L’Express a publié le 8 août 2024 un dossier de 20 pages intitulé : Faut-il en finir avec la psychanalyse ? Il y est question notamment des recherches actuelles sur les rêves, des facteurs du succès de Freud et Lacan en France, des très médiatiques frères Miller, de l’emprise de la psychanalyse sur les tribunaux et des structures de soin. Le dossier se termine par le texte « La psychanalyse garde sa nécessité et sa spécificité » de Clotilde Leguil, analyste lacanienne, professeure à l’U. de Paris-8. Celle-ci déclare que « La psychanalyse traite des maladies de la parole, c’est-à-dire des maladies du désir ». Ses résultats ne sont pas évaluables car « vous ne pouvez pas évaluer quantitativement l’émergence du désir. […] Bien que n’étant pas une science, la psychanalyse est une discipline qui a une logique et une éthique ».
Mme Roudinesco a réagi illico sur son site Institut histoire et lumières de la pensée par le texte : « Mais qu’est-il donc arrivé à l’Express ? » :
https://www.ihldp.com/post/mais-qu-est-il-donc-arriv%C3%A9-%C3%A0-l-express
Pour elle, « Au nom d’un scientisme délirant, la joyeuse équipe de L’Express a commis un attentat ». Wouah ! un « attentat ».
La frustration de Mme Roudinesco est d’autant plus cuisante que c’est elle qui avait eu le privilège de présenter, dans L’express, Le Livre noir de la psychanalyse à sa parution en 2005. Elle avait écrit que les auteurs s’exprimaient « dans une langue pauvre et vulgaire » (sic) et ne racontaient que « des vieilleries déguisées en révélations » (sic).
Dès le début de son texte, elle faisait preuve d’une stupéfiante mauvaise foi. Elle avait écrit que « Freud y est traité de père incestueux ». En fait, l’article « Freud, thérapeute familial » du psychanalyste (!) Patrick Mahony (prof. à l’université de Montréal) évoque le fait que Freud a pratiqué ce que les psychanalystes appellent une « analyse incestueuse » : Freud a analysé sa fille Anna pendant 4 années à raison de 6 séances par semaine. Ce fait avait été tenu secret jusque dans les années 1960. La psychanalyste Roudinesco connaissait parfaitement la différence entre un véritable inceste et ce que l’on entend par « analyse incestueuse » dans le milieu freudien. Concernant la crédibilité de Mahony, Roudinesco avait écrit l’année précédente : « Mon ami Patrick Mahony est un remarquable historien du freudisme. Il a notamment effectué un sévère travail critique des grands cas de Freud » [1]. Mahony a notamment montré à quel point Freud avait manipulé sa patiente Dora [2].
Pour le compte rendu du Livre noir de la psychanalyse par Mme Roudinesco dans L’Express :
* * *
Dans son nouveau texte, Roudinesco utilise les mêmes tactiques pour dissuader de lire des publications qui critiquent la psychanalyse : des affirmations sans références et surtout de fausses citations. Je ne connais aucun autre psychanalyste qui illustre aussi bien qu’elle ce propos de Nietzsche : « Pour mesurer la finesse ou la débilité constitutionnelle des esprits les plus judicieux, il suffit de prendre garde à leur façon de comprendre et de reproduire les opinions de leurs adversaires : là se trahit l'envergure naturelle de chaque esprit » [3].
Voici ses principales critiques et mes réponses.
Roudinesco écrit : « L’ennui dans cette affaire, c’est que pas un seul des auteurs de ce réjouissant brûlot n’a été capable de fournir la moindre donnée sur l’état réel de la psychanalyse en France et dans le monde. Sont-ils psychologues, psychiatres, psychothérapeutes ? Qui sont-ils ?»
Réponse :
Il est très difficile de faire un bilan précis de l’état de la psychanalyse, notamment parce que le titre de «psychanalyste» n’est pas défendu légalement, comme c’est le cas pour coach, graphologue ou astrologue. N’importe qui peut s’autoriser «psychanalyste» et pratiquer de l’analyse psychologique. Roudinesco elle-même se présente comme «psychanalyste» alors qu’elle n’a pas fait d’études de psychologie ou de psychiatrie. Rappelons que les frères Miller, comme Mme Leguil, ont une formation de philosophe.
Notons que Roudinesco déclarait en 1999 : «La France est le seul pays au monde où ont été réunies pendant un siècle les conditions nécessaires à une intégration réussie de la psychanalyse dans tous les secteurs de la vie culturelle, aussi bien par la voie psychiatrique que par la voie intellectuelle. Il existe donc dans ce domaine une exception française» [4].
