LE SYNDROME DE GALILEE OU AFFAIRES SENSIBLES: POURQUOI N'EST-ON PAS CRU.
«Celui qui ne connaît pas la vérité, celui-là n'est qu'un imbécile. Mais celui qui la connaît et la qualifie de mensonge, celui-là est un criminel». Bertold Brecht, La Vie de Galilée.
«Les souffrances des petits ne sont pas de petites souffrances». Janusz Korczack.
Vérités et mensonges. Le mensonge, par sa nature malléable et ses séductions faciles, s'adapte aisément aux situations et à ses différents destinataires: il suffit souvent de dire ce que chacun a envie de croire pour être cru. Excluons la fausseté involontaire, l'erreur ou la mauvaise foi, et entendons par «mensonge» le fait que la parole de celui qui s'exprime soit différente de sa pensée. Ce mensonge qui a pour but exclusif de tromper, de corrompre la capacité d'autrui à juger rationnellement; d'entamer ainsi sa liberté de penser et, donc, sa dignité d'Homme.
Si l'on veut qu'il soit admis par tous comme vérité, le mensonge intentionnel est donc rendu digeste et vraisemblable, c'est-à-dire conforme à ce que nous sommes en capacité d'admettre. Il doit avoir l'apparence du vrai, au moins lorsqu'il sort de la bouche d'un adulte, et sembler, dans bien des domaines, plus acceptable que la vérité des faits. Car la vérité avance de son côté et bouscule parfois nos représentations et nos a priori; nue, sans afféterie et, par là-même, dérangeante ou parfois invraisemblable pour l'opinion commune; sans appel, voire obscène, même si ce qui dérange n'est pas forcément vérité.
Mais si tout cela est connu et que le mensonge l'emporte souvent, les raisons de son succès sont, par ailleurs, multiples; et les déboires de la vérité se trouvent déjà dans les mythologies.
Cassandre, la Caverne et les messagers.
Cassandre, héroïne troyenne, célèbre pour sa beauté, fille du roi Priam, sœur du valeureux Hector, fut douée par Apollon de la faculté de prophétie ( logiquement, le dieu avait eu pour nourrice Aléthée, la déesse de la Vérité). Mais le dieu, déçu dans ses desseins par la belle mortelle, et ne pouvant si aisément modifier ce don amoureusement accordé, la condamnera ensuite, malgré la véracité absolue de ses prédictions, à n'être jamais crue. Elle s'engagera ainsi dès le début pour tenter d'éviter la guerre( l'affaire de départ ne méritait peut-être pas tant de morts futures), annoncera la perte de Troie et la victoire des Achéens (hypothèse invraisemblable pour les Troyens, protégés par une citadelle réputée inexpugnable), préviendra, à la fin, du danger que représente le cheval abandonné par les Grecs. Personne ne la croira jamais, et elle sera l'objet constant de rejet, de moqueries et de quolibets. Ramenée à Athènes comme esclave après la chute de la ville, elle sera tuée par Clytemnestre, la femme du roi vainqueur Agamemnon.
Pauvre Cassandre, dont on fit, par la suite, la figure de l'éternel pessimisme! Alors qu'elle n'était là que pour mettre en garde les Hommes contre les périls à venir et proposait les moyens de les éviter. Cassandre: figure plutôt de la lucidité et de l'anti-destin.
Cette résistance ancienne à la vérité se retrouve chez Platon ( dans La République) avec la fameuse allégorie de la Caverne. Elle raconte, on le sait, le sort du philosophe; de celui qui, extirpé du confort hypnotique des images projetées au fond de la caverne dans laquelle les Hommes, protégés par la chaleur du groupe et la douceur des certitudes, prennent ces ombres pour la réalité (même si, bien sûr, et cela complique les choses, ces ombres sont «réelles»), sera d'abord exposé à la violente lumière du Soleil (la «Vérité métaphysique»). Mais, s'y habituant peu à peu, il comprendra alors qu'il s'était auparavant trompé. Retrouvant ensuite ses compagnons demeurés dans la grotte, ceux-ci ne le croiront pas, et retourneront à l'image rassurante de leurs ombres fallacieuses.
On sait également le sort des messagers de mauvaises nouvelles, qui étaient, selon les légendes antiques, sacrifiés comme boucs-émissaires. Une façon de tuer magiquement une vérité impossible à admettre.
Le mécanisme psychologique du déni de la vérité.
