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Billet de blog 3 février 2017

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De Polanski à Hamilton (suite et fin).

Une demande pressante de vertus publiques et de vertus privées?

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  Du ghetto de Cracovie à Mulloland Drive. (De Rajmund Thierry Liebling à Roman Polanski).

Comme sa jeune victime américaine de 1977, Roman a eu 13 ans. 13 ans en 1946, au sortir de la guerre. Il était né à Paris en 1933, d'un père juif polonais, et d'une mère d'origine russe. Il s'appelait Rajmund Thierry Liebling, du nom de son père. Celui-ci fit changer le patronyme en Polanski. Après la victoire sur les armées nazies, la Pologne, libérée par l'Armée Rouge, voit s'instaurer un nouveau régime. Le jeune garçon avait, entre-temps, retrouvé son père et sa sœur Annette, tous deux rescapés des camps de la mort nazis. Il avait appris que sa mère, enceinte, avait disparu dans les fours crématoires d'Auschwitz-Birkenau.

Auparavant, perdu, seul, à 10 ans, échappé, grâce à son père au moment d'une rafle, du ghetto de Cracovie, il était parvenu à rejoindre la campagne, et put être recueilli par des paysans .A cette époque où la survie se calculait aussi en nombre de calories absorbées quotidiennement, il rencontra la grande misère du paysan polonais. Mais comme il n'avait pas le «profil sémite», ce fut pour lui, en ces temps de honte, un gage supplémentaire accordé à sa jeune vie. Au ghetto, abandonné de tous, quand il fallut bien se débrouiller, Roman fut-il un «piepel», ces enfants qui, dans les camps et dans les ghettos, se retrouvaient au service de plus forts qu'eux- un Kapo, par exemple, ou d'un autre prédateur sans scrupule- attaché à toutes sortes de tâches, y compris les plus ignobles ? Nul ne le sait.

Que se passa-t'il, dès lors, entre les rues du ghetto et Mulloland Drive, à Los Angeles, quand une lente mais inexorable métamorphose le fit passer peu à peu de l'état de plus faible à celui de plus fort, d'enfant juif deshérité laissé à lui-même dans les pires conditions qui soient, à cinéaste talentueux et reconnu, coopté par la bonne société du coin? Une conscience incapable de se pacifier doit-elle faire primer l'instinct viril? Et s'il y a acharnement envers Polanski, n'est-ce pas celui plutôt d'une destinée terrible et singulière ?

Dit autrement : qui vint, à l'époque de l'enfance, au secours du jeune Roman ? Qui vient, aujourd'hui, au secours des enfants maltraités ?

La réception de la parole et le témoignage (petit détour).

La question du témoignage des rescapés des camps fut largement abordée par les historiens, notamment par Annette Wieviorka. Mais s'il est un sujet que peu osent questionner, c'est celui de l'abus sexuel des enfants pendant la Shoah. La réalisatrice Ronnie Sarnat mit 6 ans pour produire un documentaire courageux et étonnant, Sceaming Silence (Silence Assourdissant), qui ne fut diffusé que par la télévision israélienne il y a peu, et qui donnait la parole à des rescapés, anciens enfants victimes de sévices sexuels durant le Génocide . Sarnat déclara ceci : «L'establishment de la recherche sur la Shoah ne pense pas que l'Holocauste et le sexe vont de pair(...). Mais qui décide de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas?». Elle ajouta: « La question du viol n'est pas nécessairement plus importante que celle de savoir si une personne doit ou ne doit pas révéler un sombre secret profondément enfoui avant de mourir ».

Et il fallut donc attendre plus de 70 ans pour que des enfants victimes d'abus sexuels durant le Génocide acceptent de témoigner...70 ans !

Ainsi, les consciences ordinaires se sont-elles lentement ouvertes, bien après le lendemain de la guerre, pour recevoir comme il se devait le récit des horreurs sans nom vécues par les adultes, mais restèrent durablement fermées quant aux crimes sexuels commis sur des enfants. Voilà qui en dit long.

Hélène Romano, docteur en psychopathologie, est une des rares à avoir abordé le sujet de cette façon : «A la libération des camps, la majorité des déportés a été condamnée au silence, non seulement en raison de leurs propres difficultés à se dégager de l'indicible de ce qu'ils avaient subi, mais surtout parce que personne ne souhaitait entendre ces récits de l'horreur(...). C'est la même violence du déni de la réalité de ce qu'ils ont vécu qui s'impose aujourd'hui en France aux enfants maltraités : pour ceux qui parvinrent à révéler, il existe une identique difficulté à être reconnus victimes(...). Le lien entre les enfants rescapés des camps de concentration et ceux qui ont survécu aux maltraitances et aux abus sexuels apparaîtra sans doute excessif à ceux qui méconnaissent les conséquences traumatiques de ces violences. Et pourtant il existe un lien indéfectible entre tous ces enfants ».

