Les théories du complot sont séduisantes et difficiles à réfuter, mais que se passe-t-il si on combat le feu par le feu ?
Quel sera le prochain grand événement mondial ? Une chose est sûre : quoi qu’il arrive, des théories du complot émergeront rapidement pour mettre en doute la version officielle. Elles seront produites par de grands groupes de personnes et pas seulement par quelques fous solitaires. Ces gens prétendront que le récit officiel n’est qu’une couverture pour un dessein beaucoup plus sombre. Tout n’est que mise en scène, les grands médias nous trompent, les détenteurs du pouvoir mentent catégoriquement.
Pourquoi des théories complotistes apparaissent-elles à propos de presque tous les événements importants ? La réponse la plus évidente est celle que donnent les complotistes : il y a des complots réels. C’est une vérité. Il arrive que des gens forment des coalitions secrètes pour atteindre un objectif qui ne tolère pas la clarté. Les livres d'histoire regorgent de telles conspirations : l'assassinat de Jules César, la révolution d'Octobre en Russie, le scandale du Watergate et, plus récemment, l'attaque par beeper d'Israël contre le Hezbollah. Presque tous les coups d’État, assassinats politiques et révolutions de l’histoire relèvent de la catégorie des « conspirations ».
Mais il y a encore quelque chose de particulier aux théories du complot qui est sans relation avec leurs racines psychologiques et génétiques : leur structure d’auto-confirmation. Pour un philosophe des sciences, les théories du complot sont d’étranges créatures : ce sont les seules théories qui prédisent manquer de preuves pour elles-mêmes, et même la présence de contre-preuves.
Cela fonctionne comme ceci. Lorsque vous complotez contre quelqu’un, vous voulez évidemment cacher vos projets à la victime, et généralement aussi à d’autres. Même après avoir exécuté votre plan diabolique, il est le plus souvent raisonnable de garder le secret afin d’éviter des conséquences, la vengeance ou des poursuites. Donc, si vous soupçonnez qu’un groupe de personnes conspire contre vous, vous ne vous laisserez pas intimider si les suspects nient tout sur tous les tons et si vous ne trouvez pas immédiatement des preuves de leur intention malveillante. Si vos ennemis sont vraiment rusés, ils peuvent même fabriquer de fausses preuves contre votre théorie du complot, ou des preuves qui désignent un autre coupable (un « faux drapeau ») — tout cela pour vous induire en erreur.
Voilà qui apparaît logique, mais si vous poursuivez dans cette voie, vous pouvez atterrir très profondément dans un terrier de lapin. Tant que vous raisonnez dans le cadre de votre théorie du complot, vous pouvez en principe rejeter toute contre-preuve apparente ou manque de preuves : « Bien sûr, c'est ce qu'ils veulent nous faire croire, ils sont à ce point retors ! » Une théorie du complot peut toujours échapper à la réfutation si on rend les supposés comploteurs plus malins et plus puissants ou si on agrandit le cercle des conspirateurs. Si quelqu’un trouve des preuves matérielles qui semblent réfuter votre théorie, vous pouvez dire qu’elles ont été délibérément disposées là pour nous induire en erreur. Si un témoin oculaire contredit votre récit, il est possible que cette personne ait été soudoyée ou menacée. Les psychologues qui étudient la pensée conspirationniste sont peut-être les seuls scientifiques qui sont régulièrement accusés d’obscure complicité par leurs propres sujets de recherche (c'est-à-dire les producteurs de complot).
