OUTREAU, CHANT TRISTE POUR LES ENFANTS MORTS.
«J'aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, si je n'ai pas l'amour, je ne suis qu'un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.
«J'aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j'aurais beau avoir la foi à transporter les montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien.»
Première lettre de Saint Paul aux Corynthiens.
«Qui de nous veille(...) pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre? Nous qui pensons à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin?»
Jean Cayrol, texte pour Nuit et Brouillard, d'Alain Resnais.
«La tâche consiste à essayer que le monde ne se défasse». Albert Camus, Discours de Stockholm.
MOURIR.
Il y a assez de peines, de douleurs, d'insupportables injustices, de crimes et de massacres dans ce monde, qu'il est inutile de venir au secours du Diable, qui fait très bien son travail sans nous. Je suis contre la peine de mort.
Mais je comprends.
Je comprends qu'à la libération des camps nazis par les armées alliées, celles-ci, désarçonnées par ce que d'un coup elles voyaient: l'Enfer; je comprends qu'elles aient laissé des détenus qui avaient-pour ceux qui restaient-tâché de survivre dans des conditions que la raison humaine peine à concevoir, qui avaient été humiliés, torturés, affamés, privés absolument de tout, traités comme des bêtes, brisés...
Je comprends qu'elles aient laissé faire ces misérables détenus, quand armés de pierres, de gourdins, de pelles, de rage, ceux-ci massacrèrent de leurs propres mains des Kapos à peine humains, mais qui n'en restaient pas moins des hommes.
Je comprends aussi qu'un père tue-oui, je comprends- qu'un père assassine le meurtrier de son enfant, parce qu'il ne lui reste plus que cela, cette émotion qui submerge tout, même la raison et les lois, cette douleur insupportable, inhumaine.
CHERIF.
Je te comprends, Chérif Delay, toi si seul, abandonné dès tes 18 ans, après une triste vie dans des foyers, jeté dans la rue comme une bête par une République indifférente.
Je comprends que tu aies éprouvé, parvenu à ton âge adulte, dans la possession neuve de ta vigueur d'homme enfin, hanté de cette violence accumulée depuis tes plus tendres années, à cette époque où tu étais sans force, sans secours pour te défendre, toi, tes petits frères, ni les autres enfants. Les défendre contre la cruauté inconcevable d'adultes saoulés de sexe, de violence et d'alcool, privés de conscience, d'amour et de foi qui vous firent subir les pires sévices qu'un être puisse infliger à un autre.
Je comprends ton besoin, irrépressible vraiment, et qui demeurait depuis tes six ans dans un coin de ton âme, ce besoin qui empoisonnait ton cœur et ton existence. Ce besoin d'en finir avec ceux qui tuèrent ton enfance.
Je comprends que tu aies imaginé d'assassiner. Non seulement pour te venger de ce qu'ils vous avaient fait, à toi, à tes frères et aux autres enfants, mais aussi pour tenter de tuer la terreur, tuer les cauchemars qui anéantissaient ton sommeil et détruisaient ce qu'il te restait de ta pauvre vie.Tuer pour faire taire enfin cette douleur qui n'est plus que toi, qui a possédé ton corps, ton cœur, ton âme: tuer l'Enfer.
Parce que l'on a permis, nous, peuple civilisé, que tu sois détruit deux fois. Au moment des viols; au moment des deux procès où, peu à peu, se sacralisa et se figea dans la loi fragile des hommes la parole d'adultes désormais pour toi tout-puissants. Et, dans ce monde de folie où s'inversent les valeurs et les mots, où les victimes deviennent bourreaux et les bourreaux victimes, où quelques années, quelques mois, rien parfois, de détention grassement indemnisée scandalisent plus et plus durablement que le calvaire sans nom d'enfants de 4 ans, morts dans leur enfance à jamais... d'abord, tu t'es tu.
Puis, grandissant peu à peu dans ta solitude et dans ta nuit, dans cet hiver, cette vie, comme perdu et absent à toi-même, tu as pensé à trouver une arme. Tu as songé à passer à l'acte, l'acte de ta justice à toi, de ta pauvre justice d'homme devenu, parce que la justice de la société t'avait abandonné...Des voix amies t'en ont dissuadé...
