François Roustang a été jésuite, formé à la philosophie et à la théologie.
Avec deux autres jésuites, Louis Beirnaert et Michel de Certeau, il s’est tourné vers la psychanalyse. Il a fait une analyse didactique avec Serge Leclaire et devient membre de l'École freudienne de Paris (de 1965 à 1981).
En 1966, Il a été démis de sa fonction de directeur de la revue Christus après sa publication d’un article où il soutenait que le Concile Vatican avait favorisé chez beaucoup de chrétiens l’indifférence à l’Église et aux sacrements. Il a alors quitté l'institution catholique et est devenu psychanalyste. Il s’est marié et a voué une intense admiration à Freud et à Lacan.
La psychanalyse : outil de libération ou d’asservissement ?
Toutefois, alors que la psychanalyse lui avait procuré dans un premier temps « un moment extraordinaire de libération de tout ce qui avait fait [ses] croyances antérieures », il a été de plus en plus frappé par l'esprit de soumission qui régnait dans l’École freudienne de Paris. Il s'intéressa alors à la question des relations maître-disciple dans l'histoire de la psychanalyse. En 1976, il publie Un destin si funeste, une analyse des relations de soumission entre Freud et des disciples (Ferenczi, Jung, Groddeck). Il tente de comprendre comment la psychanalyse s’est transformée en une nouvelle religion, dans laquelle les élèves de Lacan deviennent des « petits garçons » qui se soumettent à la parole du maître. Il écrit :
« Lacan peut affirmer n'importe quoi, et même le contraire, on y adhère sans délai. Durant quinze jours le bruit a couru que la forclusion était réversible, car, de très bonne source, le sachant l'avait dit : donc, tout le monde le croyait. Passé ce délai, les mêmes très bonnes sources devaient faire savoir qu'il n'en était rien : le même tout le monde crut qu'il n'en était donc rien et que la forclusion n'était pas réversible » (Un destin si funeste, Minuit, p. 49) [1].
« Nombre de psychanalystes semblent s'être nourris de la psychanalyse dès le biberon, en font l'unique repère, ne savent rien d'autre que Freud ou Lacan. [...] Il ne se passe plus rien, si ce n'est l'assimilation d'une doctrine avec ses séquelles d'intransigeance, de prétention, d'ignorance crasse et de fanatisme. Si par hasard vous essayez devant ce genre de personnage d'interroger les dires de Lacan lui-même, ou bien vous êtes rejeté dans les ténèbres extérieures ou bien vos interlocuteurs n'entendent même pas de quoi vous pourriez causer » (id. p. 45) [2].
L’échec de Lacan de faire de la psychanalyse une véritable science

En 1986, l’ouvrage Lacan, de l'équivoque à l'impasse a confirmé sa rupture avec Lacan et la psychanalyse. Il y dénonce notamment comment Lacan octroyait, par des didactiques à toute allure, le titre de psychanalyste « lacanien » : « Devenir analyste, reconnu par Lacan, était une manière de titre de noblesse, qui ouvrait à la possibilité de se faire une clientèle. Sans lui, nombre d'entre nous n'auraient jamais accédé à ce statut et n'auraient pas eu les moyens d'en vivre. Après avoir donné l'existence à beaucoup, l'analyse devenait le moyen de leur subsistance. » (p. 20)
Un thème central de l’ouvrage est la tentative de Lacan de faire de la psychanalyse une véritable science. En fait, déjà en 1966, Lacan déclarait : « Vous entendrez des gens vous expliquer gravement que Freud a été empêtré dans son scientisme : ce qui est une sottise. Non seulement son scientisme ne l’a pas gêné, mais il était absolument nécessaire qu’il fût un scientiste. Comme il est aujourd’hui nécessaire que la psychanalyse se constitue en science » [3]. Pour tenter de réaliser son projet, Lacan s’est appuyé sur la linguistique, la topologie et surtout la philosophie (Hegel, Kojève, Heidegger).
Il a fini par admettre qu’il avait échoué. En 1975, il a fait une conférence au Massachusetts Institute of Technology sur sa conception de la nature humaine, devant une assemblée de linguistes, de logiciens et d’autres chercheurs du plus haut niveau. Les auditeurs n’ont quasi rien compris. Quand le linguiste Noam Chomsky lui fit des objections, Lacan conclut la discussion en disant : « Je suis un poète » [4]. Chomsky devait dire plus tard : « Lacan était un charlatan conscient de l’être, qui jouait avec le milieu intellectuel parisien pour voir jusqu'où il pouvait aller dans l’absurdité, tout en continuant d’être pris au sérieux » [5].
Durant les années qui suivirent cet échec, Lacan n’hésita pas à reconnaître, à de multiples reprises, le caractère pseudo-scientifique du freudisme. Il disait en 1977 : « La psychanalyse est une pratique délirante, mais c’est ce qu’on a de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d’être homme. C'est en tout cas ce que Freud a trouvé de mieux. Et il a maintenu que le psychanalyste ne doit jamais hésiter à délirer » [6]. L’année suivante : « La psychanalyse n'est pas une science. Elle n'a pas son statut de science, elle ne peut que l'attendre, l'espérer. C'est un délire — un délire dont on attend qu'il porte une science. On peut attendre longtemps ! Il n'y a pas de progrès, et ce qu'on attend ce n'est pas forcément ce qu'on recueille. C'est un délire scientifique » [7].
Hypnothérapeute
Roustang a abandonné la psychanalyse pour la thérapie par l’hypnose. Il s’est initié à l’hypnose avec des thérapeutes formés par Milton Erickson. L’ouvrage Influence (Minuit, 1991) marque un tournant.
