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Billet de blog 18 octobre 2024

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PROCES DE MAZAN

LE PROCÈS DE MAZAN: VOIR POUR SAVOIR ? Comme on le sait, Gisèle Pélicot a, d’une part, refusé la possibilité d’un huis-clos. D’autre part, elle a accepté courageusement que la Cour et les jurés visionnent tout ou partie des vidéos de viols enregistrées à son insu par son mari Dominique Pélicot.

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LE PROCÈS DE MAZAN: VOIR POUR SAVOIR ?

Comme on le sait, Gisèle Pélicot a, d’une part, refusé la possibilité d’un huis-clos.

D’autre part, elle a accepté courageusement que la Cour et les jurés visionnent tout ou partie des vidéos de viols enregistrées à son insu par son mari Dominique Pélicot.

La Cour, qui a refusé dans un premier temps que cela soit montré aux journalistes et au public, a finalement accepté que, dans une salle à part, chacun puisse assister à ces terrifiants-et édifiants- spectacles. A la limite du soutenable. Et du vraisemblable.

Pour les avocats de Gisèle, c’était indispensable: «L’image dit beaucoup plus qu’un discours», à la condition bien sûr de ne pas être trafiquée. Là, les images sont brutes et brutales. Notamment pour celles et ceux qui répugnent à concevoir de telles choses.

«Les images démontrent» affirme Stéphane Babonneau, un des avocats de Gisèle. De son côté, un autre magistrat, extérieur à l’affaire, Dominique Coujard:«La vidéo apporte forcément quelque chose qu’une description ne peut pas communiquer.»

Au 22e jour du procès de Mazan, vendredi dernier, neuf premières vidéos ont été projetées. Certaines personnes ont quitté la salle de projection.

Cette diffusion fut donc autorisée de façon inédite, mais ne sera pas systématique. Et uniquement lorsqu’elle sera nécessaire à la «manifestation de la vérité». «C’est aussi dans le prétoire que nous construisons notre réponse au viol», déclare un autre magistrat, Denis Salas.«Si nous avions organisé le huis-clos, on n’aurait pas cru à la réalité de la vérité de cet acte criminel. Il aurait été teinté d’un voile d’ignorance», ajoute-t-il.

Finalement certains diront, comme Aurélien Martini, vice-Procureur du tribunal de Melun: «Un dossier n’est pas plus grave parce qu’il y a des images, c’est ça la difficulté. Il faut essayer de s’en détacher. Est-ce qu’on a besoin d’avoir des images pour dire que la tuerie de Charlie Hebdo est un évènement extrêmement grave? Je n’en suis pas absolument persuadé.»

Soit! Sauf que dans notre cas, les vidéos ne sont pas celles d’une quelconque caméra de surveillance. Elles ont été prises intentionnellement, justement pour être regardées, conservées. Mais certes pas regardées par tout le monde. Erreur fatale pour lui de Dominique Pélicot, aveuglé en quelque sorte par sa toute-puissance supposée de maître de cérémonie intouchable. Tel Belzébuth qui, dans l’ ancienne mythologie biblique, envoyait impunément ses incubes, monstres mâles à pieds de bouc, pour violer les femmes durant leur sommeil.

La question de dire, mais aussi de montrer se posa, toute proportion gardée, au moment des premiers récits des rescapés de la Shoah. On sait que beaucoup ne furent pas crus d’emblée, tant les crimes étaient inconcevables pour un esprit ordinaire. Comme l’écrivait Jean Cayrol, dans ce magnifique texte du documentaire d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard (1956). Alain resnais qui montrait quelque chose d’inmontrable: «Cette réalité des camps, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable par ceux qui la subissent, c’est bien en vain que nous essayons de la saisir.»

Combien de temps d’autre part fallut-il attendre? Soixante ans! Il fallut attendre soixante ans pour que des enfants victimes, devenus vieux, acceptent de témoigner des sévices et viols qu’ils ont subis dans les ghettos et les camps nazis. Viols qu’il cachèrent leur vie durant à leur conjoint, à leurs enfants, à leur famille. Ces terrifiants sévices qui dépassent la raison ordinaire. L’horreur au sein de l’horreur. Craignaient -ils, une fois de plus, de ne pas être crus? C’était l’objet du documentaire israélien de Ronnie Sarnat (2015), Sceaming Silence: franchir le seuil de cet ultime tabou de la Shoah. Mais qui les sait? Qui a vu ce documentaire, jamais diffusé en France? Qui a lu les articles, jamais traduits, hormis en anglais?

Ronnie Sarnat, la réalisatrice de ce documentaire courageux: «L’establishment de la recherche sur l’Holocauste ne pense pas que l’Holocauste et le sexe vont de pair. Mais QUI décide de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas?»

Excellent et salutaire initiative donc que celle de cette Cour d’Assises.

Mais QUAND un tribunal acceptera-t-il enfin de montrer, lors du procès d’un criminel pédosexuel, les vidéos que regardent ces gens-là? Là aussi, vidéos prises sur une réalité terrible, une réalité réelle, pourrait-on dire. Réalité de viols d’enfants, parfois très jeunes. Réalité de «snuff movies», à savoir vidéos montrant des meurtres sur enfants, meurtres simulés ou réels. Tout ça se fait, se diffuse, se vend, s’achète (cher). Parfois le commerce est entre les mains de mafias, attirées par le profit facile comme la limaille attirée par l’aimant. Mafias criminelles certes, mais pas forcément pédocriminelles elles-mêmes. Au moins gravement complices de ces horreurs. Et difficiles à combattre, en tout cas tant que le grand public sera mis à l’abri de cette réalité-là, et ne pourra s’en saisir, faute de la connaître et de la regarder de ses yeux.

En somme, ne pas vouloir montrer est une erreur, une faute même. C’est laisser s’exercer dans l’impunité une sorte de «pouvoir invisible». Et maintenir dans l’invisibilité, c’est justement laisser ce terrifiant pouvoir (de tous ordres d’ailleurs) continuer à s’exercer librement.

Le public majeur est assez grand pour savoir, assez grand pour comprendre ce qu’il peut regarder, ce qu’il peut supporter de regarder ou non. Personne n’est attaché à une chaise avec un blépharostat sur le visage pour maintenir de force les yeux ouverts, comme pour le personnage du film de Stanley Kubrik Orange Mécanique.

L’«establishment» de la Justice française commencerait-il à comprendre?

Jean Cayrol, qui s’adresse à nous tous à la fin du documentaire de Resnais:«Nous qui feignons de croire que tout cela n’est que d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin».

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