CONTE D'HIVER.
«La bêtise peut se mouvoir dans toutes
les directions et prendre tous les costumes de la vérité.
La vérité, elle, n'a jamais qu'un seul vêtement,
un seul chemin : elle est toujours handicapée.»
Robert Musil , De la bêtise.
Il était une fois, il y a un fort long temps, un roi débonnaire et sage, une reine belle et gentille, et un peuple de sujets laborieux, heureux et contents.
Un beau jour, les petits enfants d'un village des confins du royaume parlèrent à leurs nourrices, et ces bonnes femmes les crurent. Il y était question d'ogres et d'ogresses qui sortaient nuitamment haleiner la chair fraîche dans les alentours, rôdaient dans les forêts sombres et glacées; qui attrapaient autant de petits enfants qu'ils le pouvaient entreprendre pour les dévorer lors de terribles festins auxquels étaient conviés les autres ogres des environs et même d'ailleurs.(Il existait en ce temps-là des ogres, et chacun savait comment ils parvenaient, malgré toutes les précautions, à assouvir leur horrible penchant).
La nouvelle en parvint aux oreilles du roi, qui dépêcha sur place et dans l'instant qu'il l'apprît des gens d'armes, des mousquetaires de sa garde et des magistrats de son entourage, car le peuple, fort affligé et alarmé, grondait et réclamait justice. Il fut aussi décidé d'envoyer des médecins et des conseillers de la cour pour savoir si les dires des enfants étaient vrais.
Les ogres furent arrêtés sur l'heure et mis en sûreté, par prévention, dans les geôles du royaume.
Le temps passa.
Les ogres, cependant, se défendaient tant et plus qu'ils le pouvaient faire, avec force cris, supplications et larmes qui ébranlèrent jusqu'au roi lui-même: ils n'étaient point si ogres qu'on voulait bien le faire accroire et restaient innocents de tous ces crimes! Ce vacarme n'était que fable et rumeur, médisance et vraie méchanceté; paroles trompeuses d'enfants vicieux et sournois!
Lorsque, dans le royaume, chacun pensa que l'on était peut-être allé un peu vite en besogne, que ces ogres n'en étaient peut-être point; que les petits enfants avaient sans doute menti par malice, le bon roi, après avoir fait libérer les malheureux, les dédommagea généreusement eu égard à leurs grands tourments et grande affliction. Il leur offrit quantité de présents et bourses bien garnies de beaux ducats frappés exprès pour la circonstance. Il organisa de grandes festivités et les reçut même en son palais.(L'histoire ne dit pas pourquoi certains ogres présumés furent récompensés alors qu'ils n'avaient connu ni le pain sec ni la paille humide).
Les enfants furent tancés et sévèrement punis d'avoir médit aussi méchamment par malice et cruauté; d'avoir distrait force temps et argent à tout le monde; d'avoir trompé justice royale, médecins de la cour, conseillers et ministres, gens d'armes et mousquetaires du roi: le pays avait bien d'autres questions d'importance à soutenir( le roi menait à l'époque une guerre au royaume voisin) que des fariboles de marmots!
Moralité:
De la parole toute crue de bambins
Il convient d'être mis en garde.
Car chacun sait que des fables vantardes
De gamins il faut se méfier
A tout le moins sous peine de mégardes.
Il y a bien des gens qui ne demeurent point d'accord sur ces circonstances. Beaucoup affirment que l'affaire ne se déroula pas de la sorte, et que les enfants n'avaient menti par malice et cruauté en aucune façon, comme on l'avait pu croire un moment.
Que les ogres en étaient vraiment, et de la pire espèce, et de la plus féroce qui se puisse rencontrer. Qu'à force de tromperies, mensonges et industrie, les ogres et les ogresses s'en étaient sortis à fort bon compte, au mépris des lois du royaume (qui condamnent les agissements des ogres) et de la bonté du roi.
Que le roi, tout mortifié, fort courroucé et fâché d'avoir été ainsi pipé par la grande fausseté et méchanceté de ces ogres, les avait fait tous arrêtés une seconde fois; les avait obligés de rendre les belles bourses pleines de ducats si malhonnêtement acquis. Qu'il avait confisqué tous leurs biens, puis exilés et bannis du royaume.
Autre moralité:
Les petits peuvent mentir à un âge.
Chacun connait cependant
Que les grands du mensonge font usage
Beaucoup plus habilement.
La tromperie avance, belle, avenante,
Parée souvent de charmes et d'atours
Qui s'accordent aisément avec ce que l'on pense.
La vérité est sans détours;
S'en vient nue, dérange, malmène.
Elle séduit peu: c'est son problème.