Le Générateur de complots
De par cette logique d’autoconfirmation, il est particulièrement difficile de combattre de front les théories complotistes : les créateurs de complots ont toujours et partout une réponse. Les théorie complotistes sont des espèces de « trous noirs intellectuels », dans lesquels des naïfs sont aspirés et piégés. Mais les théories complotistes, aussi récalcitrantes soient-elles, ont un autre point faible : pour toute théorie complotiste, il est toujours possible d’imaginer d’autres théories complotistes en opposition avec elles, avec d’autres bandits et d’autres motivations. Prenez l'assassinat de John F. Kennedy. Le tireur Lee Harvey Oswald a-t-il agi seul ? Il n’est pas impossible qu’un groupe puissant ait voulu éliminer un président. Mais alors qui ? Un sondage de 2013 demandait à des complotistes qui avait réellement tué JFK [1]. Après un demi-siècle de spéculations et des centaines de livres, films et articles remettant en question le récit officiel, nous obtenons encore un large éventail de bandits : la mafia (13 %), le gouvernement fédéral (13 %), la CIA (7 %), Cuba et Fidel Castro (5 %), le vice-président de JFK, Lyndon Johnson (3 %), l'Union soviétique (3 %), le Ku Klux Klan (3 %), le directeur du FBI J. Edgar Hoover (1 %).
Pour démontrer cette logique d’autoconfirmation des théories du complot, j'ai conçu un Générateur de complots interactif et entièrement automatique pour la chaire Etienne Vermeersch à l'Université de Gand [2]. En trois étapes simples, vous sélectionnez les paramètres de votre complot dans un menu à choix multiples (histoire officielle, méchant et mobile), et en quelques secondes vous obtenez une théorie du complot juteuse, révélatrice, choquante, mais malgré tout (plus ou moins) plausible, délivrée sur mesure. Plutôt que d’attaquer directement les théories complotistes, nous essayons de montrer à quel point il est facile et peu coûteux de bricoler des théories complotistes sur n’importe quel événement et même plusieurs théories qui se contredisent.
Le Générateur de complots suit une « recette », pour créer des théories complotistes, que j’ai développée dans mes recherches universitaires. Nous transmettons cette recette à ChatGPT, qui propose ensuite un complot avec les paramètres sélectionnés par l'utilisateur. La recette fonctionne comme suit :
- Rejetez l’histoire officielle. Quelle que soit la version officielle à laquelle adhèrent les grands médias, les scientifiques ou les élites politiques, il s’agit là d’un écran de fumée, érigé consciemment par les véritables auteurs. Si la version officielle contient déjà un complot, comme pour des attentats du 11 septembre, vous devez imaginer un complot du deuxième degré dans lequel le « complot » officiel n’est qu’une façade. Celui qui est déclaré coupable dans la version officielle est par définition innocent.
- Trouver des anomalies. À présent, passez au peigne fin la version officielle et cherchez des détails suspects ou des incohérences. Du fait qu’aucune histoire n’est jamais totalement consistante et complète, vous trouverez toujours des anomalies. Dans cette phase, vous posez simplement des questions suggestives sans donner des réponses.
- Mettez des liens entre des données. À cette étape, vous devez rassembler des « preuves » qui vont dans le sens de personnages que vous choisissez et de leurs plans infâmes. Essayez d'être créatif et mettez des relations inattendues entre l'événement et les auteurs présumés (ChatGPT est ici souvent très créatif, voyez infra).
- Inversez les contre-preuves. Vous ne trouvez pas suffisamment de preuves pour prouver votre complot ? Pas de problème ! Brodez une histoire où l’absence de preuves tangibles montre le soin avec lequel ces conspirateurs ont effacé leurs traces. Dans le même ordre d’idées, des « contre-preuves » apparentes pourraient avoir été trafiquées par les conspirateurs pour mettre sur une fausse piste d’héroïques chercheurs de vérité comme vous.
- Épuisez vos adversaires. Ceux qui vous critiqueront tenteront d’expliquer vos anomalies et de réfuter les relations que vous avez établies. N'abandonnez pas. Tôt ou tard, ils perdront patience et commenceront à vous ignorer. Dès qu’ils abandonnent (ou se mettent en colère), confrontez-les : essaient-ils de cacher quelque chose ?