Hélène Romano poursuit : «Quoi qu'il puisse exprimer, quoi qu'il manifeste, l'enfant qui a failli être exterminé par la violence des Hommes, ne réagit jamais comme la communauté des autres le voudrait. Il est alors condamné à se taire. Sortis des camps, les rares déportés qui ont tenté de témoigner se sont fait traiter de menteurs par ceux qui savaient, mais qui tenaient plus que tout à ce que le silence impose sa loi».(Huffington Post, 8/6/15).

Victimes et coupables.

Mais une question demeure, et beaucoup plus générale, qui est celle du risque constant d'essentialiser victimes et coupables, faire de l'une la figure du Bien, et de l'autre la figure du Mal.

Ceux qui tentèrent de défendre Roman Polanski adulte, se fondèrent en partie sur son passé de victime, le petit Roman, enfant du ghetto de Cracovie ; mais omirent de signaler qu'être victime n'est, ni un statut durable, ni un label de bonne conduite perpétuelle. On ne naît ni victime, ni bourreau, c'est une évidence pour tous, et ce sont bien les actes commis dans une existence mûre, dans la responsabilité entière d'une conscience adulte, qui construisent, parfois par la force des circonstances, une vie humaine assumée.

D'ailleurs, Alain Finkielkraut le disait fort bien lui-même. C'était en 1983, à Radio Canada. Né en 1949, et n'ayant pas connu directement le nazisme, il déclarait pourtant, à propos du génocide du peuple juif d'Europe : «Je m'identifiais un peu à leurs héros, à leurs victimes, et je devenais une sorte de martyr par procuration. J'acceptais une identité prestigieuse qui était celle du survivant, du miraculé, de la victime juive.» Statut temporaire dont Finkielkraut tâcha de ne se prévaloir en rien, par la suite, en grandissant.

Ce qui revient donc à dire que cantonner qui que ce soit dans un statut intangible de victime ou de bourreau est une erreur, voire une mauvaise foi, voire plus grave encore et que c'est faire fi de la toute petite confiance qui nous reste encore dans l'Humanité. Si une telle fixité existait, comme de nature, il aurait fallu jeter le bébé Hitler avec l'eau du bain de la grande Histoire....Et autant dire que les prisons, après avoir détecté les déviances, constaté les crimes des uns et des autres, n'auraient plus qu'à se transformer en camps d'internement. Car la prison, dans le régime démocratique qui est encore le nôtre, a plusieurs objectifs concomitants, dans l'idéal : Punir, protéger la société, et réinsérer ceux qui peuvent l'être. Dans l' «idéal», donc, et chacun jugera si l'état indigne des prisons françaises permet de remplir cette utile et belle mission...

Le renversement des valeurs.

La victime attirant donc naturellement la sympathie et la compassion, comme l'aimant attire la ferraille, il sera ainsi plus efficace encore de transmuter les coupables en victimes, et les victimes en coupables. C'est un peu ce qui se passa, en sous-main, avec Polanski. C'est ce que l'on tenta de faire, sur le mode mineur cette fois, avec Léonard David Hamilton, devenu ce petit vieillard tranquille usé par le temps, mais portant encore beau, sortant de temps à autre de son appartement modeste ; désargenté, quelque peu oublié de tous, boudé par des galeries qui n'exposaient plus ses œuvres ; sirotant son darjeeling à la terrasse du Flore, et repensant avec nostalgie à sa jeunesse, bien avant le retour de l'Ordre Moral, où il avait cru pouvoir, impunément, s'octroyer le droit de posséder, un instant, les corps à peine adolescents de ses jeunes modèles.

Cette inversion des valeurs, dont certains avocats peu scrupuleux se sont faits les champions, a été très bien analysée par Marie-Christine Gryson-Dejehansart ( Décryptage des processus pervers, in Danger en Protection de l'Enfance, Dunod 2016). Ce renversement fut à l’œuvre dans toutes les affaires sensibles des dernières décennies, comme lorsque, en exemple, l'huissier Alain Marécaux de l'affaire Outreau dit ceci : «La vie, je la savoure tel un déporté qui, revenu des camps, se jette sur la moindre miette»(Présumé Coupable), ou encore cela : « Dominique Wiel (le curé d'Outreau) a l'impression (devant la prison), d'être au seuil d'un camp de concentration dont il ne sortira jamais »(Le Calvaire des Accusés d'Outreau, de Trappier et Barret).

