Dans la Commedia dell’Arte italienne, les comédiens portent des masques. Ils donnent à voir à tous ce que représente le personnage incarné. Mais les comédiens apprennent aussi que derrière le masque affiché, il y a toujours un contre-masque. Par exemple, Arlequin est un rebelle à l’autorité. C’est ce qu’il donne à voir. Pourtant, son contre-masque doit être capable d’exprimer aussi un désespoir infini. Et ce sera donc tout l’art du comédien de le faire apparaître.
Ainsi, Il Dottore (le Docteur) affiche devant tout le monde un discours maîtrisé, un corps bridé. Pourtant, son contre-masque fait apparaître tout au contraire une libération des sens, notamment de la sexualité. Sans retenues aucune, sinon celle de l’image qu’il expose à tous.
Pantalon accumule de son côté les richesses. C’est un avaricieux. Mais il est capable pour autant de tout dépenser, par exemple pour une jeunette. Polichinelle est plus ambigu. Tend-il la main pour secourir ou pour frapper? Son contre-masque reste celui du sadisme.
«Cachez ce Saint...»
La figure de l’abbé Pierre correspond on ne peut mieux à ce qui vient d’être dit. Le contre-masque de l’icône des pauvres, du saint homme, s’affiche aujourd’hui tristement. Ce fut un choc pour beaucoup, et on peut aisément le comprendre.«Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais maintenant vous dites: nous voyons. C’est pour cela que votre péché subsiste.» (Saint Paul).
Pour le Pape, l’abbé fut un «grand pécheur». Le moins que l’on puisse dire. Mais pas un mot pour les victimes dans la bouche du Saint Père. Certains esprits pervers se diront sans doute: «Oui, mais dans leur grande précarité, leur fragilité, leur demande pressante d’aide, n’étaient-elles aussi un peu responsables? En tout cas, ce n’était pas la faute du bon abbé si elles étaient déjà victimes avant...»
Alors, comment avons-nous donc pu adorer un tel personnage? Et si l’on doit toujours séparer l’homme de l’œuvre (impossible sinon de lire Céline), ce qui peut choquer ici est que les victimes étant des femmes déjà victimes, l’abbé en fit de la sorte des «sur-victimes», incapables dès lors de dénoncer ses invraisemblables agissements.
Faut-il déboulonner les statues de l’abbé, comme on le fit en 2010 à Gori en Georgie avec la statue d’un autre grand homme vénéré, Staline? Et avec combien d’autres?
En somme, pour paraphraser Le Tartuffe de Molière, «Cachez ce saint que je ne saurai voir...».
C’est ce qui se dit, se discute dans les communautés, commence à se faire. Et les représentations souriantes de l’abbé bienveillant et protecteur sont peu à peu effacées, rendues invisibles au regard de chacun. Les images, les sculptures, les fresques, parfois maladroites ou naïves de l’abbé disparaissent peu à peu du paysage. Son célèbre déguisement -son masque donc- plus personne ne tient à le voir. Seul demeure en effet le contre-masque: comment s’en débarrasser?
Mais pour l’invisibilisation des choses très gênantes, voyons aussi autre chose.
La Tour infernale.
(Du passé faisons table rase).
Faire table rase d’un fichu passé qui colle aux semelles, obsédant et mortifère à la fois.
Outreau, dans la banlieue de Boulogne-sur-Mer, et à un autre niveau, en est un cas typique.
La ville porte en elle, comme la nuée porte l’orage, une réputation sulfureuse liée à la triste histoire de pédocriminalité de l’affaire du même nom. Devra-t-on débaptiser Outreau, ce toponyme maudit qui fait encore trembler bien des gens, et non des moindres? Pour effacer l’envers des choses et le contre-masque, que faut-il donc faire?
Eh!Bien, on démolit, on écrabouille, on raye de la carte, piétine, dévore à tout va. Les crocs monstrueux d’ engins de chantier gigantesques, pareils à des monstres préhistoriques en acier trempé, dévorèrent à pleines mâchoires métalliques, à partir d’octobre 2021, les toits et les murs de la fameuse Tour du Renard d’Outreau, qui cachait notamment les terribles turpitudes du couple Delay-Badaoui et leurs enfants, ainsi que d’autres concernés par l’affaire, comme l’abbé Wiel ou le couple Lavier (lourdement condamnés d’abord, puis acquittés en appel).
La décision de ce spectaculaire effacement, fut prise au plus haut niveau. L’ensemble HLM, construit en 1958, aurait pu être réhabilité et rénové à moindres frais. Comme c’est presque toujours le cas par ailleurs. Le coût total (destruction, déblaiement, reconstruction) est estimé à 38 millions d’euros. Y contribuèrent, l’État, la Région, la ville, les promoteurs. Le projet du futur ensemble est là. Les plans sont établis, les maquettes sont prêtes. Au lieu des 287 logements, 56 maisons individuelles, 29 appartements, un équipement collectif. La pédocriminalité n ’a qu’a bien se tenir: les classes moyennes remplaçant les prolétaires, imaginer-t-on que tout cela rentrera naturellement dans l’ordre? Moins de logements, certes, mais tout cela beaucoup plus riant, plus aéré, avec des arbres, des fleurs, des bosquets, des pelouses; des pavillons individuels coquets, proprets et tout et tout… Mais pas assez classieux heureusement pour accueillir des gens comme Matzneff, Polanski, Epstein, et tutti quanti…(La place manque).
