Chapitre I. Qui est homosexuel ?
1. Tous présupposé/es hétéro
Il a fallu la reconnaissance de la figure de l’homosexuel pour que se crée, en retour, la notion d’hétérosexuel. Je dis bien la figure pour le premier et la notion pour le second tant l’homosexualité est chargée de représentations alors que l’hétérosexualité, norme dominatrice et sûre d’elle-même est plutôt une catégorie intellectuelle dont la désignation par un mot a longtemps été superflue. Tant aussi, l’hétérosexualité se vit comme un état (de fait) premier, un primat et relègue les homosexualités à une condition seconde variable selon les lieux et les époques.
Les mots sont récents. On sait que c’est un médecin hongrois qui composa le vocable homo sexuel vers 1869. Il nomma ainsi les « perversions de l’instinct génital », « déviances » sexuelles que la médecine aliéniste du XIX° siècle (l’allemand Krafft-Ebing entre autres) ausculta tant et plus. Ces variations déviantes de la sexualité allaient devenir autre chose, plus seulement des vices ni des pathologies, mais, par le débat politique et social ouvert depuis la Révolution française (qui abrogea la répression), elles sont en passe de devenir une sorte d’autre forme de sexualité presque après la « contre-nature » stigmatisée, une autre nature.
Il y fallut deux siècles et ce n’est pas si simple, et ce n’est pas fini !
La création du mot homo-sexuel a ainsi précédé hétéro sexuel, le mot de la « normalité », qui, paradoxe ironique en a du coup procédé. C’est ainsi que croyant ausculter l’homosexualité, on a en fait mis au jour l’hétérosexualité (et bientôt son système) !
Pour autant, on n’allait pas être hétéro ou homo, dans une sorte d’alternative quasi égalitaire. Puisque primat de l’hétérosexualité il y a, ce qui reste solidement ancré, se déclarer hétéro reste anecdotique qui ne procède d’aucune démarche spécifique d’identification de soi, ne rend compte d’aucune prise de conscience particulière, d’aucun cheminement intime, d’aucune « orientation ».
Cela relève de l’évidence qu’il n’y a pas nécessité d’énoncer puisque tout le monde est, de fait présupposé hétéro. En ce sens l’hétérosexualité n’est pas un état de fait neutre, elle est une vision du monde. Dans ce Weltanschauung, elle se postule normalité et même universalité, par lequel elle modèle les identités et les rapports humains sans avoir eu, jusqu’à l’apparition de contre modèle, le besoin de se nommer.
On n’est hétéro que lorsque la question est posée et la question vient sur la table lorsque celle de l’homosexualité se pose, alors oui, on est hétéro, mais toujours en retour ! Sinon être hétéro va de soi se situe dans le cours normal des choses de la vie, de la construction de soi. Si besoin est, on répond qu’on est (effectivement !) hétéro, par contre on se déclare, on s’affirme homo parce qu’on est présupposé hétéro. Pour faire cesser l’équivoque, sortir du « ça va de soi » hétéro, il faut s’identifier. D’ailleurs, n’est-on pas hétéro, y compris implicitement pour soi avant d’être un jour homo ?
Alors que l’hétérosexualité est un présupposé, un attribut supposé universel, l’homosexualité passe par une reconnaissance, par poser une (contre)identité.
On se construit sur le matériau vivant qui existe et qui est hétéronormé : duo-duel homme-femme, masculin-féminin, dominant-dominée en fixent le cadre. Une alternative incontournable qui, comme on sait aligne ses assignations, ses rôles, ses fonctions, ses représentations normatives. Non seulement elle organise le monde depuis cette alternative, elle est donc politique (cf Wittig), mais elle va loin dans l’intime de l’intime, ce que la psychanalyse n’a guère été capable de prendre en compte. Elle va jusqu’à modeler expressément la répartition des affects entre les unes et les autres, les corps, les comportements, les attitudes, les ports de corps, la gestuelle, l’habillement, la façon de socialiser, la grammaire même, et comment on baise : l’un drague l’autre cède, l’un « prend » l’autre est « prise », l’un se définit comme actif l’autre est désignée comme passive…
Postures ainsi codifiées même si la vie réelle qui est loin d’être aussi simpliste, s’évertue à les déjouer.
C’est tout un vocabulaire social qui s’impose et balise la construction de soi, l’organise, mais surtout la nourrit. C’est ce vocabulaire qui nous construit. Duo, duel, masculin vs féminin, actif vs passif et, subliminalement dominant vs dominé. Nous en sommes donc toutes et tous non seulement imprégnés mais construits, constitués par et dans ce vocabulaire social hétéro auquel on n’échappe pas. Tout ce qui ne serait pas elle, ne serait pas légitime.
Ainsi en est-il de l’hétérosexisme. Et l’homosexualité loin de se situer en un « à côté » de l’hétérosexualité comme une certaine revendication identitaire le rêve, en est un produit, directement issu d’elle avec et par son « vocabulaire » de construction. Ainsi doit-on envisager les homosexualités (il vaudra mieux dire les « non hétérosexualités ») comme nées au sein de l’hétérosexisme, ce duo/duel fondateur, chrysalide cruelle dont elles doivent s’extirper pour « tenter de vivre » après en avoir été indélébilement marquées.