. Instruction terminée, non-lieu ? Personne ne trouve, personne ne sait.
[3] Experte psychologue auprès des tribunaux, elle examina les enfants d’Outreau. Elle fut clouée au pilori.
Elle tient, comme Jacques Cuvillier et moi-même, un blog sur Médiapart.
[4] Paru d’abord en 2009 chez Hugo et Cie.
[5] Ancien rédacteur en chef de l’AFP, il écrivit Retour à Outreau, enquête sur une manipulation pédocriminelle.
[6] Condamné à Saint-Omer, acquitté à Paris, il n’avait pas été jugé pour sa période minorité ; à la suite d’un accord passé entre le Procureur Général de l’époque et les avocats de la défense.
[7] Antoine Perraud, dans son billet, et à notre égard : « Ces fanatiques, constitués en associations cachant leur rage de voir des têtes tomber derrière la protection de l’âge innocent, ont obtenu que l’un des acquittés de la Cour d’appel de Paris , Daniel Legrand junior, subisse un nouveau procès. »
[8] De référence, qui n’évite pas les controverses à propos de l’affaire en question, comme en témoigne sa fiche Wikipédia à la rubrique « Polémiques ».
[9] Editions Flammarion, 2007.
[10] La Méprise, 2005. Soit trois semaines avant un appel déterminant.
[11] Flammarion, 2007.
[12] A moins que l’audition n’ait été falsifiée par Burgaud, par son greffier et sous les yeux de l’avocate de Badaoui, Maître Pouille-Deldique… N’oublions pas que les auditions sont signées par l’accusée en présence de tout le monde.
[13] Sur son blog Médiapart : « Mes quarante ans d’aveuglement volontaire sur Gabriel Matzneff », 2020.
[14] Le Consentement, 2020 chez Grasset.
[15] Fameuse citation de l’irremplaçable journaliste Albert Londres.