Ce mécanisme est fort connu: il permet une protection à la fois individuelle et collective devant l'impensable. Quand le monde réel est redouté, le déni s'installe. Et, jugée immédiatement insupportable, la vérité, si tel est le cas, est rejetée d'emblée:«Non, quoi qu'il en soit, je n'y crois pas, parce ce n'est tout simplement pas possible!».
Cela peut faire penser à l'étrange anecdote rapportée autour du résistant polonais Jan Karski durant la seconde guerre mondiale et l'occupation de son pays par les Allemands. Après avoir réussi à visiter clandestinement le ghetto de Varsovie, Karski se rendit ensuite aux Etats-Unis pour raconter les horreurs invraisemblables dont il avait été le témoin direct, ce qu'il avait vu (de ses yeux vu). Felix Frankfurter, à l'époque Juge de la Cour Suprême américaine, accepta de le recevoir et de l'écouter. Il dira plus tard à propos de Karski: «Je n'ai pas dit que ce jeune homme mentait. J'ai dit que je suis incapable de le croire. Ce n'est pas la même chose»( Voir Le rapport Karski, documentaire de Claude Lanzmann diffusé par Arte en 2010). Cette réponse apparemment étonnante («il dit peut-être vrai mais je ne peux le croire») constitue pourtant l'aveu sincère des limites humaines de notre imagination en la matière. Nous restons réticents à accepter la réalité des horreurs commises par des Hommes sur d'autres Hommes, comme si notre foi en l'Humanité en était insupportablement ébranlée: victimes et témoins sont alors renvoyés à leur silence et à leur solitude.
Cependant, que notre imagination, par sa rigidité et ses habitudes, rechigne à se plier à une affirmation d'apparence extrême ou étrange ne prouve rien: dans le domaine particulier des exactions humaines, tout a été commis; et pourtant, aucune leçon n'en est tirée. On sait, ainsi, qu'une chose peut se forger une réalité dans notre esprit, sans être pour autant vraie (le déplacement, par exemple, du Soleil et la fixité de notre planète). Mais surtout, et inversement, qu'une chose peut n'avoir aucune réalité dans notre esprit (comme la révolution de la Terre autour du Soleil) et en être, pour autant, tout-à-fait vraie. Le même Galilée dont Emmanuel Kant disait qu'il avait «compris que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans, et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent son jugement».
Par ailleurs, entendons-nous: si le but unique du mensonge est d'être cru (et c'est le cas), il sera toujours présenté par le menteur adulte comme vraisemblable, au moins aux yeux du plus grand nombre. De son côté, la vérité étant la simple qualité de dire ce qui est, et si elle préfère être crue, ne peut, pour ce faire, se parer à tous coups des attraits de la vraisemblance: elle est comme elle est. La vérité part donc avec un handicap majeur par rapport au mensonge. Si elle est éloignée un tant soit peu de la vraisemblance raisonnablement acceptable, elle sera accusée d'être un mensonge. Or, la vérité, même invraisemblable, ne pourra jamais être sur ce point confondue avec un mensonge, puisque la nature propre et particulière de celui-ci est d'être toujours vraisemblable. Ce qui revient à dire, pour simplifier, qu'une affirmation peut être vraisemblable en étant mensonge, et qu'elle peut être invraisemblable en étant vérité. Le critère de la vraisemblance n'en est donc pas un, et celle-ci n'est donc en rien la condition nécessaire de la crédibilité.
Mensonge et démagogie.
Mais le menteur chevronné doit être aussi capable de saisir le désir plus ou moins conscient de l'autre et de s'y adapter; comprendre ce qui correspond chez le dupé à une attente qui reste souvent, par prudence, informulée. Le berné voit alors dans le mensonge habilement construit qui se présente à lui, une confirmation de ressentis et de préjugés qu'il a parfois du mal à assumer tout seul. Le mensonge vient combler cette attente: modelable à loisir, il est démagogique.
Démagogique, donc séduisant. Dans une affaire hautement médiatisée, par exemple, comme celle d'Outreau, le mensonge porté par les avocats de la défense et leurs relais médiatiques commence par une diversion: faire peu à peu dévier le procès de violeurs présumés vers le procès de la Justice elle-même. Il suffit au départ de quelques relais importants(«agents d'influence») comme Le Monde, l'AFP, Le Figaro, etc. pour que les autres médias emboîtent le pas et reprennent le discours sans réfléchir, comme des perroquets. En amenant ainsi l'affaire sur ce terrain particulier, en saturant les médias d'un discours univoque, cela permet de détourner l'attention du public de l'objectif principal (trouver la vérité, punir les coupables, protéger les enfants); tout en comblant l'attente d'un ressenti populaire fort: la justice n'est pas juste et «dysfonctionne».
