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Billet de blog 5 décembre 2021

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D'un prix Nobel à l'autre : le déni climatique à la française

Quatorze ans après l'attribution du prix Nobel de la Paix au GIEC et à AL Gore, l'attribution du prix Nobel de physique 2021 à deux climatologues et un spécialiste de systèmes complexes fournit l'occasion de revisiter ce qu'est devenu le déni climatique à la française. Il n'est pas interdit de s'en amuser...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                En 2007, après que le prix Nobel de la Paix eut été attribué au GIEC et à Al Gore pour son film « Une vérité qui dérange », un certain Claude Allègre, géochimiste, médaille d’or du CNRS en 1994, ancien ministre et co-récipiendaire du prix Crafoord en 1986 (l’équivalent du prix Nobel pour les sciences de la Terre), s’en allait éructer dans les media : « Le nombre de conneries qui sont racontées dans le film d’Al Gore ! La climatologie, ça n’existe pas ! » Pendant ce temps, son ami Vincent Courtillot, excellent spécialiste de paléomagnétisme, faisait ce qu’il pouvait au sein de l’Académie des sciences, avec quelques-uns de ses collègues de l’Institut de physique du globe de Paris, pour jeter le discrédit sur la communauté des climatologues, accusée d’ignorer le b-a-ba de l’analyse de données empiriques massives.

                Quinze ans plus tard, le premier, pour des raisons de santé, ne s’exprime plus publiquement, le second semble faire profil bas devant l’accumulation des signes du réchauffement climatique, l’accroissement de la précision des simulations numériques du climat global, et l’incapacité à élaborer une théorie alternative à la théorie de l’effet de serre. Le déni du changement climatique, qui s’est considérablement réduit dans la population française, se trouve dorénavant concentré principalement dans un petit groupe de « climato-réalistes », ainsi qu’ils se dénomment eux-mêmes. L’association est présidée par Benoît Rittaud, vulgarisateur prolifique des mathématiques, qui a publié en 2010 au Seuil Le mythe climatique. François Gervais, physicien émérite de l’Université de Tours, spécialiste de supraconductivité, est l’un des porte-parole de l’association. Il a publié en 2013 L’innocence du carbone. L’effet de serre remis en question, chez Albin Michel, et L’urgence climatique est un leurre, en 2018, chez L’Artilleur.

                Il se trouve que le prix Nobel de physique 2021 vient d’être décerné à deux climatologues pour leur contribution à l’étude du climat (le troisième récipiendaire est un spécialiste des systèmes complexes) . Le comité Nobel précise que les lauréats, Syukuro Manabe (Princeton) et Klaus Hasselmann (Institut Max Planck, Hambourg) se sont illustrés, en particulier, « pour la modélisation physique du climat de la Terre, la quantification de la variabilité et la prévision fiable du réchauffement climatique ». Les climato-réalistes se devaient de commenter cette attribution, et c’est François Gervais qui s’en est chargé. Le cas est intéressant, car il permet de nourrir de façon somme toute assez amusante, cette question sans fond : comment peut-on se tromper à ce point ?

                Voyons les choses de plus près. Dans son livre L’innocence du carbone, François Gervais tenait le raisonnement suivant. Il partait d’un fait établi, à savoir que la concentration en gaz carbonique de l’atmosphère est suffisante pour que le rayonnement infrarouge (IR) émis par la surface soit, pour les longueurs d’onde auxquelles le gaz carbonique est sensible, totalement absorbé par les basses couches de l’atmosphère. On dit que l’absorptivité du gaz carbonique est totale, ou saturée. Du coup, comment le fait d’en rajouter (par l’utilisation des combustibles fossiles) pourrait avoir un effet quelconque ?? Coluche s’amusait des publicités vantant les lessives rendant le linge « plus blanc que blanc ». Eh bien ici, l’absorptivité de l’atmosphère ne peut être plus totale que totale, n’est-ce pas ? D’où le sous-titre du livre de F. Gervais : L’effet de serre remis en question.

