L’ordre générationnel
L’hétérosexisme et son idéologie de la différence ségrégative, ne se sont pas contentés de la « différence » homme femme pour verrouiller leurs institutions depuis la différence biologique des sexes. S’y est ajoutée la différence des âges, elle aussi « biologique », depuis le « huis clos » de la sacro-sainte famille hétérosexuelle (puisque tout prend sens et s’ordonne là, ou plutôt tout doit prendre sens et s’ordonner là) avec ce que les penseurs de la différence nomment la « transmission générationnelle » (S. Agacinski), le pendant temporel de l’Ordre symbolique des sexes.
Pas question d’être tout bonnement, d’abord et avant tout contemporains dès lors qu’on vit ensemble et qu’on partage une même époque, ce qui serait quand même de bon sens, du moins celui des réalités. Il est dit et redit que chacun contemple la réalité et les autres, vit sa vie, juge, apprécie, dénigre, vote et se conduit en fonction de sa supposée « génération » (on pourrait dire « portée » !). Tout est ainsi : un jeune en rupture avec les goûts et usages imputés à sa toujours supposée génération est « déjà vieux » (sous-entendu : le pauvre). Un vieux sera « encore jeune » ou « toujours jeune » (tour de force salué) s’il déroge aux tics de la sienne. Peut-être même « fera-t-il jeune » s’il retarde avec assez de talent son entrée dans son âge.
Un jeune dirigeant, ingénieur, juriste, formateur etc, sera un « jeune loup », un prédateur qui vient bousculer depuis sa science l’ordre hiérarchique générationnel. Il ne saurait être simplement une compétence qui s’agrège aux autres.
Si l’on est pourtant bien contemporains, ce ne serait qu’en incidente, accessoirement et en voyant les mêmes choses sans voir la même chose en elles. L’emporte le générationnel si bien nommé puisque logiquement il impose de déterminer les relations entre personnes non depuis leur contemporanéité, mais depuis la place biologique que chacun occupe dans la reproduction de l’espèce : premiers âges, en âge de procréer, procréant et ayant procréé. Enfants, jeunes gens, parents, grands-parents, chacun est situé sur cette stricte échelle y compris les non procréant alors désignés comme « en âge de ».
Une série d’institutions y pourvoient. Chacune organise le côtoiement différencié et codifié des personnes d’âges divers : la famille, l’école, l’entreprise, le sport, les loisirs, le droit. En général sous la férule des plus âgés et avec la distance intergénérationnelle que dresse chacune de ces institutions. À l’ordre générationnel se conjugue un ordre hiérarchique où, quoi qu’en dise l’idéologie libérale d’adaptation permanente et d’innovation, le transmis générationnel l’emporte sur l’innovant intergénérationnel.
Tout continuum social est prohibé, pas de socialisation civilisée qui composerait en gros deux espaces de coopération sociale, enfance (préado) et âge adulte, où l’on serait contemporains covivants, connivents, coopérants d’abord et avant tout, libres et égaux dans la pratique comme dans le symbolique.
On ne saurait s’entendre entre générations. Outre la « crise » d’adolescence, chaque génération est conformée à avoir sa vision, ses tics, ses références, et les autres générations à n’y rien comprendre. Chacun des « âges » est formé et sommé de socialiser (et s’apparier) au sein de la même tranche, on est en présence de tribus, de clans !
Mais la logique peut s’emballer ! à tel point qu’une génération ne recouvre plus aujourd’hui un des grands âges de la vie. L’étalon devient en gros la décennie. La séparation s’affole : petite enfance, enfance, préadolescence, adolescence, post adolescence (là il s’agit de demi décennies), puis la vingtaine un peu creuse et fofolle, la trentaine laborieuse, la quarantaine où on est sensé s’accomplir, la cinquantaine où, sans Rollex au poignet on aurait raté sa vie, la soixantaine où l’on est un jeune vieux (ce que le recul de l’âge de la retraite va tuer) puis le troisième et le quatrième âge, le grand âge, le très grand âge, on n’en finit plus.
Se fréquenter « intergénérations » (c’est-à-dire sans penser « générations ») est un interdit explicite : en sexe et amour, l’intergénérationnel est carrément suspect. La psychanalyse, encore et toujours ventriloque zélée de l’hétérosexisme, y verra le signe de quelque chose de manqué dans la construction de soi. Un jeune avec un vieux, signera forcément ici une recherche du père et là une régression infantile, et la « Cougar » est une prédatrice (la Lolita aussi d’ailleurs), tout ça frisant carrément l’inceste. Car cette transgression générationnelle doit trouver une autre raison, pathologique, que le libre affect.
L’obsession de la « majorité sexuelle » en est une illustration passionnelle, et se règle par l’interdit, la loi, la justice, la punition au lieu de procéder par l’éducation (que l’ado soit éduqué/e à prendre en charge sa défense et son choix) et le dialogue (le/la plus âgé d’un couple de deux préado ayant eu des relations sexuelles non consenties… par les parents, sera ipso facto responsable !). La figure du pédophile a remplacé les plus répulsives au panthéon des monstruosités alors qu’il s’agit d’une fixation fétichiste qui relèverait de la prévention, de l’explication, du soin et de l’accompagnement.
Il ne s’agit pas de prôner tout et n’importe quoi. Il s’agit de porter l’accent non sur l’interdit et le refoulement, mais sur l’éducatif, la responsabilisation et la confiance en soi. Car dans cet univers de la séparation et du cloisonnement, l’adulte est présenté comme dangereux, soit un « supérieur » (père, enseignant) potentiellement coercitif, soit un prédateur en puissance, et le/la jeune est une pauvre proie désarmée à laquelle on ne saurait confier une part essentielle des armes de son autodéfense : le savoir préventif, le droit au refus et la légitime publicité des atteintes dont elle peut être l’objet.
À l’interdit, forcément, se conjugue le refoulement. Vieillir serait nécessairement « faire le deuil » de ses convictions, rêves, goûts, emballements, passions de jeunesse. Refoulées toutes ces illusions ! Mourir à petit feu, jusqu’à soi-même. Et être jeune c’est certes se projeter dans l’avenir mais sans « s’y croire » ! Car la hiérarchie des générations veille aussi au grain.
La jeunesse doit oublier qu’à trente-trois ans Alexandre le grand avait conquis le monde, que Rimbaud le fabuleux avait tout écrit avant ses vingt ans, que Mozart finit son œuvre à 36, bref qu’on peut être soi au sortir de l’adolescence et n’avoir pas à la prolonger, génération montante, en piaffant d’ennui derrière les générations installées en attendant qu’elles… déclinent ! Hormis dans le commerce des corps, les nouvelles technologies (auxquelles l’incapacité des plus vieux serait « naturelle » ?!) et le mercantilisme musical, être jeune c’est se taire et attendre son tour (au chômage).
Essentialisée depuis sa réalité biologique, la différence des âges est alors prescriptrice d’interdits et d’assignations « naturels ». Elle implique qu’on ne saurait être soi sans déférer à des origines, une filiation… un sang ( !). Elle se substitue au fait d’être contemporain d’une diversité de gens, le « droit d’époque », pourrait-on dire comme on dit droit du sol.