Le mensonge «réussi» présentera alors un double avantage: d'une part, répondre à cette attente populaire (populiste?) d'une critique sévère de l'Institution judiciaire; et, d'autre part, (objectif non-avoué), déminer le champs dangereusement explosif d'une affaire délicate risquant à tous moments de devenir une «affaire d’État»: il était impératif que le bébé partît avec l'eau du bain (ou que l'arbre continuât à cacher la forêt!). Car si l'on parvient à détourner suffisamment l'attention d'un public sous-informé vers le fonctionnement général de la Justice( à propos duquel il y a, il est vrai, fort à dire: mais ce n'était pas exactement le sujet, et ce qui reste général est toujours faux), c'est aussi pour faire accepter que, si elle est «injuste», cette Justice le serait donc avec tout le monde.
Habilement utilisé, le poncif démagogique de la «Justice injuste» servira ainsi, non seulement à occulter la vérité en donnant un os à ronger à l'opinion, mais surtout à occulter l'existence d'une organisation de prostitution enfantine et à exonérer les véritables responsables des graves maltraitances physiques et psychologiques commises à répétition durant des années sur de jeunes enfants.
Mais la vérité est-elle toujours dérangeante? Tout dépendra de ce que chacun est capable d'entendre. Dans l'affaire citée plus haut, fallait-il voir, comme tout le monde l'affirmait à l'époque, une Justice qui dysfonctionnait gravement, au point de provoquer le plus grand risque d'erreur judiciaire collective que l'on n'ait jamais vu dans toute l'histoire d'un pays démocratique, ou alors: des magistrats, des policiers, des enquêteurs, des Services sociaux, des experts, des jurés, qui ne firent pas si mal leur besogne; puis des coupables évaporés dans la nature, et beaucoup plus nombreux encore, œuvrant au sein d'une organisation de proxénétisme et de prostitution enfantine, comme il en existe tant par ailleurs? Avec le temps, on échappe peu à peu, il est vrai, au scandale, qui doit toujours avoir avec lui l'immédiateté: certains s'en réjouissent, d'autres le regrettent. Mais cela peut avoir, hormis l'effacement souhaité des traces dans les mémoires, un autre effet: le retour de flammes (ou «backfiring»).
Il ne faut pas non plus oublier ceci: la Justice est constamment en conflit entre l'impératif ordinaire de rendre en conscience la justice(«sereinement») et l'impératif supérieur de préserver («sous pressions») une paix sociale certaine d'être très dangereusement bousculée si la vérité entière se savait sur les sujets les plus délicats. L'Institution est-elle ainsi dominée par un impératif qui lui est extérieur: assurer l'ordre public, quoi qu'il en coûte, même si cet impératif entre souvent en contradiction avec le fait de rendre la justice et de rechercher la vérité, notoirement dans des affaires sensibles qui vont, rapidement, devoir être verrouillées au plus haut niveau.
Un cas limite: le gros mensonge.
Dans certains cas, cependant, le mensonge est si gros qu'il semble difficile à faire avaler, notamment quand sont mis en cause l’État, les forces de Police, les Services de Renseignements, le Pouvoir politique et les Institutions en général (cf. Le nuage de Tchernobyl, la mort de Robert Boulin, l'absence de dopage dans le sport de haut niveau, sinon marginalement, etc.), et que la vérité risque de créer du désordre et engendrer de mauvaises pensées. Mensonge massif qui constitue un véritable coup de force intellectuel. C'est là que tout va se verrouiller et passer sous contrôle: le même mensonge invraisemblable répété («asséné») par des paroles d'autorité (politiques, journalistes, chroniqueurs) sera peu à peu accrédité, même s'il est «gros» aux yeux des spécialistes, d'autant plus que le domaine concerné requiert un minimum de connaissances et présente, donc, des possibilités infinies de manipulation. L'invraisemblable de départ passera par la machine à «vraisemblabliser» sans que personne ne trouve rien à y redire: éléments de langage choisis par les maîtres de la parole publique; formules habiles qui marchent qui seront martelées (comme «la dictature de la transparence» dont parlait un ancien Président de la République, ou «la dictature de l'émotion» qu'imposeraient les défenseurs des enfants abusés).
