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Mon père parlait toujours avec admiration de la mort de son grand-père. « Il est mort au travail » (He died with his boots on), disait-il d’un air approbateur. Il ajoutait parfois : « C'est comme cela que je veux partir. » Eh bien, il est parti de la même façon.
Les derniers mois de sa vie, mon père a poursuivi le mode de comportement qu’il avait adopté durant sa « retraite » : se lever tôt pour écrire, petit-déjeuner, promenade, rendez-vous avec des visiteurs et courrier jusqu'au déjeuner. Il passait généralement les après-midis à se détendre avec de la musique et des lectures faciles, se mettant en forme pour le travail du lendemain matin. Jusqu'à sa mort, le courrier n'a jamais cessé. Parmi les lettres de collègues professionnels, il en recevait inévitablement quelques-unes de lycéens qui lui demandaient d'expliquer son travail. Les lettres aux personnes célèbres ne sont pas toujours bien informées. On raconte que le sénateur Kennedy en avait reçu une avec cette question : « Je vous ai choisi comme mon sénateur préféré. Pouvez-vous me dire pourquoi ? » Les lettres que recevait mon père étaient à peine meilleures. Néanmoins, il répondait à toutes, suggérant poliment que si l’expéditeur vérifiait ce qui se trouvait dans sa bibliothèque, il pourrait probablement trouver un livre intitulé Walden Two ou Science and Human Behavior qui apportait les réponses à ses questions.
[…] [2]
Lundi matin, mon père eut une interview d’une heure avec Dan Bjork, un historien qui travaillait à sa biographie [3]. Dans l'après-midi, je l'ai emmené pour sa transfusion de plaquettes habituelle. Le soir, j’ai reçu un appel, alors que je travaillais dans un bureau que j'avais créé au sous-sol. C’était mon père. « Julie, pourrais-tu venir ? »
Je me suis précipitée à son bureau où je l’ai trouvé dans son fauteuil inclinable, frissonnant sous plusieurs couvertures. J'ai paniqué. Les symptômes étaient les mêmes que ceux qui l'avaient une fois plongé dans le coma. N’arrivant pas à joindre un médecin, j'ai appelé le 911. Au moment où l'ambulance est arrivée, il se sentait mieux, bien que son cœur battît encore la chamade. L'équipe des ambulanciers lui a donné de l'oxygène et a pris une série de mesures, s'entretenant par téléphone avec le personnel médical de son hôpital. Mon père ne voulait pas retourner à l'hôpital. Comme il paraissait stabilisé, l'équipe est partie. Mon père se sentait mieux grâce à l’oxygène. J’ai alors branché une bonbonne d’oxygène qu’il avait gardée depuis des années. Je l'ai encouragé à rester assis parce que son cœur battait toujours irrégulièrement et qu'une position assise sollicite moins le cœur.
Il accepta et prit un livre pour lire. J'ai installé un lit pliant dans son bureau et j’ai apporté ma guitare. Pendant une heure, j'ai joué pour lui tous les morceaux classiques que je pouvais raisonnablement bien jouer. Cela lui plut. Il ne m'avait pas entendue jouer depuis un certain temps et a commenté la « richesse » du son. L'oxygène et moi étions épuisés à peu près en même temps. Plus tard, dans son lit, une cabine de couchage de conception japonaise dans le coin le plus éloigné de son bureau, nous avons parlé. J’étais assise sur le bord, les yeux humides, tenant sa main, comme il avait tenu la mienne si souvent en me mettant au lit au temps où j'étais enfant. Mais cette fois, nous avions tous les deux des larmes dans les yeux.
Quand je me suis réveillée le lendemain matin, je l’ai trouvé t éveillé, mais faible. Malgré mon insistance, il a refusé d'annuler la venue d’une équipe de télévision qui devait prendre des images pour le journal télévisé du soir. Mercredi matin, nouvelle interview. Cet après-midi-là, il est allé à l'hôpital pour la dernière fois. Mais la veille de sa mort, à l'hôpital, il a travaillé aux dernières modifications de son article pour The American Psychologist.
B.F. Skinner était membre de la Hemlock Society [4] et croyait au droit de mettre fin à sa vie. Il avait fait un testament de vie et, à l'hôpital, il a de nouveau refusé les efforts « héroïques » de sauvetage qui auraient pu prolonger le fonctionnement de ses organes. Près de la fin, sa bouche était sèche. Après avoir reçu un peu d'eau, il a dit son dernier mot, « Merveilleux » (Marvelous).
Références
[1] Julie Vargas est une des deux filles de Skinner et l’épouse d’Ernest Vargas. Elle a enseigné, comme son mari, la psychologie éducationnelle à l’université de Virginie-Occidentale. Parmi les ouvrages : Behavior Analysis for Effective Teaching. Lawrence Erlbaum Associates, 2013.
[2] Julie Vargas raconte ici en détail la dernière conférence faite par son père à l’Association Américaine de Psychologie, devant une assistance qui l’applaudit très vivement à son arrivée comme à la fin de son exposé. La conférence intitulée « Can psychology be a science of mind ? » sera publiée dans The American Psychologist (1990, 45 : 1206-1210).
[3] Bjork Daniel (1993) B.F. Skinner. A life. Basic Books, 298 p.
[4] Société américaine pour le droit de mourir dans la dignité. Le nom , Hemlock, ciguë, a été choisi en référence à Socrate, qui a préféré se donner la mort en buvant la plante mortelle plutôt que s’enfuir de la prison avec l’aide d’amis