Utopie ?
Longtemps l’homosexualité n’a pas existé. Du moins telle que nous l’envisageons aujourd’hui. Ni une « orientation » ni une « identité affective, sensuelle et érotique », encore moins un groupe social, on n’y voyait que des « pratiques ». En ce sens l’homosexualité fut longtemps une utopie : « un lieu qui n’existe pas » selon le mot inventé par Thomas Moore.
Ces pratiques ont pu être, jusqu’à un certain point codifiées (diversement chez les Grecs anciens, pour les Cheyennes, les Sioux, les Zuni du Nouveau Mexique, les Berdaches, avec les Ijrah du Pakistan… les exemples abondent dès lors que l’Histoire s’y arrête), ou participer d’une sexualité admise entre hommes (chez les Germains entre autres) ou participer des rite de prostitution sacrée (Mésopotamie).
Par contre avec les monothéismes, ce fut autre chose : pour les Hébreux elles furent des pratiques abominables, abominations passibles de mort, pour l’apôtre Paul des actes avilissants, de dépravation, infâmes, liées à l’idolâtrie, pour le Prophète du Coran le péché du Peuple de Loth (par une interprétation erronée du mythe de Sodome), à la Renaissance le beau vice… mais le vice quand même qu’obligeamment on imputait à ses adversaires (aux Anglais même par Edith Cresson alors première ministre socialiste de François Mitterrand !).
Bref, ce sont les trois grands monothéismes méditerranéens qui ont franchement stigmatisé ces pratiques.
L’homosexualité fut dès lors sans feu ni lieu et réputée sans foi ni loi. La charité voulait qu’on la cache au courroux divin au pire par l’ensevelissement sous la pierre, qu’on l’exorcise par le feu, la noyade, qu’on l’éradique par la mammectomie, l’émasculation et, récemment la lobotomie, le goulag stalinien ou l’extermination nazie, enfin, plus civilisée l’analyse.
Compulsion de non-sens car biologiquement stérile et socialement inutile, intrinsèquement désordonnée selon Rome (donc théologiquement réprouvée puis juridiquement incriminée ), elle témoigne depuis toujours (et Socrate) d’un goût hérétique du plaisir. Elle se dérobe au Dessein divin. Elle offense l’ordre des choses en dévoyant les fonctions naturelles (le Dessein laïc). Aujourd’hui, elle saperait l’ordre symbolique des genres (ce totalitarisme hétérosexiste) semant le désordre psychique en s’exonérant des « choses du sang et de la reproduction » comme d’une place dans la chaîne ordonnée des générations (Cf. Mmes Agacinsky ou Boutin) quand elle ne pollue pas l’âme russe selon Poutine.
Bref un lieu qui n’a pas lieu d’être !
Mais on a aussi, pour ceux qui y étaient sensibles, entrevu dans ce « lieu qui n’existe pas », hormis pour ses parias, la perspective, la promesse, le signe, comme un songe prémonitoire d’un autre sens à l’utopie. Cette utopie tout autre est fille du goût hérétique du plaisir et de l’objection de conscience à l’égard des Desseins divin, naturel ou psychique. Une création jubilante et librement perverse des sens libérés des finalités chères aux totalitarismes évoqués plus haut.
Le sens non pratique du possible disait le philosophe Henri Lefebvre à propos de l’utopie. Ce sens rend bien compte du rêve de tou/tes les opprimé/es qui songent obstinément à une vie (im)possible : penser un impossible possible et se projeter autrement que dans l’anonymat d’une clandestinité sans issue. Car l’utopie est projet.
Ce rêve, l’homosexualité le porte non seulement en héritage mais dans son ADN. Il ne s’agit pas que d’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de l’imaginaire de la résistance qui tenta de construire des homosexualités possibles contre les stigmatisations et les persécutions religieuses et séculières tour à tour. (Culture élitiste d’esthètes d’une sexualité d’exception, culture populaire de la folitude dont le rire et l’autodérision étaient le ferment et le dopant, culture des marges interlopes où la déréliction se grimait en donneuse de spectacle, lesbianisme d’amazone…).
Il s’agit de l’homosexualité, de ses ressorts, de sa nature profonde qui la situe, qu’elle le veuille ou non, hors des chemins balisés et utilitaires de la sexualité politiquement patriarcale et socialement productive (d’héritiers, de force de travail, de chair à canon, d’institution familiale, de genres). Qui la projette du côté du sexe à risque et du vagabondage amoureux, dans l’expérimentation du corps, de relationnels improbables, y compris entre générations, des fétichismes, des perversions assumées, de l’amour pluriel, des identités alternatives, réversibles et/ou incertaines, en faisant fi, à ses risques et périls, des tabous, des interdits, des refoulements, des normes et des institutions.
C’est cela qui la marque indélébilement même lorsqu’elle tente de s’en défaire pour passer à cette autre utopie plus prosaïque : celle qui a quitté le lieu qui n’existe pas, s’évade du lieu rêvé pour s’engager dans le lieu à créer, ici et maintenant. Cela la marque à son corps défendant (!) lorsqu’elle prend pied dans les cadres fixés, figés de la vie sociale réellement existante, de ses conventions pour s’y faire une place. Cela la hante quand avançant dans la conquête de ses libertés (ses droits) elle prend le risque de se brider dans son émancipation, et se trouve écartelée entre les deux, oscillant de l’une à l’autre luttant contre la conscience malheureuse qu’elle accouche peut-être d’une caricature d’elle-même !
Alors comment, en puisant dans l’impossible possible que pointe l’utopie, sans pour autant rester englué dans son non pratique ni renoncer au défi des avancées nécessaires, comment reprendre les questions politiques relatives à l’(homo)sexualité qui restent entières à résoudre ?
Comment élaborer une stratégie pratique qui, par-dessus la glu des conventions existantes, fasse le pont entre l’utopie impossible et le possible qu’elle recèle ?
Voilà pourquoi l’homosexualité a à voir avec l’utopie.