Professeur émérite de psychologie à l'université de Louvain
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Une découverte de Maître Jacques Lacan : “Il n’y a pas de rapport sexuel”
« Il n’y a pas de rapport sexuel » est un dogme du lacanisme. C’est par ailleurs une illustration de ce que l’on peut appeler « l’effet Humpty-Dumpty ».
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Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles, évoque l’usage des mots par les Maîtres: « “Je ne sais pas ce que vous voulez dire quand vous dites gloire”, dit Alice. - Humpty-Dumpty sourit dédaigneusement : “Bien sûr, vous ne le savez pas avant que je vous le dise. Je veux dire : Voilà un bel argument massue pour vous !” - “Mais, objecta Alice, gloire ne veut pas dire un bel argument massue”. - Humpty-Dumpty dit d'un ton méprisant : “Quand j'emploie un mot, il signifie exactement ce que je décide qu'il doit signifier, ni plus ni moins”. - “La question est, dit Alice, de savoir si l'on peut faire signifier tant de choses différentes à des mots”. - “La question est, dit Humpty-Dumpty, de savoir qui sera le Maître, c'est tout” » [1].
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Humpty Dumpty (source: El Mercurio, 1-12-2017)
Le dogme, souvent répété par les lacaniens, qu’“il n’y a pas de rapport sexuel” est une illustration de ce qu’on peut appeler « l’effet Humpty-Dumpty ». Lacan, génial faiseur d’une mode intellectuelle, n’a jamais défini de façon soigneuse et compréhensible ce qu’il entendait par cette formule. Ses disciples, plutôt que de reconnaître qu’il s’agit d’un énoncé loufoque, y sont allés chacun de sa propre interprétation.
1) Rappelons d’abord la conception freudienne de l’insatisfaction amoureuse
En 1912, Freud déclare que la sexualité n’est jamais pleinement satisfaisante pour deux raisons :
« Premièrement, par suite de l’instauration en-deux-fois du choix d’objet, avec interposition de la barrière de l’inceste, l’objet définitif de la pulsion sexuelle n’est plus jamais l’objet originel, mais seulement un succédané de celui-ci. […] Deuxièmement, ce sont avant tout les éléments pulsionnels coprophiles qui se sont avérés inconciliables avec notre culture esthétique, vraisemblablement depuis que, du fait de la marche verticale, notre organe olfactif s’est élevé loin de la terre ; et en outre une bonne part des impulsions sadiques qui appartiennent à la vie amoureuse. […] Il faudrait peut-être se familiariser avec la pense qu’une réduction de l’écart entre les revendications de la pulsion sexuelles et les exigences de la culture n’est absolument pas possible » (“Du rabaissement généralisé de ma vie amoureuse”, Trad., Œuvres complètes, PUF, XI, p.139ss).
2) Selon Jacques-Alain Miller, gendre et héritier spirituel de Lacan
« Avec sa formule “Il n'y a pas de rapport sexuel”, Lacan ne veut pas dire, bien sûr, que les relations sexuelles n'arrivent jamais ; mais le langage fait que chez l'être humain, à la différence des animaux, il n'existe pas d'appropriation nécessaire, de destination d'un sexe pour l'autre. Le garçon n’est pas voué à la fille. Chacun construit, choisit son mode de jouissance et son usage du sexe (solitaire, hétéro ou homosexuel). La morale lacanienne est une morale de l'invention de soi, de la singularité. Trouvez votre singularité, la voie de votre désir et assumez-en les conséquences. Car tout ce qu'on dit et fait se paie. » (Miller, J.-A. & Onfray, M. (2010) Débat « En finir avec Freud ? » Philosophie magazine, 2010, n° 36, p. 15).
