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Billet de blog 16 décembre 2023

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CIIVISE: L'éviction du Président Edouard Durand, ou: les loups sortent du bois.

On peut juger du caractère des Hommes par leurs entreprises.  Voltaire.

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Il fut un temps un peu lointain où l’on assassinait dans les rues des juges anti-mafia trop zélés, trop tenaces, trop indépendants et courageux. Mais les méthodes d’aujourd’hui, pour être beaucoup moins brutales, n’en sont pas moins efficaces et définitives : les juges gênants sont écartés, évincés, empêchés. Les exemples sont légions. Ce fut le cas du juge Fabrice Burgaud, très injustement vilipendé dans l’affaire d’Outreau.

Ce fut donc aussi le cas tout récemment du juge pour enfants Edouard Durand, qui dut quitter la Présidence de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les VIolences Sexuelles faites aux Enfants).

L’éviction du Juge Edouard Durand.

Le 12/12/23, L’Humanité titrait : « La CIIVISE maintenue, mais sans le juge Edouard Durand : éviction d’un gêneur ? »

Un « gêneur », vraiment ?

Extraits de l’article :

« Le gouvernement a annoncé , lundi 11/12, que la CIIVISE, notamment chargée de lutter contre l’inceste, poursuivait son travail […]. Alors que les associations plaidaient en faveur du maintien du juge Durand, ce dernier a été écarté, sans qu’il en comprenne lui-même les raisons ». Edouard Durand souligne que, dans le communiqué du Gouvernement, il n’y a « pas un seul mot pour les personnes qui ont donné leurs témoignages. Les silences sont éloquents. » Le collectif pour le droit des femmes estime « bizarre de virer le juge Edouard Durand alors qu’il a réalisé un énorme travail ». Pourquoi, en effet, vouloir à tout prix changer une équipe qui gagne ?

Installée par le Gouvernement le 11/3/21, la CIIVISE avait pour objectif de « lutter contre le déni que représentent les violences sexuelles faites aux enfants ». Durant trois années, elle recueillit 30 000 témoignages de victimes, devenues adultes. 160 000 enfants sont en effet victimes, chaque année, de viols et de violences sexuelles1. Seules 3 % des plaintes (quand il y a plainte!) se traduisent par une condamnation du prédateur. Ce fléau humain national coûte environ 10 milliards d’euros à la société (soins, maladies, hospitalisations, absences au travail, avocats, etc.)

Un « gêneur », Edouard Durand ? En effet, peut-être bien. D’autant plus qu’il était médiatique et ne mâchait pas ses mots. Que le sujet était essentiel : protéger nos enfants. Qu’il était sympathique, ouvert, compétent, à l’écoute des victimes inlassablement, convaincu de sa mission. Trop de qualités certainement pour un seul homme. Cela ne risquait-il pas de laisser aussi dangereusement entrevoir un pan de la vérité ? Risqué.

Mais que gênait-il et en quoi ?

Retour en arrière

Pour mieux saisir les choses, il est utile de rembobiner le film.

L’hebdomadaire Marianne publiait le 16/11/23 une tribune collective :

« Les avocats Franck Berton, Blandine Lejeune, Hervé Corbanési, Julien Delarue et Hubert Delarue, qui avaient défendu des acquittés dans le scandale judiciaire d’Outreau, alertent sur plusieurs recommandations de la CIIVISE, portant atteinte à la présomption d’innocence, selon eux. »

Extraits de la tribune 

« A l’approche du 20e anniversaire du début de l’affaire d’Outreau, nous observons après le premier avis de la CIIVISE, étonnamment intitulé « A propos des mères en lutte »2, une remise en cause préoccupante de la prise de conscience et de la légitime prudence suscitées par ce séisme judiciaire. L’expert psychiatre Paul Bensussan3 et notre confrère Delphine Provence se sont exprimés avec justesse et sobriété4 dans les colonnes de Marianne

« En invitant à « croire »5 les enfants, quelque soit la façon dont surgit la révélation, et en entretenant la confusion entre « paroles d’enfants et paroles de mères », le magistrat Edouard Durand remet en question les progrès récents dans l’analyse et la fiabilité d’un dévoilement (le terme de « crédibilité » avait été supprimé des questions posées aux experts à la suite du rapport rendu par la Commission d’Enquête Parlementaire « chargée d’étudier les dysfonctionnements dans l’affaire d’Outreau pour éviter leur renouvellement »), mais surtout le principe de la présomption d’innocence. »

Dans leur singulière logique, nos avocats :

« L’avis de la CIIVISE assène qu’il importe d’en « finir avec le déni de la réalité des violences sexuelles faites aux enfants », n’hésitant pas à dénoncer « la totale surdité du service d’enquête aux propos de l’enfant ». Le juge Durand n’hésita pas à affirmer dans une interview à L’Obs: « Il faut déconstruire le système qui génère l’impunité et aider les mères à protéger leurs enfants ».