Le gros mensonge, alors estampillé «vérité indiscutable», devra être accepté par tous, et même au prix de contorsions mettant à mal le bon sens, l'expérience ou la simple logique. Type particulier de mensonge, toujours lié à de possibles scandales, et qui est à prendre ou à laisser, faute de mieux, tant la vérité est savamment dissimulée. Mais attention: si vous laissez, vous êtes un sceptique mauvais sujet, jamais content de rien; ou un dissident, ou pire, un complotiste, autrement dit: un fou paranoïaque. Donc, plus est énorme le mensonge imposé, plus anesthésiant, terrorisant et sidérant est le pouvoir qui l'autorise, le promeut ou le fabrique. Un «gros» mensonge malmenant la Raison ne peut passer que par force ou par ruse, et sa taille est proportionnelle à la puissance des canaux et des porteurs multiples qui le propagent, des voix qui le véhiculent et l'imposent bon gré mal gré. Dit autrement: plus important est le pouvoir mis en action, plus le mensonge peut s'autoriser à être gros. Un gros mensonge qui passe est la signature d'un pouvoir assez sûr de lui pour défier le sens commun. La vérité attendra, parfois fort longtemps, que l'eau s'écoule sous les ponts de la version officielle, au prix cependant d'une perte générale de ce qui reste de confiance chez le citoyen. C'est sans doute ainsi qu'il faut comprendre la formule fameuse «plus c'est gros, plus ça passe»: adage dont peuvent se prévaloir toutes les dictatures, et, malheureusement, bon nombre de «démocraties»(cf. Les armes de destruction massive en Irak).
Enfin, si le mensonge accède au rang fort envié de doxa ou de dogme, les autres mensonges qui en découleront seront désormais acceptés sans réticence. Mais lorsque le mensonge s'est érigé en un dogme auquel il faut croire aveuglement, il perd son nom et échappe à la dichotomie vérité/ mensonge, pour entrer dans une pétrification de la raison qui a un rapport avec la soumission et la folie: nous sommes, par exemple, dans l' au-delà caractéristique des certitudes sectaires.
Penser l'impensable: le témoignage des victimes et des rescapés.
Il fallut ainsi plus de vingt ans pour que l'on commence à prêter attention aux récits terribles et comme hallucinés de l'extermination et des crimes sans nom de la Shoah. Récits, on le sait, jugés au départ invraisemblables, d'où le mutisme de bien des rescapés. Maintenant que les faits sont largement établis, il n'en reste pas moins difficile aux consciences contemporaines d'accepter de s'ouvrir à nouveau devant l'incroyable, l'inouï, l'irreprésentable: ainsi, les crimes sexuels perpétrés sur des enfants par les nazis, dans les camps, les ghettos ou ailleurs, reste, en grande partie, un sujet à la fois mineur, marginal et inexploré: tout ce qui appartient au domaine de la sexualité (a fortiori quand il s'agit d'enfants abusés) semble devenir impensable et anecdotique, tributaire des éventuels fantasmes d'un chercheur un peu dérangé; ne pas mériter d'appartenir à la grande Histoire: «L'establishment de la recherche sur la Shoah ne pense pas que l'Holocauste et le sexe vont de pair(...). Mais qui décide de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas? »(Ronnie Sarnat, réalisatrice israëlienne de Screaming Silence, documentaire qui fait parler d'anciens enfants rescapés des camps, et qui ont subi des sévices sexuels durant le Génocide). C'est pourtant dans ces recoins, ces impensés et ces angles morts, que se trouve souvent l'éventuelle réponse à bien des questions.
L'imagination demeure donc trop souvent incapable et impuissante, par déni le plus souvent, devant des témoignages de violences, notamment les violences sexuelles commises sur de jeunes enfants ou des bébés, que ce soit par le passé ou aujourd'hui.
Car il est une chose commune que les faits extraordinaires ne semblent possibles et envisageables que lorsqu'ils sont déjà survenus et acceptés (le temps faisant son lent travail), y compris au sommet de l'horreur (crimes de guerres, génocides, crimes contre l'Humanité,...). Mais il devient beaucoup plus difficile d'admettre la véracité de faits inédits, ou présentés comme tels. Il faut pourtant bien, malheureusement, que les choses arrivent une première fois; et à qui connaît l'Homme qui n'est livré qu'à lui-même, rien n'étonne.
