Jacques DELIVRé

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Billet de blog 19 mars 2024

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AFFAIRE D'OUTREAU: LE LIVRE CHOC DE MARIE-CHRISTINE GRYSON-DEJEHANSART.

AFFAIRE D’OUTREAU: Préface du livre de Marie-Christine Gryson-Dejehansart La Vérité abusée, sorti le 15 mars 2023, par le Docteur Pierre Lévy-Soussan, médecin psychiatre et psychanalyste, membre du Conseil d’orientation de l’agence de biomédecine, chargé de cours à l’Université Paris-Diderot.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est un honneur de prendre la suite de notre regretté Gérard Lopez, qui devait préfacer cet ouvrage, tant M.C. Gryson-Dejehansart est une des figures les plus exceptionnelles de notre profession, à bien des égards. Je passe sur ses qualités d’expertes, reconnues tout au long de son exercice, véritable pionnière dans le champ des expertises sur les enfants et les parents en situation judiciaire (plus de mille expertises d’enfants à son actif). Elle faisait partie des quelques rares experts spécialistes de l’enfance en France, bien avant l’affaire dite d’Outreau, capable de comprendre, d’analyser, de recueillir la parole de l’enfant et de rendre compte de la complexité d’une situation de maltraitance extrême. Sa pratique était enrichie d’année en année par ses qualités d’observation, par ses recherches constantes, par la rigueur de l’analyse de la fiabilité de la parole de l’enfant au sein d’une réalité familiale émaillée de violence aussi bien sexuelles, que physiques, où l’enfant joue sa peau, au risque de la perdre. Son courage, est à la hauteur de son engagement, sans relâche, du côté des enfants tout au long de sa carrière.

Ce livre de 2009, enfin réédité et considérablement enrichi, est une grande chance pour les générations à venir et pour notre société, en expliquant patiemment, précisément, parfois avec colère, le décryptage de l’une des affaires qui a eu le plus de conséquences sociales, juridiques, psychologiques dans le champ de l’enfance : l’annulation de principe de la parole des enfants lorsqu’ils sont maltraités, puisqu’ils « ont menti » à Outreau, ce que M.C. Gryson-Dejehansart appelle très finement le « storytelling d’Outreau ».

Pour la première fois, le contradictoire, absence assourdissante lors du procès de 2004 (ministère public, parties civiles), et absent des médias dans les 20 ans suivant, sera enfin entendu, grâce à la seule experte à avoir expertisé les 18 enfants et dont la connaissance de l’affaire du point de vue expertal est la plus rigoureuse possible.

Il faut lire très soigneusement ses explications très claires de la mécanique de l’inversion victimaire progressivement mise en place, où les enfants, réellement victimes, se sont retrouvés aux places réelles (dans le box) et imaginaires des accusés (menteurs, responsables d’avoir envoyé en prison des innocents), puis, d’une façon redoutable et symétrique, la majorité des reconnus coupables en première instance, sera innocentée, avant même le procès en appel, comme elle l’observe.

Elle décrit les effets de perversion du « storytelling d’Outreau » aboutissant à l’acquittement de 13 présumés agresseurs, au discrédit généralisé sur la « parole des enfants », aux « enfants d’Outreau qui ont menti par « manque d’affection, par traumatismes durant leur enfance », au procès pour incompétence : du Juge Burgaud et tous les policiers, assistantes maternelles, travailleurs sociaux, psychologues, experts au contact des enfants et de leur révélation.

Elle démonte patiemment toutes ces contre-vérités et émet des hypothèses sur leur genèse, et le mécanisme de leur propagation dans l’imaginaire collectif.

Les conséquences du storytelling d’Outreau ne se sont pas fait attendre dans l’imaginaire judiciaire, mais aussi dans l’imaginaire des professionnels de l’enfance, voire de toutes les personnes au contact d’enfants qui dénoncent les maltraitances qu’ils subissent. Puisque la parole de l’enfant est devenue suspecte, voire mensongère, comment prendre au sérieux les faits qu’elle révèle, quels que soient ces faits. Comment alors rendre un jugement de protection, d’éloignement, de condamnation de ses agresseurs ?

Nous ne citerons que ce chiffre : chute de 25% des condamnations pour violences sur mineurs dès 2005 suite à cet exemple historique de la disqualification de la parole de l’enfant.

Nous l’observons depuis, auprès de nombreux tribunaux de France, que cela soit auprès de Juge des enfants ou de Juges aux affaires familiales, voire d’enquêteurs sociaux, de psychologues, d’éducateurs, voire de pseudo-experts : l’enfant ment en accusant un agresseur, avec sa variante non moins classique : il est sous l’emprise de sa mère (en cas de violence réelle du père), ou de son père (en cas de violence de la mère).

Nous, professionnels de l’enfance, pouvons affirmer que nous ne sommes plus parvenus alors à protéger de nombreux enfants agressés sexuellement.

Nombres de collègues, non experts, pensaient en toute bonne foi jusqu’à une meilleure connaissance du livre, que les enfants d’Outreau « avaient menti ». Ils avaient été pris, tout comme le grand public, dans cette tornade médiatique autour des « mensonges des enfants », de leur caractère imaginatif, leur propension à avoir des « fantasmes œdipiens », d’autant plus qu’il s’agissait d’enfants « carencés ».

