LA CIIVISE ET L’AFFAIRE JUDICIAIRE D’OUTREAU.
« Parler de la liberté n’a de sens qu’à la condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».
Georges Orwell.
Vice-Président de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants), le juge pour enfants Edouard Durand, après trois années de travail et de recueils de témoignagesi1, a été brutalement évincé sans explications. Onze membres de la Commission démissionnèrent par solidarité. Le nouveau Vice-Président, Sébastien Boueilh, démissionna à son tour. La Vice-Présidente, le Docteur légiste Caroline Rey-Salmon, se mit en retrait de son côté, empêtrée dans une affaire délicate.
Bref, la CIIVISE est en passe, peut-être durablement, de ne plus exister.
Dans un précédent billet Médiapart ( L’éviction du juge Edouard Durand ou: Les loups sortent du bois), je tentais d’expliquer, autour de la réaction d’anciens avocats de la défense à Outreau qui publièrent une tribune anti-Ciivise dans Marianne (16/11/23), en quoi ce juge opiniâtre, droit et honnête, pouvait-il gêner2. Ces avocats, dont Franck Berton et Hubert Delarue, demeurent très proches de l’actuel Ministre de la Justice Eric Dupond -Moretti.3
Le rapport final de la CIIVISE.
Après avoir consulté le volumineux rapport final de la Commission, publié en novembre 20234, j’ai relu le chapitre d’une dizaine de pages consacré à l’affaire d’Outreau, vieille maintenant de presque vingt ans.
Les remarques de la Ciivise, pour rester prudents mais circonstanciés , n’en sont pas moins emprunts de bon sens, et de vérité.
Une vérité qui, bien visiblement, déplaît fortement en « haut lieu »5.
Exemples :
L’affaire d’Outreau est d’emblée qualifiée par la Ciivise d’« inabordable ». Certes, qui s’y frotte s’y pique, uniquement lorsque la doxa inscrite dans le marbre à coups de violents burins est un peu contestée.
Le rapport indique qu’au moment du traitement de l’affaire:
«La parole des enfants est condamnée […]. Les adultes protecteurs intimidés, humiliés même[…].
La tournure qu’ a pris le traitement judiciaire de l’affaire a eu un effet immédiat : "arrêter la pensée6 et peut-être même arrêter la possibilité d’en parler. »
Cette dernière remarque est plus que juste: nous sommes en effets nombreuses et nombreux, pour en avoir parlé d’une façon jugée peu orthodoxe, à être ostracisés et invisibilisés.
« Cet effet fut immédiat et perdure encore.[…] L’un des effets durables du traitement judiciaire, médiatique et politique de cette affaire fut la mise en doute a priori de la parole des enfants victimes. »
Nous verrons en effet plus loin que, depuis Outreau, les condamnations pour viols, inceste et agressions sexuelles ont baissé significativement.
La Ciivise évoque également les cruelles injonctions paradoxales auxquelles les victimes sont soumises : « injonctions à révéler les violences et certitude de ne pas être cru. »
Plus loin :
« Outreau est devenu le mot qui sert à disqualifier la seule posture raisonnable quand un enfant révèle des violences sexuelles . »
Mot magique, en effet, dont l’effet est sidérant : faire taire toute voix discordante ; empêcher toute discussion, voire toute nécessaire controverse.
Et encore :
« Le nombre de condamnations prononcées chaque année pour violences sexuelles, entre 2007 et 2016 est en baisse […]. Depuis 2016, la baisse continue : entre 2017 et 2020, les condamnations ont diminué de 20 %[…]. La Ciivise émet l’hypothèse d’un « effet Outreau », procureurs et juges préférant s’autocensurer plutôt que de poursuivre et de condamner. »
Et aussi :
« Si le juge d’instruction7 avait pris soin d’épargner aux enfants victimes des confrontations avec leurs agresseurs présumés, ce n’était plus le cas durant les procès. Les conditions de leurs témoignages devant la Cour furent jugées par beaucoup « déplorables », voire épouvantables » .
Depuis l’affaire, « le retentissement en fut tel que les professionnels ont peur de subir le même discrédit public que leurs collègues ou de se tromper. » La défenseure des enfants, Claire Brisset, s’en était émue publiquement. Est-ce bien le sort que la République française réserve à ses enfants victimes ?
Concernant justement les enfants reconnus finalement victimes (au nombre de 12), « on ne parle pas de ces victimes, ni du fait que leurs agresseurs n’ont pas tous été identifiés ou condamnés, certains ayant été innocentés au procès de Paris (2005) après avoir pourtant reconnu les faits à celui de Saint-Omer. »
Le rapport précise également : « A ses débuts, l’affaire dite d’Outreau comptait jusqu’à 50 victimes potentielles et 36 agresseurs présumés. Plus de 40 enfants ont été auditionnés, que ce soit par le juge d’instruction ou par les services de police agissant en enquête préliminaire ou sur commission rogatoire. Au terme de l’affaire, 12 enfants avaient été reconnus victimes par la justice.»