Combien, alors, de mensonges, de délires et de fantasmes dans les témoignages des rescapés des camps? La question choque. Combien de mensonges, de délires et de fantasmes dans le témoignage contemporain des enfants abusés ou des femmes violées? La question, soudain, ne choque plus, et il serait bienvenu de se demander pourquoi. Les faits anciens sont, en effet, et d'autant plus qu'ils sont massifs, comme sanctuarisés et fixés pour toujours dans un «devoir de mémoire» qui nous fait oublier les horreurs du présent. Et le caractère massif des violences sexuelles d'aujourd'hui est alors dénié.
Il existe, bien entendu, des impossibilités «matérielles» de multiples sortes, mais pour le reste, le viol d'un bébé de trois mois, qui semble «matériellement» impossible pour des raisons purement physiologiques, est une chose qui arrive, comme peuvent en témoigner les photographies qui circulent dans les réseaux pédocriminels, ainsi que bon nombre de témoignages fiables. Ce qui est sûr, par ailleurs, c'est que le nourrisson ne survit généralement pas à ces terrifiants sévices qui passent l'entendement. Et, après tout, le viol et l'assassinat aujourd'hui d'un nourrisson ou des faits de zoophilie sur enfants sont-ils plus invraisemblables que ceci autrefois: fabriquer des boutons avec des ossements humains, des abat-jour avec de la peau humaine; incinérer méthodiquement des dizaines de milliers de cadavres par jour et faire de l'engrais pour les champs avec les cendres? Tisser consciencieusement des couvertures avec les cheveux des femmes gazées; organiser, pour se distraire, des séances de «chasse» en lâchant des chiens féroces sur de jeunes enfants terrorisés; fabriquer du savon avec la graisse des concentrationnaires, etc.?
D'où l'impérieuse nécessité, si l'on veut s'attacher à la recherche de la vérité, au moins celle des faits (comme le ferait un enquêteur ou un historien), et si les horreurs de l'Histoire récente nous restent présentes à l'esprit, de s'efforcer à «sortir de soi», de ses habitudes, réflexes, présupposés, conditionnements sociaux et culturels, etc. Mais il faudrait ajouter, à la suite notamment de Bergson, qu'à cette intelligence extérieure aux choses qui a tendance à figer le réel, il convient d'adjoindre l'intuition, qui se transporte doucement à l'intérieur de l'objet: accéder, au final, à une sorte de sympathie et de plasticité grâce auxquelles l'esprit acquiert la mobilité d'un réel souvent insaisissable, particulièrement quand il est choquant, et permet de s'ouvrir et de coïncider avec lui.
Il n'est bien entendu pas question de sombrer dans l'angélisme d'un impossible rêve de totale transparence. On sait, par exemple, que politique et vérité à tout prix ne font pas bon ménage. Cela ne signifie pas pour autant que le cynisme politique puisse s'accepter, pas plus que le mensonge de masse que sont la propagande (le droit de mentir pour pouvoir gouverner) et la publicité envahissante (le droit de mentir pour pouvoir vendre).
La fabrique de l'opinion.
Le citoyen, c'est chacun de nous, pris séparément. Le citoyen peut réfléchir, et trouver lui-même les moyens de le faire. L'opinion publique est, au contraire, une force indistincte aux comportements impulsifs. Soumise à toutes les pressions et manipulations, elle ne réfléchit pas. L'opinion publique est presqu'une abstraction, qui joue pourtant un rôle considérable dans la manière pour les Pouvoirs de conduire les affaires sensibles. C'est donc elle qu'il faut convertir en priorité et amener doucement (ou non) là où l'on veut l'amener, les instruments de la conversion ne pouvant être que les médias, l'édition, le cinéma grand public.
On se souvient peut-être de la célèbre formule, cynique en tous points, en vogue dans les pays de l'ex-Union Soviétique: «Mieux vaut avoir tort avec le Parti, qu'avoir raison sans lui». Ce qui revient à dire qu'il est plus prudent de mentir avec tout le monde que dire la vérité tout seul. En effet, la nécessaire cohésion sociale se trouve dans la répétition d'un récit collectif et l'adhésion sans faille à celui-ci. Une forme de bien-pensance, de croyance, voire de conformisme commode. Rester du côté du grand nombre, se calquer sur l'attitude de tous, se rassurer à l'ombre des Puissants qui font l'opinion, des Institutions, de la Communauté; raconter l'Histoire telle qu'elle est écrite par les «vainqueurs», et imposée par la toute- puissance narrative du récit dominant. Même nu, le Roi du conte d'Andersen ne sera jamais vu ainsi; seul l'enfant dira ce qu'il en est: vérité factuelle pourtant visible aux yeux de tous, mais le Roi est la force, et malheur à qui bouleverse la teneur du récit imposé par les Puissants.