M.C. Gryson-Dejehansart décrit bien les effets psychiques d’une dictature émotionnelle jouée à fond par le camp de la défense, les accusés, la majorité des journalistes et des médias. Une telle sacralisation de l’émotion des accusés, comme seule légitime et légitimante, a occasionné, ce que l’on appel, une capture de la subjectivité, avec identification collective à la figure de « l’homme innocent accusé par un enfant pervers, menteur et carencé », sur le mode « cela peut vous arriver à tous », comme dira l’un d’entre eux.

En dehors de l’étroit milieu des experts d’enfants, des professionnels de l’enfance maltraitée, des magistrats et certains journalistes au courant du dossier, seule une minorité a su ne pas s’aveugler par le discours main stream relayé par la presse, les avocats de la défense, voire l’Etat Français via son Assemblée Nationale avec la commission Viout.

Seule une minorité, de spécialistes de l’enfance, de journalistes et de magistrats, a su que 12 enfants ont été reconnus comme victimes de viols, d’agressions sexuelles, de corruption, du proxénétisme, grâce à leurs « paroles » interprétées et validées par 7 experts au cours de 34 expertises, mais aussi par les témoignages recueillis par les policiers, les assistantes maternelles, les assistantes sociales, analysés par les juges travaillant sur le dossier, le Juge Burgaud : plus de 100 personnes, en réalité.

Comme M.C. Gryson-Dejehansart l’explique, ces 12 enfants ont disparu dans l’imaginaire collectif, au profit des 13 « acquittés ». Resteront 4 accusés, condamnés à des peines allant de 6 ans à 20 ans de prison. Paradoxe ultime, ils passent comme les seuls auteurs des violences sur les enfants (18 enfants au départ).

M.C. Gryson-Dejehansart démontre clairement ce que nous enseignons jour après jour depuis plus de 20 ans : la parole d’un enfant est à prendre au sérieux, elle n’est d’emblée ni sacrée, ni mensongère, elle s’interprète en fonction de multiples paramètres qu’elle détaille et que tous les experts connaissent. L’enfant énonce sa vérité psychique : celle qui est la plus susceptible de le protéger du monde tel qu’il le perçoit, le subit et le comprend. La vérité psychique de l’enfant est toujours fonction de la vérité historique, de la résultante du psychotraumatisme, du conflit psychique généré, de la confiance dans le monde des adultes que l’enfant a encore. Non entendu, il se rétracte, surtout s’il pense que cela ne sert (plus) à rien.

De plus, plusieurs études montrent que lorsque l’enfant fait une déclaration spontanée d’agression sexuelle, la fiabilité de ses propos est de 100 % à 99 % selon les recherches1. En revanche, en raison des effets du storytelling d’Outreau, tout comme le lobbying en faveur de « l’aliénation parentale » au sens idéologique du terme, même quand la parole de l’enfant recueillie est totalement fiable concernant l’existence d’agressions sexuelles ou de violence de la part d’un parent et qu’une expertise faite par un professionnel formé l’atteste, beaucoup d’autres professionnels, dont des magistrats, refusent de le croire. Ceci est dramatique, car rien ne sera fait pour le protéger.

Il ne s’agit donc pas seulement de recueillir, ni d’interpréter correctement les paroles de l’enfant, d’évaluer le conflit de loyauté qu’il traverse, de déceler l’existence d’une emprise éventuelle, mais de remédier à la surdité du monde des adultes qui refuse de prendre au sérieux de telles paroles.

Dans le cas contraire, l’enfant victime d’une justice qui ne discerne pas, qui ne voit pas la réalité des violences subies, condamne l’enfant à une errance psychique, à perdre toute confiance dans le monde des adultes, au prix parfois de sa santé psychique. Tels sont les enfants, voire les adultes que nous recevons par la suite lorsque leurs histoires de violences sexuelles, incestueuses, ont été classées « sans suite », jamais instruite ou aboutissant à un « non-lieu » ( au sens non-lieu à poursuivre, et non pas « cela n’a pas eu lieu) ou bien à une absence de condamnation des agresseurs supposés.

Difficile à faire entendre aux enfants, aux adultes qu’un procès, ne dit pas la vérité : il dit le droit. « Et le droit ne propose pas la recherche de la vérité dans la connaissance, mais celle de la justice dans l’action2». En effet : La chose jugée est tenue pour la vérité (Res judicata pro veritate habetur3), et cette vérité juridique est parfois en discordance avec la vérité historique, psychique des enfants victimes. Lorsqu’au sein de ce « théâtre de vérité et de justice », la force de la parole énoncée par le juge, littéralement le iu-dex, de ius dicere, celui qui dit la règle se trompe, ne discerne pas la juste vérité, les conséquences sont dramatiques, non seulement pour la victime (redoublement du traumatique à l’échelon social), mais aussi pour l’agresseur (sentiment d’impunité, de toute puissance, renforcement fonctionnement pervers) et pour le tissus social : perte de la crédibilité de la justice, perte de la cohésion sociale, perte de la confiance en une instance tierce rigoureuse et juste.

