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Billet de blog 8 décembre 2023

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Le « discours de pupitre » de Lacan

Le 7 novembre 1955 Lacan a fait un discours à Vienne à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud (né en 1856). Lacan a adressé son discours au pupitre devant lui. On raconte l’événement.

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Le « discours de pupitre » de Lacan

 Le 7novembre 1955, Lacan s’est rendu à la clinique neuropsychiatrique de Vienne pour faire une conférence à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud (né le 6 mai 1856).

À cette époque, plusieurs membres autrichiens de l’Association Internationale de Psychanalyse étaient de grands adversaires de Lacan et voulaient l’expulser de l’Association. À l’inverse, le groupe des psychanalystes d’Igor Caruso était très favorable à Lacan et l’avait invité à faire cette conférence. Lacan a répondu avec enthousiasme. Le psychanalyste August Ruhs a raconté comment s’est déroulé la séance [1].

Il était convenu qu’un membre de l’école, très francophile, traduise le discours de Lacan, intitulé “La Chose freudienne” [2] . Là, la tragédie a commencé. Au bout de la troisième phrase, le traducteur s’est mis à bégayer. Il ne comprenait pas un mot de ce que Lacan disait. Puis il a laissé tomber.

Lacan a constaté que les gens commençaient à s’endormir. Il s’est alors littéralement adressé à son pupitre. Ce discours est, aujourd’hui encore, connu sous le nom de « discours du pupitre ». Beaucoup d’auditeurs ont traité Lacan de fou narcissique au charabia incompréhensible.

Lacan gardera de Vienne un souvenir amer. Il écrira en 1966 : « La Chose freudienne, discours prononcé la première fois pour une Vienne où mon biographe repérera ma première rencontre avec ce qu’il faut bien appeler le fond le plus bas du monde psychanalytique. Spécialement avec un personnage dont le niveau de culture et de responsabilité répondait à celui qu’on exige d’un garde du corps, mais peu m’importait, je parlais en l’air. J’avais seulement voulu que ce fût là que pour le centenaire de la naissance de Freud, ma voix se fit entendre en hommage » [3].

Le personnage dont Lacan dit que son niveau de culture est celui d’un garde du corps est Wilhelm Solms-Rödelheim, le directeur de l’Association psychanalytique de Vienne [4].

Notons en passant que Lacan, alors âgé de 54 ans, évoque son futur « biographe ». Il est déjà convaincu de l’importance de sa personne dans l’histoire de la psychanalyse.

Freud, lui aussi convaincu d’être un génie, écrivait à sa fiancée le 28 avril 1885 — il avait alors 29 ans — qu’il avait détruit ses « lettres, notes scientifiques et manuscrits » : « tout ce papier se répand autour de moi comme les flots de sable autour du sphinx… Mais je ne peux pas mûrir, ni mourir, sans me préoccuper de ce qui viendra fouiller dans ces vielles paperasses. Quant à mes biographes, qu’ils se torturent donc, nous ne leurs ferons pas la tâche facile. Chacun pourra avoir son idée sur “l’évolution du héros”, tous auront raison, je me réjouis déjà de leurs erreurs » [5].

Illustration 1

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[1] Chiche, Sarah (2015) La Psychanalyse à Vienne aujourd’hui. In J.Fr. Marmion (éd.) Freud et la psychanalyse. Éditions Sciences Humaines, p. 140-143.

[2] Le texte “La chose freudienne. Conférence prononcée à la clinique neuropsychiatrique de Vienne le 7novembre 1955” sera publié dans Écrits (Seuil, 1966, p. 401-436).

[3] Dans “La science et la vérité””, texte de janvier 1966, reproduit dans Écrits, p. 866).

[4] Michael Turnheim (2006) “La Vienne de Lacan… et la mienne”. In Essaim, 16 : 165-173.

[5] Briefe 1873-1939. Fischer. Cité par Marthe Robert 1964) La révolution psychanalytique. Petite Bibliothèque Payot, Tome 1, p. 29.

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