A RENNES, CE JOUR- LA.
Chérif, magnifique Chérif, de douleur immense et d'humanité!...Humain, plus encore que nous tous, et avec quel courage!...Que te dire, nous qui n'avons pas connu ces horreurs inconcevables perpétrées dans ta chair d'enfant?...
Et quand je t'ai vu, la tête recouverte comme d'un linceul, escorté de deux policiers!...Et tes pleurs, et tes cris à la barre!...Et cette inexplicable humanité qui est restée la tienne lorsque tu as dit, toi, victime d'entre les victimes, coupable seulement d'avoir été enfant en ces temps de confusion et de folie; ces temps du renversement de toute chose, lorsque tu as dit avec tes mots à toi, tes mots simples de vérité, que l'accusé qui se trouvait en face de toi était, lui aussi, une victime! Comment as-tu fait?...
LE MEPRIS.
Alors vous tous, les grands penseurs, les belles plumes, les faiseurs d'opinion, les beaux-parleurs, les beaux Messieurs, les belles Dames, les Tartuffe, les Trissotins et les pisse-copies, les dévots de l'Histoire Officielle, les Ponce Pilate, les Pharisiens, vous qui pérorez sans cesse à la radio, à la télévision et dans vos colonnes, qui dictez au Peuple Souverain ce qu'il doit penser, ce qu'il doit faire, en lui répettant de mille façons ce qui est bien, ce qui est mal...vos cœurs sont-ils devenus si secs que vous n'éprouvrez donc jamais de honte?...Respectez au moins cet homme méprisé, abandonné de tout et de tous, brisé à tel point qu'il nous dit aujourd'hui:« Je vais retourner en prison, c'est ma maison maintenant...»
DEBOUT.
Chérif, tu vivais là sous nos yeux, devant nous qui avons si longtemps fermé nos intelligences et nos cœurs, tu vivais là ta Passion...
Et par le plus extraordinaire, par le plus invraisemblable des retournements, enchaîné, amené ici entre deux soldats, un linge blanc couvrant ton visage, la croix que tu portes depuis tant d'années...
Oui, Chérif, par la force des symboles et des images, nous avons vu que le coupable qu'il fallait juger c'était toi!
Alors, oui, toutes et tous, respectez cet homme qui nous livre dans un sanglot:«Merci à la Cour de m'écouter...Je suis debout!...».
SACRIFIER.
Dans les sociétés très anciennes, il existait des coutumes que l'on considère aujourd'hui comme barbares...Pour satisfaire des dieux cruels, laver les turpitudes du monde et des hommes, il fallait régulièrement des victimes, que l'on sacrifiait lors de grandes cérémonies...On les appelait des « victimes expiatoires», des «boucs-émissaires» et, chez les Grecs de la Haute Antiquité, des «pharmakos».
Cependant, ces êtres promis à la mort pour assurer magiquement la survie du groupe, devaient posséder une caractéristique particulière: ils devaient être absolument innocents et purs de toute chose; et c'est pour cette raison que, la plupart du temps, on les prenait jeunes ou enfants...
Dans la Tragédie de Roméo et Juliette, Shakeaspeare reprit le thème: pour conjurer le mal social qui infestait la ville de Vérone, et faire taire enfin les querelles sanglantes entre deux familles ennemies, il fallut que soient sacrifiés deux enfants, qui ne connaissaient rien d'autre que l'amour idéal et pur de leur très jeune âge...
Dans l'endormissement de nos raisons et de nos consciences, nous qui pensons ces rituels sauvages désormais révolus, terminés à jamais ces pratiques d'un autre âge...Qui sacrifions-nous aujourd'hui pour laver nos péchés, sur quel autel et pour quels dieux cruels?
VIVRE.
Comment pourrons-nous enfin continuer à vivre dans ce monde si, après avoir laissé commettre des crimes atroces sur nos enfants, supporté ensuite notre Justice les traîner dans la boue et les conduire au silence, comment pourrons-nous si, aujourd'hui, nos enfants massacrés sous nos yeux ne peuvent recevoir la consolation, retrouver la paix et l'amour?