La situation a peu changé. Clotilde Leguil écrit p. 38 : «la France est le centre névralgique de la psychanalyse. Elle est cependant très présente dans les pays latins, comme l’Italie et l’Espagne. […] Dans la culture latine, le goût de la parole contribue à croire dans ses pouvoirs».
Roudinesco écrit qu’il y a dans le dossier « une kyrielle de citations fausses, de propos détournés de leur contexte et de références bibliographiques erronées, notamment à propos de l’historien Henri F. Ellenberger, réédité chez Fayard en 1994 par mes soins».
Réponse :
Quand une universitaire affirme ce genre de généralité, elle devrait toujours donner au moins un ou deux exemples concrets. Roudinesco n’en a cure. Il faut la croire. Elle suppose que ses lecteurs n’irons pas vérifier son affirmation.
Roudinesco écrit qu’on lit dans le dossier : « l’inconscient n’est qu’une invention sortie du cerveau malade de Freud » (elle n’a pas mis de guillemets ni d’indication de page).
Réponse :
En réalité, un fil rouge du texte qui présente les concepts de Freud (j’en suis l’auteur) est qu’il y a DES psychanalyses et DES inconscients. J’y ai écrit : « La diversité des psychanalyses et leur manque de scientificité tient à trois pièges. Le premier est l’invocation inconsidérée de l’inconscient. Il y a incontestablement des processus inconscients. On en parle depuis l’antiquité et surtout depuis le 18e siècle avec Leibniz. Toutefois, l’inconscient est toujours induit, deviné, supposé pour expliquer des phénomènes observables. On peut très facilement tirer de l’inconscient ce qu’on veut, comme le magicien des lapins de son chapeau : un désir réprimé, un souvenir soi-disant refoulé, un fantasme sexuel, des archétypes, la volonté de puissance, un traumatisme transgénérationnel, etc. Chaque École de psychanalyse a son « inconscient » où elle puise ses explications, en utilisant la référence au passé, des symboles, des jeux de mots, et l’affirmation que le sens “vrai” est l’inverse du manifeste » (p. 26).
Roudinesco écrit que nous avons « affirmé que le désir d’inceste avec la mère n’a jamais existé dans aucune société puisque aucune expertise n’en n’a jamais fait état. Ils en veulent pour preuve qu’il “n’est envisageable que si l’on invoque l’inconscient et qu’on joue avec des symboles et des jeux de mots” ».
Réponse :
j’ai expliqué que l’UNIVERSALITÉ du complexe d’Œdipe tel que Freud l’a défini (désir de relations sexuelles avec la mère [mit der Mutter sexuell verkehren] et souhait d’éliminer le père [der Vater töten]), ce n’est envisageable que si on invoque l’inconscient et qu’on joue avec des symboles et des jeux de mots. Mais bien entendu, je n’ai jamais nié que des personnes éprouvent les impulsions œdipiennes. J’ai d’ailleurs souligné que c’était le cas de Freud lui-même ! et qu’ « une erreur constante de Freud est la généralisation abusive » (p. 27).
Roudinesco écrit : « Ils sont à ce point obsédés par le “complexe d’Œdipe” qu’ils semblent ignorer l’existence de Sophocle. Qui est le roi de Thèbes ? Question sans importance à leurs yeux puisque les tragédies grecques ne sont pas scientifiquement validées ».
Réponses :
Mon article parle peu du complexe d’Œdipe, mais il en parle, avec raison, car ce complexe est absolument central pour Freud. Celui-ci écrit que c’est le « complexe nucléaire » (Kernkomplex) dont les effets concernent l'ensemble de l'existence humaine et des institutions : « On retrouve dans le complexe d'Œdipe l'origine de la religion, de la morale, de la société et de l'art, et cela en pleine conformité avec la thèse psychanalytique selon laquelle ce complexe forme le noyau de toutes les névroses» (Totem und Tabu, Gesammelte Werke, IX 188).
L’évocation ici de Sophocle a un côté comique. Certes Freud a cru pouvoir inférer à partir d’un souvenir personnel et du succès de la pièce de Sophocle que le complexe d’Œdipe est universel et au centre de la vie de chaque être humain. Il est utile de rappeler — car cela montre comment Freud raisonnait — que dans la pièce de Sophocle, Œdipe tue son père sans savoir qui il est et que c’est seulement après le meurtre qu’il épouse Jocaste en ignorant qu’elle est sa mère. Dans la version freudienne, l’ordre des faits est inversé : le garçon désire coucher avec sa mère, qu’il connaît parfaitement, et il souhaite éliminer le père, qu’il connaît tout aussi bien. En fait, dans le mythe, il n’est pas question de désir incestueux et de désir de meurtre. Comme l’explique le célèbre helléniste Jean-Pierre Vernant : «Dans la vie affective d’Œdipe, le personnage maternel ne peut être que Mérope, et non cette Jocaste qu’il n’avait jamais vue avant son arrivée à Thèbes, qui n’est en rien pour lui une mère et qu’il épouse, non par inclination personnelle, mais parce qu’elle lui a été donnée sans qu’il la demande, comme ce pouvoir royal qu’il a gagné en devinant l’énigme du Sphinx, mais qu’il ne pouvait occuper qu’en partageant le lit de la reine en titre. […] Des relations du type œdipien, au sens moderne du terme, entre Œdipe et Jocaste auraient été directement contre l’intention tragique de la pièce centrée sur le thème du pouvoir absolu d’Œdipe et de l’hùbris qui nécessairement en découle» [5]. Freud a cru s’appuyer sur un mythe ancien. En réalité, il a créé un nouveau.