Des Chauves-souris suspectes
Le Générateur de complots montre que vous pouvez pratiquement toujours mettre suffisamment de liens entre n’importe quelle histoire et n’importe quel malfaiteur imaginable. Prenez un reportage, qui a l'air innocent, sur la naissance dans un zoo viennois de chauves-souris menacées d’extinction [3]. Le Générateur de conspirations pourrait-il broder une histoire dans laquelle (par exemple) l'Ordre des Templiers tire secrètement les ficelles et leur motivation est (par exemple) de manipuler les conditions météorologiques ? Aucun problème ! Dans l'histoire complotiste qui jaillit du générateur, on lit qu'il est suspect que les chauves-souris « accouchent à l'envers, créant un “hamac” avec leurs ailes ». Car ne s’agit-il pas précisément du fait qu’« être pendu à l’envers » est le symbole d’un des rites d’initiation des chevaliers templiers ? D’accord, mais comment les chauves-souris peuvent-elles contribuer à manipuler la météo ? Selon le Générateur : « En tant que mammifères capables de détecter des changements météorologiques, les chauves-souris pourraient être utilisées comme baromètres vivants ».
Encore une autre : nous commençons par un reportage innocent sur la nouvelle politique de Korean Airlines de peser dorénavant les passagers avant qu’ils embarquent. Comme un bandit, nous cliquons sur l'icône de la mode vestimentaire des Illuminati, une société secrète dirigée par Kim Kardashian. Leur plan diabolique ? La manipulation de l'aide humanitaire. Sans hésitation, le Générateur de complots invente une histoire dans laquelle l'icône de la mode Illuminati veut manipuler la perception mondiale du poids corporel. Peser des passagers est une forme délibérée d’humiliation du surpoids par laquelle les conspirateurs veulent saper le mouvement mondial de la positivité corporelle afin d’imposer des « normes corporelles souhaitables » pour l'aide humanitaire. « Trop gros ? Pas de chance, rien pour vous aider ! » Mais où sont les preuves de ce complot farfelu ? Voilà qui est génial : « Si les preuves sont si rares c’est parce que l'icône de la mode Illuminati est tellement rusée et qu’elle a bouillé les pistes ».
Une épidémie de désinformation
Le Générateur de complots est volontairement ténu (nous ne voulons pas que les antisémites et les racistes l'utilisent), mais cela peut être un atout pédagogique. Si les gens apprennent à démystifier les théories du complot stupides, ils seront peut-être mieux capables de démystifier les théories « sérieuses ». Le psychologue Sander van der Linden présente de la « vaccination mentale » dans son livre Foolproof: Why Misinformation Infects Our Minds and How to Build Immunity. Au lieu de lutter contre la désinformation et les fausses nouvelles par des vérifications de faits (fact-checks) et des campagnes d’information sans fin, Van der Linden et ses collègues veulent combattre le feu par le feu. Ils exposent les gens à une forme affaiblie (donc facilement démontée) de fausses nouvelles, ou aux techniques utilisées par les diffuseurs de désinformation. Le Générateur de complots fonctionne de la même façon : en exposant les gens à une forme atténuée du véritable « virus », ils apprennent à reconnaître le sac à malices.
Cela ne veut pas dire qu’il faut ridiculiser les théories du complot indistinctement. Personne ne peut déterminer exactement où se situe la ligne de démarcation entre une saine méfiance et la paranoïa. Mais cela contribue à voir à quel point il est facile et peu coûteux d’élaborer des théories du complot à propos de n’importe quel événement.
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[1] Gallup (1913) “Majority in U.S. still believe JFK killed in a conspiracy”, https://news.gallup.com/poll/165893/majority-believe-jfk-killed-conspiracy.aspx
[2] https://conspiracy-generation.streamlit.app/
[3] “World’s oldest zoo welcomes three endangered megabats to rainforest enclosure.”
https://www.independent.co.uk/tv/news/worlds-oldest-zoo-endangered-megabats-b2395434.html
Publié dans NRC, 1-11-2024
Traduit du néerlandais par Jacques Van Rillaer