Dans Lacanquotidien, question : « On ne peut comprendre l’Homme sans prendre en considération le concept de jouissance, tel que Lacan l’a défini ». Réponse de Miller : « Le docteur Lacan choisit de partir des rapports entre les hommes et les femmes, pour aborder la condition de l’Homme. La jouissance isole les êtres parlants, d’où sa formule, “Y-a-d’l’Un”, au sens où il y a de l’Un tout seul, mais, il n’y a pas de rapport sexuel, soit, il n’y a pas de l’Un à deux. Cette formule est à comprendre au niveau logique, relevant d’un fait de discours. Le coït existe, mais au niveau d’une compréhension psychanalytique, l’homme et la femme, qui ne le sont que de s’inscrire dans un rapport avec l’ordre du signifiant, ne se rencontrent pas dans leurs jouissances respectives. Du côté des hommes (cf. les formules de la sexuation, le Séminaire, Livre XX), le sujet jouit non pas du corps de la femme, mais de l’organe, côté femme, le sujet jouit, dans un au-delà de la jouissance phallique, dans ce lieu qui touche au réel, sa jouissance ne s’inscrit pas toute dans le registre du signifiant, et donc est indicible car situé au-delà de l’Autre du langage, ce dont les sujets mystiques témoignent. Sur cette base de l’absence de rapport sexuel, le docteur Lacan établit deux possibilités de ratage dans la rencontre entre un homme et une femme. D’un côté, le rapport sexuel rate, côté Homme, en ceci que, “si l’Homme veut La femme, il ne l’atteint qu’à échouer dans le champ de la perversion”, [S٠(a)], en d’autres termes, il ne rejoint son partenaire qui est l’Autre, qu’en ceci qu’il l’appréhende par le petit bout de la cause de son désir, (a). De l’autre côté, “une femme ne rencontre l’Homme que dans la psychose. Posons cet axiome, non que L’homme n’existe pas, cas de La femme, mais qu’une femme se l’interdit, pas de ce que soit l’Autre, mais de ce qu’‘il n’y a pas d’Autre de l’Autre’ ”, ce qui signifie qu’une femme ne rencontre l’Homme — en tant qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, que dans la situation où, par exemple, elle décompenserait sur un versant psychotique, et où elle aurait affaire à un Autre, qui ne relèverait pas de la structure de l’Autre divin indicible et ineffable des mystiques, mais d’un Autre de l’Autre consistant d’un délire. Une autre voie, côté femme, qui n’exclut pas la première : une femme peut se prêter à “la perversion que je tiens pour celle de L’homme (…) pour que le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité”, soit à venir s’inscrire dans le mathème du désir de l’Homme [ S ٠ (a)] en cherchant à se faire cause de son désir. » (Lacanquotidien, périodique en ligne de Jacques-Alain Miller, 13 mai 1012) [2].
3) Selon le psychanalyste lacanien Gérard Haddad, analysé par Lacan
Dans le compte rendu de sa psychanalyse chez le gourou, Hahhad raconte qu’après quelques années de séances quotidiennes chez Lacan, il ne parvient plus à payer ses séances. Il écrit dans le journal de son analyse : « Notre réserve d'argent touchait à sa fin. Qu'allions-nous devenir ? A. [sa femme] me conseilla de ralentir provisoirement le rythme de mes séances, de revenir à la fréquence initiale trihebdomadaire, moins ruineuse que la rencontre quotidienne. Si bien que le jour suivant, au moment de le quitter et après avoir évoqué cette nouvelle crise de nos finances, je dis à Lacan : “Ma femme me conseille de réduire provisoirement mon nombre de séances, vu notre situation…” Il prit alors un visage très courroucé. “Votre femme n'a pas à se mêler de votre analyse.” Puis, après un silence de quelques secondes, il ajouta en martelant ses mots : “Votre femme est la cause de tout.” Dirigeant son pas traînant vers un autre patient, il répéta d'une voix où le doute ne pouvait s'inscrire : “De tout, de tout, de tout...” Ces deux mots, refusés sur l'instant, allaient, comme chaque fois, s'inscrire et user lentement la roche dure de ma cécité mentale. J'en prendrai acte, bien plus tard, en même temps que ce postulat qui fit tant ricaner les philistins : Il n'y a pas de rapport sexuel, il n'y a pas d'harmonie parfaite possible entre un homme et une femme, mais un discord où peut se loger l'aventure personnelle. Donc un deuil à faire de ce rêve. J'étais à mon tour convoqué à cette confrontation, plus difficile encore que celle de la mort. En habile pêcheur, Lacan me laissa longtemps me débattre, lâchant du fil à volonté parce que sachant que l'hameçon était solidement et douloureusement fiché au gosier. » (Le jour où Lacan m’a adopté. Mon analyse avec Lacan. Grasset, 2002. Rééd., Le Livre de Poche, 2007, p. 178s).
4) Selon É. Roudinesco, ancienne membre de l’École de Lacan
« Lacan dira qu’il “n’y a pas de rapport sexuel”, pour montrer que le rapport sexuel n’est pas un rapport, ou que “la femme n’existe pas”, pour désigner l’absence d’une nature féminine. » (Jacques Lacan. Fayard, 1993, p. 439).
5) Selon Claude Landman, professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Psychopathologies (Paris)
« Lorsque Lacan avance qu’“il n'y a pas rapport sexuel”, il s'agit d'un dire qui fait référence à cette dimension de la vérité qui, dans la logique modale, s'appelle un fait, événement, comme par exemple : “Il n'a pas plu à Paris le 3 mai 1975.” Et, explicitement, Lacan rapporte ce dire au fait que le phallus, en tant qu'il constitue le partenaire tiers entre homme et femme, à la fois rend impossible le rapport sexuel et y supplée. On saisit donc pourquoi il peut dire, par exemple, dans le séminaire Les non-dupes errent, en 1974, que le rapport sexuel pourrait se produire, fût-ce de façon contingente, et que c'est même là une visée possible de l'analyse. On mesure là encore que, grâce à cette mise en place de la jouissance phallique comme ex-sistence, il se pourrait, ce qui est impossible dans la conception freudienne, que même de manière contingente, rapport sexuel il y ait. » (De Freud à Lacan, notes sur la fonction du phallus. In : Fondation Européenne pour la Psychanalyse.La direction de la cure depuis Lacan. Point Hors Ligne, 1994, (179-182), p. 182).
