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Billet de blog 18 mars 2022

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DE L’AFFAIRE MIS ET THIENNOT A L’AFFAIRE D’OUTREAU ?

Mis et Thiénnot, peu s’en souviennent. L’affaire est ancienne, mais résonne encore aujourd’hui. Quels rapports entre les deux célèbres affaires judiciaires direz-vous ? Eh bien, voilà :

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nous sommes en 1946, au sortir de la guerre. Louis Boistard, un des gardes-chasse du château du Blizon, appartenant au riche et puissant industriel berrichon Jean Lebaudy, est retrouvé mort, le corps criblé de plombs. Jean Lebaudy, qui a fait sa fortune dans le sucre, est qualifié par le journaliste Fabrice Drouelle dans sa récente émission Affaires sensibles1 sur France Inter d’homme «qui règne en seigneur» sur ses terres. Pourquoi pas, me direz-vous ?

Gabriel Thiénnot et Raymond Mis, deux jeunes chasseurs présents sur les lieux, sont soupçonnés. Assez rapidement, ils passent aux aveux. Placés sous mandat de dépôt, ils sont incarcérés à la prison de Châteauroux. Pourtant, une semaine plus tard, ils se rétractent, déclarant alors que leurs aveux sont liés à la fatigue, elle-même due à la durée importante des interrogatoires. Enfin, ils commencent à évoquer de possibles violences policières.

En janvier 1947, procès. Condamnation. Au procès suivant, en 1948, leur défenseur, qui est par ailleurs un célèbre homme politique, André Le Troquer2, accepte d’assurer leur défense. Mais avec une stratégie particulière et, par ailleurs, éprouvée dans d’autres affaires : une rétractation ferme et définitive de ces aveux étourdiment faits juste après leur arrestation. Mais sur quelles bases, une rétractation ? Car il convient que tout cela reste logique, cohérent, vraisemblable. Que dire ? Une seule solution : les aveux ont été forcément extorqués par les policiers. Rien là que du très classique. Pour expliquer les aveux rapides de nos deux jeunes chasseurs, il sera nécessaire de prouver de façon nette qu’ils ont été maltraités. Ainsi, il sera donc question de la très violente pression psychologique et physique, assimilée par beaucoup à de la torture, exercée par les policiers qui les avaient interrogés à l’époque. On retrouve même des témoins, voisins du commissariat, qui auraient entendu les hurlements des torturés...

Mis et Thiénnot seront néanmoins condamnés pour meurtre à 15 ans de travaux forcés.

En juillet 1952, le quotidien communiste La Marseillaise lance une campagne visant à remettre sérieusement en question l’enquête, accusée de négligences et d’approximations. Il faut dire aussi que le commissaire Georges Daraud, qui dirigeait les policiers apparemment tortionnaires, aurait été un collaborateur durant la guerre. Et qu’il aurait pris à l’occasion de bien mauvaises habitudes, qu’il avait vraisemblablement transmises à ses hommes. Enfin, c’est ce qui se racontait. Il faut ajouter que l’un des accusés était proche du Parti Communiste ; que l’autre avait des origines polonaises3. Et que l’affaire sent les remugles d’une après-guerre où les rancœurs se recuisent à petit feu. Malgré tout cela, rien n’y fait. La demande de révision est rejetée.

Mis et Thiénnot sont finalement graciés en 1954, avant la fin de leur peine, par le Président Coty4.

Bien plus tard, en 1980, l’affaire est relancée par le livre de Léandre Boizeau, qui a créé à l’occasion un comité de soutien. Y participe le célèbre chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher. En 2018, y adhèrent aussi l’écrivain Gilles Perrault, Nancy Houston et Henri Leclerc, ancien Président de la Ligue des Droits de l’Homme. Plusieurs demandes en révision sont à nouveau déposées. Aucune n’aboutit.

Thiénnot meurt en 2003, et Mis en 2009.

De plus en plus de personnes sont convaincues de leur totale innocence. Nombre d’ ingrédients sont en effet réunis pour que l’on puisse parler d’une erreur judiciaire d’importance. Une dizaine d’ouvrages est publiée. Tous vont dans ce sens. Malgré l’absence de révision des procès et de la réhabilitation tant attendue des deux hommes, des rues, des places, portent désormais leurs noms, comme à Poinçonnet, dans l’Indre. Un documentaire, Présumés Coupables5, et toujours à décharge, sort en 2008.

Las ! En mars 2022, deux ouvrages sont publiés : Contre-Enquête de l’ancien commissaire Jean-Louis Vincent, et La Fabrique des Innocents de l’avocat Gilles Antonowicz et d’Isabelle Marin, dont le sous-titre est parlant : Histoire d’une manipulation médiatique. Les deux ouvrages, preuves à l’appui, expliquent qu’il ne s’agit certainement pas d’une erreur judiciaire, et que Mis et Thiénnot étaient bien coupables. Que les différentes campagnes médiatiques organisées pour les soutenir, n’étaient bâties que sur du sable… et des mensonges. Bigre !