Roustang estimait que le besoin de comprendre est respectable, mais que comprendre ne fait pas changer. L’intériorité n’a guère d’intérêt. La connaissance de soi ne guérit pas, elle enferme ! Elle fait de nous des Narcisse dépressifs. L’important est de se mettre dans le contexte de l’existence.
Une question essentielle est : « Comment faire pour me rendre disponible au réel actuel ? » La meilleure manière de transformer sa vie, c’est d’effectuer un « retour au présent », de s’asseoir, de cesser de se lamenter sur son passé et, enfin, d’accepter sa souffrance pour mieux l’évacuer par un cheminement intérieur et un éveil au monde.
Roustang mettait en garde contre le narcissisme qu’induisent les psychothérapies et tout particulièrement la psychanalyse. Dans La fin de la plainte il écrivait : « A force de se préoccuper de sa prétendue vie intérieure, de ses pensées, de ses fantasmes et de ses rêves, on se perd dans l’analyse de soi, on devient, comme Narcisse, amoureux de sa propre image et on lui substitue l'intérêt que devraient avoir les choses et les êtres de chair et de sang. Il s'ensuit que la réalité n'a plus de consistance. [...] De préalables en préalables toujours nécessaires à inventorier, c'est le cours de la vie qui se dessèche. L'organisme n'étant plus irrigué par le toucher du monde, la dépression est au rendez-vous » (Odile Jacob, 2000, p. 63).
Roustang est décédé en 2016 à l’âge de 93 ans.
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[1] Pour ceux que ce concept de « forclusion » intéresse, voici les remarques de Jacques Schotte (dont je fus l’assistant pendant 6 ans à l’U. de Louvain) :
"Lacan était tombé, dans le texte de Freud, sur une Verwerfung dont je reçus aussitôt, par le classique coup de fil, pour mission de faire un inventaire : ce terme de Verwerfung figurait-il ailleurs dans l’œuvre et comment le situer ? Le problème était neuf mais il a rapidement pris une forme peut-être inattendue du maître lorsque je lui ramenai comme résultat de mes premières investigations quelque chose sur quoi je n’ai plus varié depuis : c’est-à-dire que le rejet (Verwerfung), qui allait devenir sa propre “forclusion ”, n’est pas chez Freud un terme technique, mais un mot qui, à l’instar de celui de “condamnation” (Verurteilung) ou d’autres, a été utilisé à l’occasion par lui pour définir a contrario des termes proprement techniques, à commencer par le refoulement. Aussi, le texte de base auquel depuis Lacan on est toujours revenu, portait-il dans l’original : “Un refoulement (Verdrängung) est autre chose qu’une Verwerfung.” Lors de ses citations de ce texte, Lacan l’a renversé, pour poser qu’une “forclusion est autre chose qu’un refoulement” : ce qui fausse le débat en suggérant que Freud y avait introduit un concept nouveau et en le distinguant du classique refoulement. Moyennant quoi, Lacan promut la forclusion au rang de “mécanisme psychique” spécifique du trouble psychotique, comme le refoulement est celui de la névrose et le déni (Verleugnung) celui de la perversion (ce “déni” qui en allemand se note d’un autre terme de la série marquée par le préverbe ver- bénéficiant lui-même dans une large mesure quant à sa thématisation lacanienne, de toute la discussion mise en branle par le Verwerfung; je l’avais lui aussi inclus dans mon petit inventaire).
Il va de soi que nous ne nous trouvons plus en face d’un problème de traduction de termes, mais au moins confrontés à une contribution originale de Lacan au corpus conceptuel de la psychanalyse. […] Cela reste une question de savoir si et de quelle manière cette forclusion lacanienne peut encore être tenue pour un concept analytique au sens freudien du mot, ou si elle n’est pas plutôt liée à un remaniement radical de tout le style de pensée de Freud en vue d’un développement personnel différent : celui, diront certains de ses suivants, d’un Lacan fondateur après un Freud initiateur. La formule a du bon, qu’il faudrait seulement préciser, mais elle a au moins le mérite de marquer une distinction là où règne trop souvent une confusion propice à bloquer la pensée au lieu de la relancer » (Un parcours. Rencontrer, relier, dialoguer, partager. Éd. Le Pli, 2006. Rééd., Vers l’anthropologie. Un parcours, Hermann, 2008, p. 267- 268).
[2] L’ouvrage a été évidemment très mal accueilli dans le milieu lacanien.
Jeanne Favret-Saada donne un exemple de réaction : « C'est lui (Roustang) que j'entendis récemment traiter de nullité théorique par un collègue, lequel déclara d'ailleurs n'avoir pas lu son livre, ni souhaiter jamais le lire, puisque c'était une “merde”. Ainsi va cette École, où l'on prend néanmoins le temps de commenter à l'infini le moindre pet de Lacan (pour continuer la métaphore triviale de mon interlocuteur) » (Favret-Saada, “Excusez-moi, je ne faisais que passer”. Temps Modernes, 1977, 371, p. 2091.
[3] Interview de Lacan (relue par lui) au Figaro littéraire (Gilles Lapouge, 29-12-1966).
[4] Pour un compte rendu de la conférence et du débat, voir S. Turkle, Psychoanalytic politics. Freud's French Revolution. The MIT Press, 1978. Trad., La France freudienne. Grasset, 1982, p. 289-303.
[5] Noam Chomsky: an Interview, Radical philosophy, 1989, n° 53, p. 32.
[6] Ouverture de la section clinique, Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, 1977, 9 :13.
[7] L'insu que sait de l'une-bévue s'aile a mourre [sic], Ibidem, 1978, 14 :9.