Non contents de ces attaques frontales à l’endroit du juge Durand6, les avocats signataires enfoncent le clou :

« Considérer que la fausse allégation est si rare, presque virtuelle, que toute allégation doit être regardée comme vraie, est non seulement contraire aux lois d’une démocratie judiciaire, mais constitue aussi une dérive à laquelle aucun avocat ne saurait se rallier. De surcroît,les recommandations viennent singulièrement remettre en question la capacité de discernement des magistrats. »

Et les signataires de la tribune ajoutent :

« Nous voilà revenus à l’avant Outreau. »

Aux enfants abusés qui parlent, Edouard Durand et la CIIVISE répondaient : « Nous vous écoutons, nous vous croyons. »

Aux mêmes enfants abusés qui osent parler, nos courageux avocats répondent : « Abusés? Apportez-nous d’abord des preuves construites et circonstanciées de ce que vous affirmez aussi péremptoirement, car il y va peut-être de la réputation et de l’honneur d’adultes respectables. On ne va quand même pas vous croire comme ça… Et puis quoi, encore ? »

Et les enfants alors se taisent pour toujours...

D’ailleurs, la nouvelle vice-Présidente de la nouvelle CIIVISE7, le médecin Caroline Rey Salmon, qui a pour expertise en la matière uniquement des décennies d’exercice de médecin légal, mais dont les compte-rendus n’avaient pas tendance à souligner les réelles violences sexuelles subies par les enfants, ne déclarait-elle pas tout récemment : « Je suis pour qu’on écoute la parole des enfants, mais elle doit être étudiée, analysée. J’ai toujours dans la tête les déflagrations qu’a suscitées l’affaire d’Outreau. »

La boucle est bouclée.

Voilà donc un des torts du juge Durand et de la CIIVISE : remettre en cause l’inébranlable doxa d’Outreau qui fit le succès que l’on sait de tous ces braves avocats : mère folle, juge trop jeune, enfants carencés qui racontent n’importe quoi, experts incompétents. Succès d’un récit univoque et mensonger qui ira jusqu’à mener l’un d’entre eux, et non des moindres, jusqu’au poste envié de Ministre de la République: toujours plus haut … Bon sang mais quoi ! Pour se hausser dans la vie, il faut bien marcher sur quelque chose !...

On pourrait dès lors se demander si la départ du juge Durand n’aurait pas aussi pour origine une intervention au plus haut niveau, du côté par exemple du Ministère de la Justice… La Secrétaire d’État chargée de l’enfance Charlotte Caubel précisait bien au Sénat début décembre que les missions et la nouvelle feuille de route de la nouvelle CIIVISE étaient en discussion avec le Garde des Sceaux. C’était avant l’annonce officielle de l’éviction d’Edouard Durand.

Les loups sont donc sortis du bois. Le travail de la CIIVISE était devenu trop dangereux. Pour la doxa d’Outreau certes, qui est un mensonge d’État. Dangereux aussi pour les prédateurs…

Les loups à deux pattes sont sortis du bois : ils manquent de nourriture (et d’arguments). Ils sont aux abois, malgré la présence de l’un deux dans les rouages de l’État. Ils ont à défendre, outre le tour fatalement partisan donné aux dossiers qu’ils ont défendus, leur réputation, leur succès professionnel, leur portefeuille, leurs relations, etc. Et peut-être pire encore: au nom de la Justice, nier des crimes contre notre Humanité, et permettre à une sorte de mafia pédocriminelle de continuer à prospérer sur le dos de mères en lutte et d’enfants à jamais détruits.

En l’occurrence, pourquoi tant d’énervements, puisque le problème est simple : faire respecter la loi et l’appliquer. Entendre les victimes, au moment ou, par écœurement et lassitude, tant se taisent encore.

Mais les loups à deux pattes sont sortis de leur bois, et la chasse est ouverte.

Dans ce combat, nous avons le devoir d’être sans pitié.

A ce jour, déjà 11 membres de l’ancienne CIIVISE ont claqué la porte, en solidarité avec Edouard Durand.

L’histoire n’est pas finie.

1Plus de 400 enfants chaque jour (Que Dieu fait, plus ou moins bien).

2Ces avocats, qui ont pourtant fait des études, font mine de ne pas comprendre. Il s’agit des mères qui tâchent de protéger leurs enfants des prédateurs sexuels, en l’occurrence des pères incestueux. Et qui rencontrent d’énormes difficultés.

3Psychiatre qui fit son beurre et son succès autour de l’affaire d’Outreau. Promoteur infatigable du SAP (syndrome d’aliénation parentale) et des « fausses allégations », théories contestées par tous les professionnels sérieux.

4« justesse et sobriété » pour développer des théories anti-victimaires et porter gravement préjudice à un juste et nécessaire combat.

5Ce sont les avocats signataires qui utilisent les guillemets. Le sous-entendu est lourd.

6Ces avocats ont du métier et de l’expérience: ils firent la même chose avec le juge Burgaud au moment d’Outreau.

7Le nouveau Président est l’ex-rugbyman Sébastien Boueil. A la tête dorénavant de la commission « indépendante », il affirme, tout enthousiaste et flatté, vouloir travailler avec… le Gouvernement !

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