IMAGES, VIOLENCES CONJUGALES, PEDOCRIMINALITE.
Violences conjugales.
J'ai lu récemment qu'une exposition de planches d'une bande dessinée réalisée par Thomas Mathieu et intitulée Crocodiles avait été déprogrammée à Toulouse: c'était dans le cadre de «La Journée Internationale de la lutte contre les violences faites aux Femmes». La BD, dont on peut voir des extraits sur Internet, avait été jugée elle même trop violente: «vulgaire» et «immorale» disent certains élus de la ville.
Il y aurait par an 40 000 viols conjugaux en France. La moitié des viols déclarés seraient de cette nature, mais seuls 4 pour cent de ces actes sont jugés par les cours d'Assises...
Alors, où sont la «violence», la «vulgarité», l'immoralité, l'obscénité? A ce compte-là, le documentaire le plus violent et le plus obscène que je n'ai jamais vu (et montré cependant chaque année à mes élèves pendant 40 ans de carrière) est Nuit et Brouillard d'Alain Resnais. Précisons quand même que le film connut quelques déboires, puisqu'il ne put être présenté au festival de Cannes de l'époque (Il ne fallait pas froisser la délégation allemande...).
Finalement, ne pas trop montrer les violences faites aux femmes, c'est bien, au prix de l'hypocrisie. Montrer ce que font certains hommes, sous l'unique prétexte qu'ils sont plus forts, c'est pas bien... Passons à autre chose.
La force des images.
On connaît la force considérable des images sur l'opinion publique, pour le meilleur comme pour le pire. On se souvient de l'impact de certaines photographies au moment de la guerre du Viet-Nam... De quoi serait peuplé notre imaginaire des camps de concentration nazis sans le documentaire d'Alain Resnais? Doit-on tout montrer? A un public adulte et averti, je suis convaincu que oui.
Un de mes amis assistait récemment à un procès en Correctionnelle. Un jeune homme était accusé d'avoir téléchargé des milliers d'images pédopornographiques. Comme, pour se défendre tant bien que mal, il tâchait de banaliser son acte, le Président du tribunal sortit du dossier une photographie et la présenta à l'assistance: il s'agissait du viol d'un bébé. «Voilà, monsieur, ce que vous téléchargez!» Problème réglé; l'image a joué ici son rôle salutaire: montrer l'inimaginable.
L'imagination.
On sait que l'imagination n'est pas, en effet, la faculté de fabriquer des images à partir de rien du tout. Elle est plutôt la possibilité de puiser dans nos propres ressources mentales les images qui peuvent correspondre à la chose évoquée( comme dans une «banque de données». C'est un peu ce qui se passe dans nos rêves, où des éléments du réel sont assemblés, souvent de manière paradoxale). Lorsque l'on dit que c'est «inimaginable», il faut prendre le terme au sens propre: cela signifie que notre imaginaire ne dispose pas d'images dans lesquelles il va puiser. Comment, dès lors, imaginer le viol d'un bébé?
Cela me fait toujours penser à l'étrange anecdote rapportée par le résistant polonais Jan Karski. Après avoir réussi à visiter clandestinement le ghetto de Varsovie durant l'occupation allemande, Karski se rend aux Etats-Unis pour raconter les horreurs dont il a été le témoin direct, ce qu'il a vu (de ses yeux vu); Felix Frankfurter, à l'époque Juge de la Cour Suprême, dira à propos de Karski: «Je n'ai pas dit que ce jeune homme mentait. J'ai dit que je suis incapable de le croire. Ce n'est pas la même chose»( Voir Le rapport Karski de Lanzmann diffusé par Arte en 2010). Cette réponse apparemment étonnante(«il dit vrai mais je ne peux le croire») constitue pourtant l'aveu sincère des limites humaines de notre imagination.
Outreau: excès...ou déficit d'images?
Concernant, par exemple, l'affaire dit d'Outreau, les images n'ont certes pas manqué et on leur a fait dire beaucoup de choses: Karine Duchochois en mater dolorosa qui pleure devant les caméras la séparation d'avec son fils, les propos assurés et sereins de l'abbé Wiel, le calvaire des époux Lavier, marqués physiquement, les pleurs de la «boulangère», ou encore le visage quasi christique d'Alain Marécaux, otage libéré des geôles de la République qui, terriblement amaigri, déclare en pleurant:«J'ai tout perdu (...).Cela peut vous arriver à tous...», etc. Paroles fortes, images définitives, spectateur au comble de l'émotion. A tout cela, s'ajouteront plus tard les larmes réitérées des «acquittés» lors de la Commission d'enquête parlementaire, et qui tourneront en boucle sur les écrans de nos téléviseurs. Marie-Christine Gryson, experte psychologue auprès des tribunaux, analysera la première finement dans son livre, réédité aujourd'hui (Outreau, la vérité abusée) cet état de sidération traumatique et identificatoire dans laquelle est plongée alors une opinion publique que l'on peut décidément manipuler à son gré. Voilà donc les «victimes» dont la souffrance est évidente et exhibée: puisqu'ils souffrent, dit en substance Marie-Chistine Gryson, ils ne peuvent être coupables...
Le hic, ce sont les petits enfants dont douze sont reconnus finalement victimes en Appel. De ces enfants, meurtris à jamais dans leur chair et dans leur psychisme en construction, aucune image; l'impression diffuse qu'ils n'existent pas réellement. Sans le secours des images, notre imaginaire reste vague, incertain, impuissant, comme perdu, et- toute proportion gardée- comme celui de ce Juge de la Cour Suprême qui ne pouvait pas croire Jan Karski.
Ceci est peut-être une des clés de ces procès médiatisés: les« acquittés» ont des visages, des émotions, une réalité humaine potentiellement empathique. Les enfants, n'en ayant pas, n'ont pas accédé à l'existence...Des enfants invisibles. Sur quels visages meurtris porter notre compassion? Dans le même temps, se déroulait le procès d'Angers, assez semblable à celui d'Outreau. Qui s'en souvient? Une cinquantaine d'adultes ont été condamnés pour les mêmes types de faits...
Ah! Comme il aurait été bienvenu (et bienséant) que nos deux Présidents de la République successifs ( Sarkozy et Hollande) les reçoivent à l'Elysée, ces enfants, comme ont été reçus les «acquittés»! La demande en avait été faite. Il y aurait eu de belles et émouvantes images de la reconnaissance par l'Etat du calvaire de ces jeunes victimes, une reconnaissance qui est le socle pour eux d'une possible reconstruction...Mais cela aurait gâché la fête, et gêné l'installation de la version officielle de l'"erreur judiciaire du siècle", ou plutôt de toutes les annales de l'histoire judiciaire française. Finalement, la réalité serait venu déranger la fiction...
Images et pédocriminalité.
Au final, et pour en revenir à la violence, doit-on montrer des images choquantes, reflets d'une réalité plus choquante encore? Avec circonspection et doigté, doit-on, avec légendes, explications, mise en contexte, commentaires, chercher à choquer l'opinion lorsque c'est pour la «bonne cause» en publiant des images de viols d'enfants? Des médecins, des psychologues, des policiers, des gendarmes, des magistrats, des journalistes, ont vu ces horreurs dans le cadre de leurs activités... Et nous, désirons-nous être si protégés que cela du réel? N'est-ce pas là une forme d'infantilisation du citoyen? Est-il plus confortable de regarder ailleurs, ou de fermer les yeux?
Prochain billet:" Le dernier sondage sur la connerie humaine".