M.C. Gryson-Dejehansart explique bien comment une « rhétorique perverse » peut entraîner la justice à de telles erreurs d’appréciation. Elle le rappelle sans cesse, le réel fiasco d’Outreau est l’échec d’un procès à faire entendre le contradictoire face au bulldozer de la défense, à faire entendre la voix des enfants. Le fiasco est d’avoir privilégié une logique, une rhétorique qui est toujours à l’œuvre 20 ans après : ignorons les paroles accusatrices des enfants, puisqu’ils mentent. Elle décrit comment les acteurs de ce théâtre peuvent emporter le morceau, démolir des expertises, terroriser des enfants, profiter des « coups de théâtre », comme le revirement soudain de Mme Badaoui innocentant les accusés qu’elle avait elle-même désignés des mois avant.

Le fiasco a été de disqualifier la centaine de professionnels de l’enfance, du monde policier, de la magistrature, du monde expertal qui ont tous validé les paroles, les faits, les déclarations concordantes des adultes, voire les reconnaissances de culpabilité. Cela a abouti à un appel en 2005, avec des non-condamnations aux antipodes de celles des assises en 2004. Sur les 10 adultes condamnés en premier ressort en 2004 pour viols en réunion, six seront acquittés définitivement et dédommagés en conséquence.

Ce livre se lit avec la même intensité que lorsqu’on voit un documentaire télévisuel, du type « faites entrer l’accusé », chaque seconde, chaque minute du procès, chaque engrenage de l’affaire est suivi, chaque grain de sable enrayant la machine judiciaire est analysé, pour entraîner un tel retournement contre la parole des enfants aboutissant au paradoxe suivant : ils disent la vérité quant aux violences physiques, aux viols, aux objets et sexes les pénétrant, les sadisant, mais auraient menti sur le nombre des agresseurs et sur leurs identités. Qui peut croire cela ? Les travaux montrent, qu’au contraire, les enfants ne se trompent pas d’agresseur quand ils ont le courage d’en parler.

Si l’on ne peut remettre en cause la « chose jugée », on peut tirer les leçons quant aux conditions où la chose a été jugée : M.C. Gryson-Dejehansart précise comment, ce que Gérard Lopez appelait l’enfumage, propre au discours pervers, a fonctionné à travers les multiples dissonances cognitives qu’elle détaille : les mots piégés (« le calvaire des innocents » « ça peut vous arriver à tous » la « rafle des enfants », cette dernière faisant directement atteindre le point Godwin), les références piégées (fantasmes de l’enfant pervers, diabolique, les mensonges par omission), le recours aux « faux souvenirs », l’intervention d’experts médiatiques zélés qui n’ont jamais entendu les enfants et bien d’autres techniques d’enfumage qu’elle détaille. Ces techniques de tromperies et d’illusions ont été déterminantes, aboutissant à une vision de la réalité parfaitement en accord avec celle des avocats de la défense. La disparition de la parole des enfants, donc des enfants, au cours d’un procès est l’une des plus sombres magies qui soit, ce qui explique le terme « abusée » du titre du livre : les spectateurs ont été abusés, et le sont toujours, plus de 20 ans après.

Enfin, comment ne pas être touché par son récit concernant la solitude de l’expert, face à une ambiance aussi violente, face à un public électrique déjà hostile, déjà manipulé, où elle n’a pu lire avec peine que 2 expertises, sur les 18 qu’elle avait effectuées. M.C. Gryson-Dejehansart faisait partie des experts qui « mouillent leur chemise » quand ils rendent une expertise, qui s’engage totalement du côté de la recherche de la vérité, au prix d’une clinique rigoureuse, exigeante, éthique. Cela explique pourquoi les bons experts sont rares, M.C. Gryson-Dejehansart est une personne rare qui apporte avec ce livre une leçon de vie et de pratique expertale.

Je la cite dans sa conclusion « La loi incarne le dernier rempart contre la perversion, mais quand celle-ci, comme à Outreau, détourne la justice elle-même, on aboutit à une catastrophe de civilisation : « piétiner la loi donne toujours raison au pervers ».

Ce livre doit contribuer à ce changement radical de paradigme concernant la « pseudo-parole mensongère » de l’enfant, non seulement à l’échelon individuel, mais nous l’espérons aussi, institutionnel, sociétal, médiatique. C’est à ce prix que la justice pourra alors juger en connaissance de toutes les « choses » en jeu, en donnant à l’enfant sa juste part, en interprétant justement ses paroles. Là, seulement, la chose jugée sera tenue pour la vérité.

1Trocmé et Bala, 2005. « False allegations of abuse and neglect when parents separate », in Chid Abuse and Neglect, 29, 1333-345

2Elizabeth de Fontenay et Foulek Ringelheim, « L’historique et le judiciaire », dans Maurice Olender (dir.), La vérité, Le Genre humain 7-8, Paris, Éditions Complexe, 1983, p. 35-52.

3Maxime transmise par Justinien, inscrite au Digeste, 50.17.207. Parfois « accipitur » à la place d’« habetur ».

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