ÉPILOGUE
Le flambeau lancé dans l’abîme sans fond de l’affaire d’Outreau aura-t’il seulement permis d’en éclairer furtivement les parois et, peut-être, quelque secret recoin?
Le présent livre ne peut en aucun cas être un «récit» de plus. Un récit parmi d’autres, et dont la plupart, nous avons tenté de le montrer, étaient volontairement fallacieux. C’était pourtant, là aussi, à la fois toute la difficulté et l’un des grands intérêts de la question.
Le chercheur américain Hayden White, cité par Johan Chapoutot1, publia L’Histoire s’écrit2. Mais, rajoutait Chapoutot:« L’Histoire s’écrit, bien sûr, mais on peut écrire du vrai. »
Autrement dit, ce n’est pas parce que c’est raconté (comme une «histoire») que c’est faux. Toute mise en récit n’est pas forcément fautive ou, pire, trompeuse. Chacun certes, qui tentera de rendre compte des faits se heurtera tout bonnement à la complexité irracontable du réel. Dans les années 1960, le Nouveau Roman français s’était penché sur la chose, à travers, par exemple, le «roman» de Michel Butor, L’Emploi du Temps (1956). Cela était bienvenu, intelligent, compliqué, perturbant. Et frustrant : l’Homme, malgré ses ambitions, ne pouvait donc parvenir à tout maîtriser3.
Mais quand on écrit du faux avec autant d’insistance, comme c’est et ce fut le cas pour notre affaire, à défaut de le revendiquer, on le sait parfaitement. Et c’est à coup sûr parce que l’on trouve une raison à le faire. Le plus souvent, raison toute personnelle. Et les « Intérêts Supérieurs du Pays », et la « Raison d’État » ne sont plus que de bien piètres arguments, qui ne renvoient qu’à la satisfaction d’une ambition toujours individuelle4 et à la consolidation d’un Pouvoir, par dessus la tête de citoyens laissés volontairement dans l’ignorance…
Il est terrible en même temps de constater que ce monde mensonger de l’affaire, dans lequel le public- le citoyen- fut immergé jusqu’à en suffoquer, ce monde reconstruit de toutes pièces, reste cohérent. A qui en tout cas n’examine pas trop les coins et trop fourre son nez sous les tapis. Monde cohérent et après tout possible, pour qui est simple, naïf, crédule, ignorant du dossier ou simplement honnête. Monde cohérent, tranquille, rassurant. Au prix pourtant d’un lourd tribut que le citoyen devra bien payer, sans le réaliser sur le coup. Lourd tribut d’un discours dominant et unilatéral, qui ne souffrait, et ne souffre toujours pas, d’aucun contradictoire d’aucune espèce de sorte. Les éventuelles voix discordantes étaient violemment renvoyées à la bêtise, la folie, l’ignorance, l’extrémisme, la malignité. Et le sont encore aujourd’hui.
Ici, certes, la sensibilité contemporaine fut rassurée d’apprendre que des actes inhumains perpétrés sur de très jeunes enfants n’avaient pas existé. Que, non plus, des enfants n’étaient pas morts sous les sévices. Que ces inqualifiables agissements étaient inimaginables et qu’il était donc inutile et malsain de les imaginer, comme ont pu se risquer à le faire certains esprits dérangés qui « voient le mal partout ».
Pourtant, « Avant de prendre le pouvoir et d’établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfaisait les besoins de l’esprit humain. » Ainsi le disait Hannah Arendt, dans Les Origines du Totalitarisme5. A propos d’autres circonstances : vraiment ?
Georges Orwell n’aurait pas écrit la chose différemment.
1Op.Cit.
2Éditions de la Sorbonne, 2017.
3 Certains diront : « Tant pis ! ». D’autres diront : « Tant mieux ! »
4C’est sans doute à ce prix que l’on devient Ministre. De la Justice, qui plus est.
51951.