Les dommages de cette rhétorique furent importants : invisibilisés par la souffrance surjouée des accusés-acquittés, les enfants violés furent réduits au silence. Pour faire bonne mesure, le juge Fabrice Burgaud fut traité d'Eichmann par un chroniqueur de Libération et les lanceurs d'alerte de «révisionnistes». Au moins, la logique du renversement était sauve...

L'impunité des dominants.

Mais une autre chose est remarquable : en France, aucun notable, aucune personnalité n'a jamais été condamnée dans des affaires de mœurs avec des enfants, hormis le malheureux Le Troquer, on s'en souvient peut-être, en 1969. Cette sombre histoire de «ballets roses», ainsi plaisamment nommée, car il s'agissait de très jeunes filles, et euphémisée en même temps pour atténuer le crime, secoua quelque peu la République. La guerre d'Algérie vint à point pour que l'on puisse parler d'autre chose. Le Troquer, Président de l'Assemblée Nationale, assistait, au moyen de maintes complicités, à des orgies dans le pavillon du Butard, mis à sa disposition par la République bienveillante (qui ne s'attendait pas à ça non plus), en compagnie de jeunes filles mineures. Le Troquer, cependant, n'était pas que manchot : il joua des pieds et de la main pour s'extirper de l'ornière où il avait cru avoir le droit de se vautrer. Il fut condamné à 1 an de prison avec sursis. Il aimait les fillettes, certes, mais avait rendu de glorieux services au pays. On peut donc affirmer que, à part ce cas célèbre, aucun personnalité, aucun notable ne fut sérieusement ennuyé dans d'autres histoires de ce genre, du notaire de Bruay-en-Artois, dans les années 70, dont chacun pourtant connaissait les mœurs là-bas, en passant par l'affaire Dutroux, celle du tortionnaire d'Appoigny, l'affaire Alègre de Toulouse, l'affaire d'Outreau, ou encore l'affaire du réseau pédophile d'Angers. C'est que, dès que la Presse parle de notables, beaucoup montent au créneau pour les défendre, sans même savoir de quoi il s'agit exactement. Pense-t'on qu'ils seront traités autrement que des citoyens ordinaires ? Notable signifie-t'il toujours innocent (par nature?), ou toujours coupable (par nature aussi?). Mais si la machine judiciaire parvient, malgré tout, à se mettre en marche, les «petits juges» et les enquêteurs tenaces seront vite vilipendés: ils veulent se faire une bonne pub et s'octroyer une promotion en «se payant un notable». Mal leur en prend, en général, et la bonne publicité présumée n'est jamais au rendez-vous.

La clémence des Institutions, et notamment de la Justice, à l'égard des dominants, se voit alors comme le nez au milieu de la figure de la République. Et cette classe, qui apparaît souvent beaucoup plus dangereuse que l'autre par nombre d'aspects, cherche d'abord à asseoir ses privilèges et légitimer fortune et réussite. En s'attribuant de la sorte, comme le montrent les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, toutes les valeurs positives hypnotisantes, afin de tenter d'ennoblir les fortunes amassées: travail, risques, courage, mérite, ténacité, talent, charisme, intelligence,etc. Un bon et gros paquet de vertus, qui contient forcément des vertus plus domestiques de bonne conduite en toutes occasions, même lorsqu'on fréquente un truand comme «Dédé la Saumure» : on pourrait sourire. Mais comme il s'agit malgré tout d'un monde fragile et artificiel, les dominants sont tenus sans cesse de se mobiliser pour se légitimer, se protéger et se défendre en cas de sournoise et basse attaque populaire, ou pire encore : populiste. «Les grands-bourgeois ne pensent jamais à leurs dissemblables. Ils n'ont pas accès à la culpabilité, à la mauvaise conscience. Dès qu'ils estiment être dans leurs bons droits, ils se positionnent en victimes»(Monique Pinçon-Charlot, interview à L'Humanité, 2016).

Et c'est donc à l'occasion de petits scandales, que les loups sortent de leurs bois dorés et que les choses émergent ; que la gangue protectrice des turpitudes publiques ou privées se fissure, pour peu de temps, en général. Avec un dégât collatéral, néanmoins : quelques points supplémentaires accordés au FN, qui rafle la mise, sans absolument rien faire.

Car si les scandales politico-financiers sont aujourd'hui légions et font la Une des gazettes, combien de dossiers fort compromettants dorment encore aujourd'hui dans les sous-sols des Palais de Justice ? Combien d'enquêtes et de dossiers concernant des personnalités de premier plan attendent-ils la prescription ? Car taire ces affaires, dont beaucoup concernent des mœurs et des crimes inavouables, comporte une série d'avantages, dont, par exemple, celui de servir de monnaie d'échange ou de moyen de chantage au bénéfice de ceux qui en ont pris connaissance, et qui gardent opportunément, sous le coude, des secrets qui peuvent bien, un jour, leur servir à quelque chose. Ainsi va la chose publique.