                En réalité, ce qui était (re)mis en question ici, c’est la compréhension par l’auteur de l’effet de serre. La saturation de l’absorptivité de l’atmosphère pour les longueurs d’onde caractéristiques du gaz carbonique n’est en rien contradictoire avec l’augmentation de l’effet de serre lorsque la concentration de ce gaz augmente, mais le mécanisme, bien connu des spécialistes, n’est en général pas détaillé dans les versions de vulgarisation les plus schématiques. Avec Jean-Louis Dufresne, climatologue au Laboratoire de météorologie dynamique de l‘Institut Pierre-Simon Laplace, nous y avons d’ailleurs consacré en 2011 un article intitulé : « L’effet de serre : plus subtile qu’on ne le croit[1] ». Le mécanisme est le suivant. À chaque altitude, l’atmosphère émet un rayonnement IR dont l’intensité dépend de sa température, et qui est absorbé par le couches voisines ; mais à partir d’une certaine altitude, appelée altitude d’émission, la quantité de gaz carbonique présent dans l’atmosphère n’est plus suffisante pour absorber la totalité du rayonnement IR venant des couches inférieures : celui-ci s’échappe vers l’espace, et de plus en plus à mesure que l’on considère des altitudes plus élevées. Lorsque la concentration en gaz carbonique augmente, l’altitude d’émission augmente. Et comme la température diminue avec l’altitude, l’intensité du rayonnement s’échappant est plus faible. C’est cela l’origine du déséquilibre radiatif conduisant au réchauffement global : autant d’énergie entrant dans le système, moins d’énergie s’en échappant. Ce déséquilibre, exprimé en Watt/m2, mesuré au sommet de la troposphère, est ce qui caractérise les différentes trajectoires de réchauffement considérés par les modélisateurs du climat : ce sont les fameux RCP, pour Representative Concentration Pathways.

Dans L’innocence du carbone, François Gervais ignorait manifestement ce mécanisme. Aujourd’hui, dans sa chronique de présentation du prix Nobel, l’auteur semble avoir revu en partie sa copie. En effet, il écrit : « L’émission thermique décroît avec la température. Le point clé de la théorie de Manabe réside ainsi dans la baisse d’efficacité émissive du CO2 à une altitude un peu plus élevée dans la troposphère. Qui dit affaiblissement de l’émission vers l’espace dit réchauffement de la Terre. » Rien à redire, donc, il ne reprend plus l’argument de son livre. C’est ensuite que ça se gâte.

                Car François Gervais poursuit : « Au-delà de la théorie, que nous apprennent les observations ? De 1993 à 2020, ces 27 années ont vu l’envoi dans l’atmosphère de pas moins de ~ 44 % de tout le CO2 émis depuis le début de l’ère industrielle. On devrait donc en vérifier un impact aussi épouvantable que le prévoient les modèles, en particulier sur la température à l’altitude à laquelle la chaleur est censée être déposée par convection et là où l’effet de serre atmosphérique est présumé prendre tout son sens. Nous disposons de mesures de température dans la basse stratosphère, fournies par les satellites RSS et UAH (www.climate4you.com). Les résultats ont le mérite d’être clairs. Après les perturbations engendrées par des éruptions volcaniques majeures, aucune évolution significative de température n’a été observée depuis 1993, questionnant la théorie. »

                Et voilà que tout s’effondre à nouveau. Passons sur la phrase mentionnant « l’altitude à laquelle la chaleur est censée être déposée par convection », qui n’a aucun sens : la convection dans la troposphère est simplement responsable de ce que la température diminue avec l’altitude. Mais là où François Gervais se fourvoie, c’est lorsqu’il cherche une signature du réchauffement « dans la basse stratosphère ». Précisons ce point. Dans la stratosphère, contrairement à ce qui se passe dans la troposphère, la température augmente avec l’altitude, et l’on s’attend alors à ce qu’une augmentation de la teneur en gaz carbonique produise un refroidissement de la température ! Or la région que François Gervais considère à l’appui de son propos est la « basse stratosphère », région de transition entre les deux zones, où l’on s’attend à ce que la température varie peu ! Cette différence de comportement entre troposphère et stratosphère, prévue par la théorie, a d’ailleurs été, dans les années 1990, une des premières confirmations empiriques du fait que la cause du réchauffement était bien l’effet de serre. Si le Soleil était à l’origine du réchauffement climatique, l’augmentation de température serait a priori homogène dans toute l’atmosphère.