Roudinesco écrit : « Les auteurs du dossier n’éprouvent nul besoin de mentionner le nom de ceux qui - parmi les grands imbéciles du XXème siècle – se sont laissés berner par la “pseudo-science” viennoise : Thomas Mann, Stefan Zweig, Romain Rolland, Albert Einstein ».
Réponse :
Les trois premiers nommés sont des hommes de lettres. Einstein, qui est un scientifique, ne s’est absolument pas laissé séduire (ou « berner » selon Roudinesco 😮). Les échanges de lettres entre Einstein et Freud montrent qu’Einstein ne prenait pas Freud au sérieux. Freud s’en étant aperçu, il lui écrit le 3-5-1936 : «J'ai toujours su que vous ne m'admirez que “par politesse”, mais que vous ne croyez que bien peu à toutes mes assertions. […] Vous êtes tellement plus jeune que moi ; quand vous aurez atteint mon âge, j'ose espérer que vous serez devenu un de mes disciples. Comme je ne serai plus là pour l'apprendre, je m'offre maintenant à l'avance cette satisfaction» (in Correspondance 1873-1939, p. 467). Ainsi Freud s’imaginait que le plus grand physicien du xxe siècle deviendrait son «disciple» quand il aurait enfin abandonné les «résistances» à ses théories. Pas modeste le gars 🙂.
Roudinesco termine son texte par cette phrase : « À lire de telles sottises, la phrase de Lacan que Françoise Giroud avait pris pour maxime de vie m’est revenue en mémoire : “La psychanalyse est sans effet sur la connerie”».
Réponse :
Cette « maxime de vie » de Giroud me semble signifier qu’elle avait fini par avoir des doutes sur les bienfaits de la psychanalyse. Je rappelle que Lacan a promu cette expression à la fin de sa vie. Il a déclaré : «Comme il y en a beaucoup, le plus grand nombre, qui n'ont pas assisté à mes premiers séminaires, je me permettrai de rappeler ceci que, dans mes toutes premières adresses à ce que je dois bien appeler mon public, j'ai averti que la psychanalyse est un remède contre l'ignorance ; elle est sans effet sur la connerie. C’est véritablement là quelque chose de fondamental. Nous n’apportons nulle sagesse ; nous n’avons rien à révéler. C’est à nous en tant qu’analyste qu’il se révèle quelque chose, quelque chose qui a ses limites. Et la limite qu’impose la connerie, comme je viens de le dire, nous ne la franchirons pas» [6].
Lacan n’a pas précisé sa définition de la connerie. Le sens le plus courant, donné par Le Petit Robert, c'est : bêtise, imbécillité. Aujourd’hui, certains - dont je suis - adoptent la définition donnée par Harry Frankfurt (professeur de philosophe à l’université Princeton) dans son livre On Bullshit (1992) : le «bullshit» est l’usage de mots sans se préoccuper de savoir si ce qu’on dit est vrai ou faux.
Pour un commentaire sur cette célèbre formule de Lacan :
Pour des légendes de Mme Roudinesco sur Freud :
https://www.pseudo-sciences.org/Sigmund-Freud-En-son-temps-et-dans-le-notre
Références
[1] In Temps modernes, n° 627, p. 252.
[2] Mahony, P. (2001) Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse. Compte rendu :
https://www.afis.org/Dora-s-en-va
[3] Nietzsche, F. (1881) Aurore. Trad. in Œuvres philosophiques complètes. Gallimard, T. IV, 1970, § 431.
[4] Pourquoi la psychanalyse ?, Fayard, p. 130.
[5] Vernant, J.-P. (1967) “Œdipe sans complexe”. Rééd. in J.-P. Vernant & P. Vidal Naquet (1972) Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Maspéro. 3e éd. 1977, p. 75-98.
[6] La retranscription de ces déclarations est parue en 1975 dans La Lettre de l’École Freudienne, n° 15, p. 235.