On sait également que sur les 18 adultes accusés, 1 mourut en prison (François Mourmand), 10 furent condamnés à Saint-Omer, puis 6 furent acquittés en appel à Paris. Autrement dit, 4 condamnés définitifs sur les 36 agresseurs présumés.
D’autre part :
« Le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) indiquait que 5 des enfants cités comme victimes présentaient des indices évocateurs de violences sexuelles consignés dans leurs dossiers médicaux tandis que leurs parents ont été reconnus innocents.8 »
« La Ciivise considère que ce silence sur les victimes d’Outreau dans leur ensemble participe de la « silencialisation » des violences sexuelles sur mineurs et notamment de l’inceste. »
Et, à propos de l’IGAS, la Commission indépendante précise cette chose absolument étonnante :
« Rapport confidentiel dont la Ciivise a demandé en vain la communication, en sorte qu’elle a dû s’en tenir à des éléments divulgués par la presse. »
Oui, vous avez bien lu !! La Ciivise a donc été interdite de consulter des documents indispensables à son travail !… Mais que des journalistes avaient réussi à se procurer !...
La Ciivise évoque également ce qui a été constaté par tout le monde au moment des procès, à savoir le déséquilibre au moment des procès de Saint-Omer (2004) et de Paris (2005) du rapport de force entre les avocats de la défense au nombre de 20 face seulement à 2 avocats pour représenter tous les enfants. La Ciivise :« Cela interroge sur le respect, en pratique, de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales. »
Rien de moins.
Qu’en pense donc notre actuel Garde des Sceaux, si prompt habituellement à monter au créneau lorsqu’il s’agit de libertés menacées ? Sauf quand il s’agit d’ enfants, peut-être…
Etc. Etc. Etc .
La CIIVISE fut mise en place en mars 2021 par Aurélien Taquet, à l’époque Secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance, sur la demande semble-t-il du Président de la République Emmanuel Macron, et à la suite du mouvement Metoo Inceste.
Mais le Président n’aurait-il donc pas été informé que cette commission pouvait avoir des effets dangereux? A s’approcher un peu trop de la vérité, on se brûle les ailes.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi Eric Dupond Moretti, un des principaux défenseurs à Outreau et un des plus actifs, devenu comme on le sait, et opportunément peut-être, Garde des Sceaux en 2020 dans le gouvernement Castex, fit tout son possible pour évincer Edouard Durand qui s’aventurait imprudemment dans des zones dangereuses. Cette éviction brutale et injustifiée portait en effet un coup sans doute fatal à la Ciivise et à l’espoir immense que son magnifique et indispensable travail suscitait.
Enfin, le rapport se fonde sur un certain nombre de documents officiels, comme le rapport de l’Inspection Générale des Services Judiciaires (IGSJ), mais également sur le documentaire de Serge garde et Bernard de la Villardière Outreau, la Vérité abusée., sorti en 2013.
Or, dans un article du Monde du 5 mars de la même année, il était écrit : « Le célèbre avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti s’est insurgé contre un documentaire, le qualifiant « d’absolue malhonnêteté ». « Dans ce film partial, ajoute-t-il, s’engouffre le juge Burgaud qui vient se faire réhabiliter à peu de frais […]. Ce film est poisseux, il est visqueux, c’est le soupçon qui est lancé sur les acquittés, la loterie de la culpabilité. »
Le rapport de la Ciivise avait donc bien conscience, en s’appuyant en partie sur ce documentaire sérieux, de jeter une pierre dans le jardin ministériel de Dupond. Querelle de voisinage, en quelque sorte. On ne se fait pas des amis tous les jours...
Et pourtant la vérité, qui en a vu d’autres, fera son chemin. Il faudra du temps. Il faudra de l’énergie, de la patience, de la résolution, de l’obstination.
Nous en avons.
Nous ne céderons pas, nous ne plierons pas. Nous ne nous tairons pas.
130 000 témoignages de victimes furent reçus. 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, un toutes les 3 minutes. Hormis la souffrance, le coût en est considérable : un milliard d’euros par an.
2N’est-ce pas le cas de tout juge « opiniâtre, droit et honnête » ?
3Qui décerna la légion d’honneur à son ami Delarue de manière très officielle, en présence notamment de Florence Aubenas.
43 ans de travail, recueil de 30 000 témoignages, 82 préconisations, etc.
5Comme toujours, ce sont les choses cachées et tues qui ont leur importance ; et on ne les devine qu’à l’ombre portée qu’elles projettent. La réaction outrée des anciens avocats de la défense, comme l’éviction d’Edouard Durand constituent ici cette ombre portée.
6Ce qui est en italiques est souligné par nous.
7Fabrice Burgaud.
8C’est le cas du couple Lavier.