Si une affaire est potentiellement délicate, elle est «signalée» à la hiérarchie judiciaire et policière( C'est dire l'indépendance de la Justice...), et elle peut, dès lors, devenir «sensible», au cas par exemple où l'opinion publique s'en mêle. Car sur certains sujets, la redoutable opinion ne rigole pas, comme celle qui guide la main des juges américains. Et quand l'enquête et l'Instruction rencontrent obstacles et dysfonctionnements à répétition, il convient d'y voir le signe très sûr des connivences, des protections et des relais. Par crainte d'un trouble grave à l'ordre public et à la mise en péril de la stabilité des Institutions si les choses apparaissent telles qu'elles sont, l'affaire s'enlisera donc comme prévu, et les enquêteurs les plus honnêtes et les plus tenaces se verront publiquement disqualifiés. Éviter un possible embrasement social, comme ce fut le cas en Belgique durant l'affaire Dutroux. Embrasement plus que dangereux, impossible à envisager en France : certains y veillent.

Des élites protégées, vraiment ?

Alors ne voilà-t'il pas qu'en 2011(chacun s'en souvient plus ou moins) un ancien Ministre de l'Education Nationale, Luc Ferry, lors d'une émission télévisée consacrée à Dominique Strauss-Kahn et à ses démêlées américaines (lui-aussi), déclara benoîtement ceci , affirmant tenir ce renseignement explosif des «plus hautes autorités de l'Etat»: «Vous avez un épisode qui est raconté d'un ancien Ministre qui s'est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons. Bon ! Probablement, nous savons tous ici de qui il s'agit». Consternation sur le plateau, bien entendu. Et où l'on constata alors que ce ne fut pas tant le scandale de cette orgie pédophile, que le scandale de ne pas l'avoir tu : Luc Ferry n'était pas encore tout-à-fait informé des us de la Ve République finissante. Et que croyez-vous qu'il advint ? Ferry fut convoqué et entendu par les policiers de la Brigade des Mineurs. Puis, l'on demanda son avis à un autre ancien Ministre de l'Education Nationale , Jack Lang : ce dernier connaissait à peine le sens du mot « pédophile », et n'avait absolument jamais entendu parlé de rien...C'était donc, comme d'habitude, une simple rumeur, voire un complot, fomentés dans les Ministères et innocemment relayée par le premier Ministre de l'époque Jean-Pierre Raffarin, comme ça, pour alimenter la conversation. Yves Bertrand, ex-patron des Renseignements Généraux, avait bien entendu parler, lui-aussi, quelques temps auparavant, d'une histoire de ce genre. Il en avait même rendu compte (verbalement!), à sa hiérarchie, autrement dit le Ministère de l'Intérieur. On ne sut jamais s'il s'agissait de la même petite histoire sans intérêt, ou d'encore une autre. L'important restant que certains le sachent, pour pouvoir s'en servir, et que le plus grand nombre l'ignore.

En finir.

Voilà ce que déclarait en 2003, après avoir enquêté en France, le rapporteur spécial de l'ONU sur La vente d'enfants, la prostitution des enfants et la pornographie impliquant des enfants,Juan-Miguel Petit : «La division (Division nationale de la police chargée de la répression des atteintes aux personnes et aux biens) a indiqué qu'elle avait découvert l'existence de liens très étroits entre des individus impliqués dans la pornographie et, dans certains cas, des membres du corps judiciaire(...). Que nombre d'adultes sur lesquels elle avait enquêté pour possessions et distribution d'images pornographiques avaient des relations sociales très influentes(...). Que les individus accusés de commettre des abus étaient étroitement liés à des membres de l'appareil judiciaire ou à des individus occupant de hautes fonctions dans l'administration publique». S'en suivait un certain nombre de recommandations urgentes.

C'était en 2003. Que croyez-vous qu'il advint là-aussi ? Rien. Ou plutôt : on musela davantage encore les lanceurs d'alerte et les enfants victimes de sévices sexuels. Et, au cas où, malencontreusement, une affaire gênante vint à se présenter devant les Tribunaux, on fit marcher la merveilleuse machine à fabriquer des «dysfonctionnements», de l'enlisement et des aiguillages bien spéciaux qui mènent directement à des voies de garage. Machine à laquelle on a donné le nom malvenu d'une vertu : Justice.        

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