On finit alors par constater chez beaucoup, y compris chez des gens sincères, de curieux phénomènes inconscients de défense consistant à accepter des fonctionnements pervers tels que le retournement accusé/victime: celle-ci devient accusée, l'auteur devenant victime, au même titre que si, dans ce renversement, le mensonge devient vérité, c'est que la vérité est un mensonge, et que la combattre vigoureusement est un impératif salutaire.
Mais il faut avoir aussi conscience de cette double attitude des médias par rapport aux affaires potentiellement scandaleuses: désigner le problème, montrer le scandale possible pour ensuite le dénoncer, et participer ainsi à la transformation du réel, ce qui exige prise de risque, donc, courage; ou bien, traquer le scandale pour uniquement le mettre en scène, sans effet véritable sur le réel, quitte à retirer ses billes quand le terrain devient mouvant, ce qui n'exige que crainte du risque et prudence, autrement dit, couardise.
Le mensonge s'autorise aussi depuis fort longtemps dans le domaine de la Justice: sous couvert de «secret professionnel», mensonges par omission ou «pieux mensonges», utiles à la stratégie de l'avocat, sont légions. Mensonges bancals et mal assurés de clients, qu'il va falloir consolider; rétractations incompréhensibles après des aveux circonstanciés: place alors à l'imagination du défenseur, qui est payé aussi pour cela (l'aveu deviendra rapidement «extorqué»). Et selon l'adage que «la fin justifie les moyens», le mensonge devient vertu et la vérité devient vice. Est-on, pour autant, habilité à œuvrer si publiquement contre la vérité? Et l'on ne s'étonne plus qu'un avocat d'une célèbre affaire de réseau pédocriminel déclare sans vergogne: «Entre la vérité et mon client, je choisis mon client».Tous les moyens sont bons pour gagner, y compris les plus vils. Ou encore, lorsqu'un défenseur affirme avec force que le dossier d'instruction de son client est «vide», ce qui est littéralement impossible, à partir du moment où l'affaire est audiencée. Tous, mensonges volontaires et assumés, déclarés doctement devant une opinion qui ne sait plus trop où elle en est. Ces mêmes avocats, dont la rhétorique perverse n'est plus à prouver, qui déclarent haut et fort qu'il «vaut mieux cent coupables en liberté qu'un seul innocent en prison», quand on sait qu'il peut s'agir de pédocriminels endurcis potentiellement récidivistes. Curieuse proposition que ce faux-dilemme (ou fausse dichotomie), autrement dit: raisonnement qui consiste à présenter deux solutions comme si elles étaient les deux seules possibles. Ces Raminagrobis rhétoriqueurs en toge noire qui fustigent aussi chaque jour la rigueur liberticide des lois, et à qui il conviendrait de rappeler la phrase de Lacordaire: «Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui protège». Et tout cela devant une opinion à qui l'on a ainsi, et cyniquement, ôté toute possibilité de jugement, donc, toute liberté de penser. Lorsque l'on sait que, auxiliaires de cette même Justice, ces avocats sont en outre censés travailler à la recherche de la vérité, et qu'ils ont prêté serment de «probité»...
Servis le plus souvent prédigérés, ces mensonges et ces sophismes seront facilement assimilés: puisque tout le monde le proclame avec insistance et une apparente sincérité, notamment des gens sérieux comme les chroniqueurs judiciaires et journalistes en vogue de grands médias nationaux, ça ne peut être que vrai. Il vaut mieux, en effet, «penser avec» que «penser contre», l''instinct grégaire se mariant alors avec le confort, la prudence, l'ignorance et la paresse intellectuelle.
Même sous le masque trompeur de la douceur, le mensonge reste une violence. Plus le niveau de responsabilité du menteur sera élevé, plus sûrement sera scellée la vérité, plus sera forte la violence du mensonge et celle exercée à l'encontre du jugement et de la conscience du citoyen.
La violence.