                Ce petit épisode scientifique est extrêmement révélateur. Le système climatique est à l’évidence un système complexe. Certains effets sont faciles à prévoir, d’autres le sont moins. Mais lorsque l’objection d’un pourfendeur de la théorie classique de l’effet de serre[2] concerne un point de science bien établi, la supercherie se dévoile d’elle-même. Ainsi, une des objections faites à la climatologie par Claude Allègre, dans un style tout en subtilités, était la suivante : « Faire croire sur la base de ratiocinations à un siècle de distance qu’il suffirait de réduire les émissions de gaz carbonique, c’est non seulement scandaleux, mais criminel. Ces gens ne sont scientifiquement pas sérieux » (déclaration de Claude Allègre au Figaro Magazine, le 29 novembre 2009). Il s’agissait là d’une variation sur un argument apparemment de bon sens : Comment, on n’est pas capable de prévoir le temps qu’il fera dans 15 jours, et ces gens-là prétendent nous dire le temps qu’il fera dans un siècle ?! Et pourtant : lorsque l’hiver approche et que les températures diminuent, il ne faut pas être grand clerc pour prévoir que dans six mois c’est le printemps qui sera en vue et que les températures seront à la hausse ! C’est ce qui distingue météorologie et climatologie : prévoir la météo à 15 jours, c’est être capable de suivre UNE trajectoire particulière de l’atmosphère. Comme la dynamique atmosphérique relève de ce qu’on appelle le « chaos déterministe », les incertitudes inévitables sur les conditions initiales se propagent (dans le temps) exponentiellement, et l’on perd la prédictibilité. La climatologie ne se pose pas la même question. Elle ne prétend pas suivre la variabilité atmosphérique à brève échelle de temps, elle s’intéresse à l’ENSEMBLE des états possibles de l’atmosphère au cours du temps. La question n’étant pas celle de la météorologie, on peut obtenir des réponses robustes, comme l’effet d’une augmentation de la concentration en gaz à effet de serre. Aussi, lorsqu’un scientifique se montre incapable de distinguer météorologie et climatologie, alors qu’il devrait être lui-même capable d’expliquer la différence à toute personne intéressée par la question, le registre change : soit il ignore tout de la question, soit il trompe délibérément son auditoire, soit il pratique un mélange plus ou moins grossier de ces deux possibilités.

                 Le cas François Gervais est de même nature : que l’association des climato-réalistes produise en bonne place sur son site un article de présentation du récent prix Nobel de physique, dans lequel l’auteur montre qu’il ne comprend pas le sujet dans un de ses aspects les mieux établis, les plus connus de quiconque s’y est intéressé, révèle le peu de sérieux avec lequel cette association traite la production de connaissance.

                Reste une interrogation, insondable : comment des scientifiques, sérieux dans leurs domaines respectifs, peuvent-ils en venir à chevaucher des baudruches aussi dégonflables, dès lors qu’ils sortent de leur spécialité ? Où se situe leur désir, s’il n’est plus celui de produire des connaissances ? Posture ? Pouvoir ? Entêtement dans l’erreur pour ne pas se déjuger ? Canular ? Comprenne qui pourra …

Pour en savoir plus : on consultera avec profit les critiques très détaillées de Rodolphe Meyer publiée sur son site youtube Le Réveilleur concernant certaines conférences publiques données par Vincent Courtillot et François Gervais. 

[1] La Météorologie n°72, février 2011, p. 31-41.

[2] La physique de l’effet de serre est établie depuis plus d’un siècle !

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