Serait-ce donc encore ici cette fameuse histoire de « biais cognitifs » ? Ces biais qui, malgré nous, nous font penser un peu trop souvent de travers ?

C’est fort probable : deux jeunes paysans accusés injustement, l’un communiste, l’autre d’origine polonaise… Un garde-chasse certainement irascible, et armé. Prêt à tout, tel un bon chien de garde, pour défendre les intérêts de son seigneur et maître… Un commissaire ancien collabo… Un propriétaire terrien riche et sans scrupules, qui tient forcément la police et la justice dans ses mains puissantes. Qui a, bien entendu, des relations très haut placées. Un contexte particulier : celui d’une après-guerre où les comptes ont tendance à se régler. Au final, une justice de classe au service des privilégiés et qui punit toujours les faibles, les petits, les sans -grade. Comme d’habitude ?

Eh ! Bien non, pas forcément, et pas toujours.

On avait par exemple oublié de signaler que le méchant Lebaudy avait été résistant durant la guerre.

L’histoire était belle, et édifiante. N’est-ce pas pour cela que les histoires sont racontées ? Le « storytelling », d’une haute portée morale, politique, voire médiatique et philosophique, était sur des rails, avant même que le mot existât. Dans ce cas, à quoi bon des preuves supplémentaires de l’innocence de nos deux garçons? Le récit avait la solidité d’un scénario bien ficelé et parfaitement crédible.

« Biais cognitif », donc.

Ici comme ailleurs : croire donc surtout ce que l’on a surtout envie (ou même besoin) de croire . Croire ce qui vient confirmer ce que l’on croyait déjà avant.

Il en est exactement de même pour une affaire plus proche de nous : la célèbre affaire d’Outreau. Ce qui nous fut raconté, sur tous les tons :

Enfants carencés et menteurs, mère folle et mythomane, juge jeune, inexpérimenté, incompétent, influençable ; experts psychologues partisans qui voient des pédocriminels partout et croient aux sornettes débitées par des enfants du lumpenproletariat suburbain ; policiers crédules qui donnent une réalité à l’impossible existence de réseaux pédocriminels; qui imaginent que l’on puisse tuer des enfants . Une justice de classe sans âme, pour dire les choses ; une machine qui broie des innocents comme vous et moi. Des associations de défense des victimes hystériques et surchauffées ; des délirants, des négationnistes, complotistes, conspirationnistes, confusionnistes, révisionnistes, des « agités du missel »6, en veux-tu, en voilà… Partisans forcément du retour à la peine de mort, extrémistes en tous genres, etc.

Et ce qu’écrivent dans leur ouvrage Gilles Antonowicz et Isabelle Marin pourrait s’appliquer, à qui connaît bien l’affaire, à ce qui se passa à Outreau :

« Si nous avons écrit ce livre, c’est en raison de la manière scandaleuse dont Mis, Thiénnot et leurs soutiens ont tenté d’étayer leur hypothétique innocence : par le mensonge et la calomnie. Pour soutenir une cause présentée comme juste, ils ont utilisé des moyens déloyaux[…]. Les médias, dont la paresse et le manque de scrupules se révèlent ici dramatiques, ont relayé ces ragots et ces rumeurs, répétant, à longueur d’années, d’articles et d’émissions complaisantes, les mêmes fadaises. On retrouve dans cette affaire tous les travers d’une profession qui ne cesse de se gargariser des principes déontologiques-croiser ses sources !- et s’applique soir et matin à les ignorer»

En somme un tissu de mensonges, mais un storytelling parfait, comme pour l’affaire susdite.

Heureusement qu’ il y avait à Outreau de bons et talentueux avocats de la défense !

A Outreau, où le port de la robe d’avocat peut mener à tout.

Au Gouvernement, par exemple… Le talent de raconter des histoires s’y épanouira, à n’en pas douter.

124 octobre 2019.

2Président de l’Assemblée Nationale en 1954, il resta surtout dans les mémoires pour sa condamnation en 1959 à un an de prison avec sursis (affaire dite des « ballets roses »).

3Il sera même présenté comme Juif sur les antennes d’Europe 1, en 2008.

4Par ailleurs ami de Le Troquer.

5C’est aussi le titre du livre autobiographique (2005) de l’huissier Marécaux dans l’affaire d’Outreau, ainsi que le titre du film de Vincent Garencq avec Philippe Torreton (2011).

6Dixit Florence Aubenas (dans son livre La Méprise).

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