Cela n’empêchera pas certains anciens habitants de la Tour du Renard de regretter malgré tout sa disparition: «C’était toute notre enfance, notre jeunesse qui s’en vont. Malgré tout, on a été heureux ici...». Que de sentimentalisme! Tournons-nous résolument plutôt vers un avenir radieux, où ces sales affaires n’existeront plus et où viols et agressions sexuelles sur enfants ne seront plus qu’un souvenir! Il n’y a que la foi qui sauve.
Mais le plus étonnant dans cette histoire reste l’argumentation utilisée car, pour expliquer la démolition et l’invisibilisation recherchée, peu est finalement dit sur la vétusté présumée de l’ensemble. C’est plutôt:
«Une réparation morale face aux calomnies». Rien de moins.
Destruction salutaire présentée comme «un symbole de résilience (sic)».
La presse: «Un moment attendu par les habitants qui espèrent aller de l’avant et oublier l’affaire qui avait agité la commune 20 ans plus tôt».
Le maire d’Outreau, Sébastien Chochois: «Une nécessité vitale», comme Frédéric Cuvillier, maire de Boulogne-sur-Mer: «Ce qui est de la solidarité nationale n’est pour Outreau que justice, que tout geste réparateur ne sera pour Outreau que justice, et que toute dignité donnée à chacune et à chacun des habitants d’Outreau ne sera que justice.» Des paroles fortes, comme on le voit. Quand la justice rime avec démolition…
Ou encore, toujours Sébastien Chochois: «Outreau a été l’épicentre de ce sentiment un peu méprisant. La ville a été tellement entachée par cette affaire. Je pense que la ville et ses habitants ont une image qui a été dégradée, et donc c’est une juste réparation.»
Un habitant: «On va essayer de reproduire quelque chose qui ne fasse plus penser à ça.» On l’espère en tout cas.»Et «ça», c’est quoi? Ce qu’il faut refouler?
D’ailleurs, l’effacement de la Tour du Renard fut paradoxalement montré, puisqu’il fut complaisamment filmé. Ce qui devait être caché fut donc exposé. Les scènes titanesques de la destruction dont l’enjeu, si l’on comprend bien, est à la fois réel et symbolique, servirent opportunément d’images chocs à l’introduction de la discutable série sur l’affaire de la télévision française intitulée «L’affaire d’Outreau» (2023). Façon de dire: circulez, plus rien à voir, ni à dire.
De la même façon, il faut aussi se rappeler que l'une des maisons de Marc Dutroux à Charleroi fut démolie en 2022. Les parents des petites victimes ont cependant demandé que les caves où se trouvaient les caches de soient pas détruites, au cas où les moyens techniques de la police permettraient aujourd'hui de retrouver encore des traces exploitables...
Mais la complexité du montré et du caché nous fait aussi revenir à plus près de nous:
Les viols de Mazan.
Mazan, petite commune française ignorée de bien des gens, et qui devient, à son tour,« l’épicentre» de crimes monstrueux. Mazan dont le château, nous dit-on , abrita en son temps les turpitudes du Marquis de Sade. Reste encore la «Tour de Sade». On a les inspirations que l’on peut.
Des «viols»? Avec circonstances aggravantes?
Certes, cela n’est pas encore avéré ni formellement établi. Puisque le procès de Dominique Pélicot bat son plein. Des «criminels» en brochette? Peut-être bien. Sans doute. Mais ces hommes «ordinaires», ce qu’ils affichent, restent des «présumés». Accusés certes, mais non condamnés.
Tâchons cependant que l’exactitude et la précision du vocabulaire utilisé, notamment (et légitimement) par la défense, ne devienne pas tout simplement l’expression d’une pure hypocrisie.
Gisèle Pelicot, «exhibitionniste», dira imprudemment la défense? Certes. Mais à son corps défendant. Et l’expression est adaptée à la situation. Alors?
Montrer, cacher? Dissimuler à dessein ou tout afficher? Gisèle Pélicot rejeta courageusement la possibilité d’un huis clos, auquel elle avait droit. Elle refusa la possibilité d’un procès dérobé aux yeux de tous. Et le mot «courage» est de mise, car il faut une grande force morale et mentale pour porter tout ça sur ses frêles épaules. Gisèle Pélicot décida donc d’avancer vers nous sans masque aucun. Car, et Gisèle Pélicot l’a fort bien compris, invisibiliser les crimes et les criminels, c’est aussi courir le risque d’invisibiliser les victimes
Ce n’est pas toujours le cas dans ce genre d’affaire car les victimes, emmurées dans la honte, se taisent le plus souvent. L’affaire de l’abbé Pierre le montre parfaitement. Se taire aussi pour tenter de se protéger, car parler est courir le risque de ne pas être cru, ce qui est une seconde agression. Refouler, autant que faire se peut. Sauf que cela ne marche pas toujours aussi bien que le discours sur la résilience veut bien le dire. Tenter d’oublier: en vain.
Dominique Pélicot, le mari, avait choisi d’avancer résolument masqué. Le masque du bon époux, du bon père de famille, du bon travailleur. Mais il lui fallait en même temps secrètement montrer. Ce qui était caché ne l’était que pour être montré. Être montré pour en jouir. Jouir de ce qui ne pouvait être que caché. Là fut le paradoxe fatal, car masque et contre-masque s’affichèrent alors tous deux en même temps.
Dominique Pélicot est-il un ancien enfant abusé, comme il se dit? C’est fort possible. Ce qui remettrait l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants au cœur du problème. Grande cause nationale s’il en est.
Gisèle qui choisira de montrer et de tâcher de tout dire. De mettre de la lumière où règne généralement tant d’obscurité.