En fait, il s'agit le plus souvent d'accepter, à travers le mensonge volontaire et le déni de la vérité, surtout quand ils viennent d'en-haut ou de personnages autorisés, une violence, quelle qu'en soit la forme et l'expression; violence légitimée par le Pouvoir, et qui le légitime à son tour.
Il nous est ainsi raconté que cette violence serait inhérente à la plupart des groupes humains, donc naturelle. Ce serait une fatalité, regrettable certes, mais jamais un scandale, puisque nécessaire au bon fonctionnement de la communauté et au maintien solide de l'équilibre de la pyramide sociale. Il y aurait donc toujours des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités, des puissants et des faibles, des hommes en uniformes noirs et des concentrationnaires, des kapos et des détenus, des maîtres et des esclaves, des gens qui réussissent et d'autres qui ne sont rien; des hommes plus forts que les femmes, des parents que leurs enfants. Les dominants naturels auraient donc alors un droit sur les plus faibles, même si ce chemin philosophique conduit, on le sait pourtant bien, à la Barbarie; et que la tendance prédatrice de quelques uns ne peut être contenue que par la solidité du lien social et des lois librement consenties qui protègent tous et chacun.
La Puissance de ces quelques-uns, si on la tolère, justifiera alors le secret, donc le mensonge, et la violence. Il n'y a pas de Puissance qui ne s'exerce sans violence, et visiblement. Si l’État et les Institutions sont censés protéger le citoyen, qui protège le citoyen de l’État? Si l'on se fait kidnapper par des malfaiteurs, on prévient la Police. Mais si l'on se fait kidnapper par la Police, qui prévient-on? Le Pouvoir doit être ostentateur, visible et reconnaissable en toutes circonstances, et immédiatement.
Et, dès lors, malheur aux faibles! «La Nature est cruelle, nous avons donc le droit de l'être», comme disait l'autre. Le paradoxe restant entier: la faiblesse de l'agresseur ne peut se transformer en force que devant plus faible que lui.
Un travail important reste à faire concernant la violence institutionnalisée, de manière plus visible encore dans les dictatures (dont le nazisme), et la pédocriminalité, où sont mis en action notamment, individuellement ou collectivement, des mécanismes psychiques identiques. Là où opèrent conjointement, particulièrement en temps de guerres, la force grégaire et prédatrice du groupe, l'état hypnoïde dû à une violence collective extrême ou le simple sadisme, l'anesthésie émotionnelle qui en découle, la folie meurtrière, l'impunité légale que confère l'uniforme, la toute-puissance autorisée, l'absence de limites de quelque ordre soient-elles, psychologiques, sociales, morales, juridiques, humaines. La pédocriminalité, à l'instar du viol en général et des tortures, s'épanouit sans entraves, et devient une des figures vivantes de la barbarie contemporaine. Que ce soient les circonstances historiques et sociales qui s'y prêtent, le moment idéologique, ou l'indifférence coupable de l'opinion et des responsables, la nature prédatrice de certains s'exerce là sans freins aucuns, et les interdits les plus structurants s'en trouvent, du coup, abolis.
Que dire alors quand ces crimes conduits par une violence qui dépasse la raison se commettent en temps de paix? Pour nos yeux qui refusent de voir la barbarie qu'on pensait révolue chez nous transpirer du serein et banal quotidien qu'on imagine être le nôtre?
A quoi sert donc un plaidoyer pour les enfants terrorisés victimes des pires cruautés et qui ont peur de parler si chacun s'efforce de regarder ailleurs? Car c'est bien en acceptant de voir le monde tel qu'il est que l'on peut tenter de le changer.
Les minorités actives.
Dans toutes ces choses, il est périlleux de se distinguer du groupe et de s'en dissocier, ne serait-ce que par le discours. Non seulement ces voix, si elles sont entendues, ne seront pas crues par le grand nombre, mais surtout sévèrement attaquées et punies. C'est ce qui arrive aux messagers modernes que sont les «lanceurs d'alertes». Là où Edward Snowden devient, pour les Pouvoirs en place, beaucoup plus dangereux qu'une bande de djihadistes.