à la 45e sec. justifie la formule par le fait que «l'être humain est assujetti au langage»
7) Selon Lacan lui-même
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— « Ce dont il s’agit, c’est que le rapport sexuel, il y en a pas. Il faudrait l'écrire hi ! han !, et appât avec deux p, un accent circonflexe sur le second a, et un t à la fin. Faut pas confondre — les relations sexuelles, naturellement, il n'y a que ça. C'est tout de même ce point qui m'a attiré une remarque. Mais les rencontres sexuelles, c'est toujours raté, même et surtout quand c'est un acte. Enfin, passons » (Séminaire du 15-12-1971 ; In : Le Séminaire. Livre XIX … Ou pire (1971-1972). Seuil, 2011, p.27)
— « J'énonce que le discours analytique ne se soutient que de l'énoncé qu'il n'y a pas, qu'il est impossible de poser le rapport sexuel. C'est en cela que tient l'avancée du discours analytique, et c'est de par là qu'il détermine ce qu'il en est réellement du statut de tous les autres discours. Tel est, dénommé, le point qui couvre l'impossibilité du rapport sexuel comme tel. La jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c'est-à-dire qu'elle ne se rapporte pas à l'Autre comme tel. » (Le Séminaire. Livre XX. Encore, 1972-1973. Texte établi par Jacques-Main Miller. Seuil, 1975, p. 14).
— « Nous avons besoin de l'équivoque — c'est la définition de l'analyse — parce que, comme le mot l'implique, l'équivoque est tout de suite versant vers le sexe. Le sexe, je vous l'ai dit, c'est un dire. Ça vaut ce que ça vaut. Le sexe ne définit pas un rapport. C'est ce que j'ai énoncé en formulant qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Ça veut seulement dire que chez l'homme, et sans doute à cause de l'existence du signifiant, l'ensemble de ce qui pourrait être rapport sexuel est un ensemble — on est arrivé à cogiter ça, on ne sait d'ailleurs pas très bien comment ça s'est produit — un ensemble vide. La notion d'ensemble vide est ce qui convient au rapport sexuel. » (“Une pratique de bavardage”, Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, n° 19, p. 6).
— « Le rapport sexuel, il n'y en a pas, mais cela ne va pas de soi. Il n'y en a pas, sauf incestueux. C'est très exactement ça qu'a avancé Freud — il n'y en a pas, sauf incestueux, ou meurtrier. Le mythe d'Œdipe désigne ceci, que la seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c'est sa mère, et que pour le père, on le tue. » (“L'escroquerie psychanalytique”, Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, n° 17, p. 9s).
Commentaire (Jacques Van Rillaer)
1) Les croyants ne se permettent jamais de penser que le passage d'un livre sacré ou des paroles d'un prophète comme Moïse ou Mahomet sont fausses ou insensées. Face à ce qui semble manifestement absurde ou faux, les croyants interprètent davantage en « profondeur » jusqu’à trouver du sens et une justification. L'histoire du dogme du péché originel est une illustration du maintien des croyances envers et contre tout. Un croyant juif ou chrétien ne dira jamais « c'est idiot » ou « ça n'a pas de sens » de penser qu’à cause des conneries d'Adam et Eve, nous sommes devenus mortels, les femmes enfantent dans la douleur, etc. Ils réinterprètent le texte qui se trouve justifié [3]. En psychanalyse, comme dans les religions, des dogmes deviennent, avec le temps, des métaphores.
2) L’énoncé de Lacan est ce que le philosophe Daniel Dennett, spécialiste des sciences cognitives, appelle « deepity » [4] : un énoncé qui a deux significations.
Une signification est banale tandis que l’autre paraît profonde mais est du non-sens. La seconde signification est aussi qualifiée de « bullshit pseudo-profond » [5].
Dennett donne cet exemple : « “Amour” n’est qu’un mot ». « L’amour n’est qu’un mot ».
À un niveau, c’est vrai : « amour » est un mot de 5 lettres.
À un autre niveau, c’est faux. L’amour n’est pas qu’un simple mot. Ce sont plusieurs choses : un sentiment, une émotion, une relation, un engagement...
Dans le cas de l’énoncé de Lacan, la signification « banale », ou plus exactement « freudienne », est que le véritable rapport sexuel est impossible (pour la grande majorité des adultes), car c’est « coucher avec la mère ». La signification « profonde » est laissée à l’ingéniosité interprétative des disciples.
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[1] Cité in Eysenck, Us et abus de la psychologie. Trad., Delachaux et Niestlé, 1956, p. 165.
[4] De « deep », profond et ity, suffixe permettant de former des substantifs à partir d’adjectifs (absurd => absurdity ; modern => modernity). En françis, on pourrait parler d’une « profondité ».
[5] Cf. Pennycook, G., Cheyne J. A., Barr, N., Koehler, D. J., & Fugelsang, J. A. (2015) On the reception and detection of pseudo-profound bullshit. Judgment and Decision Making, 10 : 549-563. Trad., De la réception et détection du batarin pseudo-profond. Zones sensibles, 2016, 80 p.