Viendra alors sur le champ, concernant leurs révélations, l'imposture de l'argument facile du «délire complotiste», sachant pourtant qu'il existe deux graves écueils en la matière: voir des complots partout et n'en voir nulle part. Avec ce bel argument servi à toutes les sauces, l' affirmation de l'existence des chambres à gaz nazies ne serait que le résultat d'un complot juif, tandis qu'inversement, les nazis n'auraient jamais comploté pour régler à leur façon la «question juive»... C'est un peu comme si Galilée avait, seul dans son coin, ourdi, pour se rendre intéressant, un complot pour faire tourner le globe autour de l'astre solaire, réalité scientifique, au demeurant, qui bousculait beaucoup plus que les apparences; le problème était surtout là: celui de nos fausses certitudes et de nos aveuglements, de nos représentations erronées et des Pouvoirs qui ont intérêt à les entretenir.
Ajoutons que dire la vérité, reléguée pourtant aujourd'hui au rang de simple opinion parmi d'autres (une sorte de «point de vue»), constituerait alors un danger, une menace qu'il convient de sérieusement combattre, d'autant plus que le domaine abordé est délicat et dérangeant. Nager à rebours du chemin habituel des eaux est difficile et dangereux, et souvent mal considéré par la puissance du courant dominant que représente la pression sociale et médiatique et les représentations idéologiques qui en découlent. Tâche épuisante que cette nage à contre-courant, qui peut décourager les plus solides des démocrates les plus sincères.
Plus vigoureuse sera d'ailleurs la réaction des Institutions et plus sévères en seront les menaces et les sanctions, plus sûre sera la justesse du combat mené par ces minoritaires. Les attaques seront à la mesure exacte de la dangerosité potentielle pour les Pouvoirs du propos et de l'acte dissident, quel qu'il soit. Dénoncer les Puissants, et leurs pratiques, les mensonges et crimes d'Etat peut coûter fort cher à qui s'y risque; de même, à un niveau moindre, que dénoncer pour une mère un père incestueux, une jeune femme de dénoncer un viol dans son milieu professionnel ou pour un médecin de procéder à un signalement de maltraitances sur enfants... alors que déclarer avoir rencontré des extra-terrestres ne prête qu'à sourire.
On ne peut donc être efficacement minoritaire et actif, qu' à condition de ne jamais lutter seul, sous peine d'être condamné durablement. La victoire du «seul contre tous» ne fonctionne que dans les fictions.
Pour finir.
Dans le domaine particulier des violences faites aux femmes et aux enfants, aux vieillards, aux personnes en situation de handicap, bref aux plus faibles physiquement ou moralement, les témoignages des victimes seront toujours et immanquablement suspectés. Si ces violences, particulièrement lorsqu'elles sont intrafamiliales, ou encore lorsqu'elles qu'elles sont le fait d'un groupe qui s'auto-protège comme une Institution, outre le déni et la suspicion, on fera jouer le sacro-saint domaine protégé des «mœurs privées» ou des «affaires internes». Et le linge sale devra ne se laver qu'en famille. N'est-ce pas ce qu'induit le Serment d'Hippocrate: «admis à l'intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qu'il s'y passe»?
Ne reste alors plus que le Droit, les lois qui devraient protéger le plus faible et la victime, car cette dernière ne choisit jamais d'être ce qu'elle est, tandis que l'agresseur, si. Les lois, dans bien des domaines comme le harcèlement et les viols, resteront cependant le plus souvent lettre morte, car une loi ne peut être efficace et appliquée efficacement que lorsqu'elle est soutenue et acceptée par l'ensemble de la communauté des Hommes. Communauté cependant maintenue dans les conformismes les plus ridicules, les stéréotypes les plus étroits, les mensonges et les mystifications les plus éloignés de la réalité du terrain, pour qui sait voir et entendre. Mensonges qui nous entretiennent dans l'illusion d'un monde qui n'existe pas.
Une société inégalitaire et violente, quelles qu'en soient les lois, et même si elles sont justes, ne pourra au final produire que du secret, du mensonge, de la violence, et des lois mal appliquées ou inappliquées.
«Malheur à celui par qui le scandale arrive» rappelle-t-on. Malheur à lui, en effet: il sera sacrifié sur l'autel de la nécessaire stabilité des Institutions, de la pérennité des Pouvoirs, d'une cohésion sociale sacralisée et, parfois, d'une Raison d’État.
A la vérité sans fard, on préférera la croyance collective, plus rassurante, même si elle est mensonge ou erreur. Mais comme pourrait le dire Galilée: «Si tout le monde a envie de se tromper avec tout le monde et donner foi aux mensonges des Puissants, tant pis. Elle tournera bien sans eux».