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Billet de blog 11 février 2025

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Une interprétation freudienne par associations « libres »

Illustration de la méthode privilégiée par Freud pour découvrir le sens caché d’un signifiant (une action, un rêve, un symptôme). Freud et Lacan considèrent les associations « libres » sur des nombres comme particulièrement représentatif. Nous présentons un exemple que Freud a repris à Jones et a inséré dans la 4e édition (1912) de son livre "Sur la psychopathologie de la vie quotidienne".

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Extrait de : Jacques Van Rillaer, Freud et Lacan : des charlatans ? Éd. Mardaga, 2e éd., 2024, p. 44-49.

Les références précises des citations se trouvent dans l’ouvrage.

La méthode privilégiée par Freud pour découvrir le sens « profond » d’un signifiant (une action, un rêve, un symptôme) consiste à énoncer un nombre plus ou moins important d’idées qui viennent spontanément à l’esprit à partir de ce signifiant. Par exemple, Freud s’est rappelé un rêve, qu’il a baptisé « L’injection à Irma » et retranscrit en une page (environ 350 mots dans le texte allemand). Il a ensuite produit, à partir de ce « contenu manifeste », des idées qui remplissent 13 pages (environ 4500 mots dans l’éd. allemande, pp. 113-126). De cette façon il a obtenu quantité de mots, de concepts et d’images, parmi lesquels il a choisi ce qu’il estimait être significatif pour trouver le « contenu latent ».

L’utilisation d’associations d’idées pour trouver des significations cachées est loin d’être une idée neuve. Freud s’est probablement inspiré de cette pratique courante dans la tradition mystique juive. (Cf. Freud et la tradition mystique juive de David Bakan, éd. Payot). On trouve ce procédé dans d’autres courants mystiques et ésotériques. La religieuse Thérèse d’Avila a ainsi décrypté par une suite d’associations le sens caché du Cantique des cantiques. Lorsqu’elle lut que l'Épouse dit à l’Époux : « Fortifiez-moi avec des pommes », elle associa : qui dit « pommes » dit « pommier », qui dit « pommier » dit « arbre », qui dit « arbre » dit « croix ». Ainsi, selon la sainte, la véritable signification de « Fortifiez-moi avec des pommes » c’est : « Donnez-moi des épreuves, Seigneur, donnez-moi des persécutions » (Cit. in Pommier, p. 15).

Nous illustrons la méthode par une analyse que Freud a déclarée particulièrement convaincante pour démontrer que n’importe quel comportement est le produit d’associations compliquées déjà présentes et organisées, logées dans l’Inconscient. Il écrit : « Je vais m’arrêter plus longuement aux analyses de nombres qui viennent spontanément à l’esprit car je ne connais pas d’autres observations qui puissent démontrer de manière aussi frappante (so schlagend) l’existence de processus de pensée hautement élaborés, entièrement ignorés par conscience, et parce que je ne connais guère de meilleurs exemples d’analyses dans lesquelles la participation du médecin (la suggestion), qui lui est souvent incriminée, puisse être exclue avec autant de certitude » (IV 275). Dans son livre Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, il donne six exemples. Nous choisissons le plus court, de façon à le reproduire in extenso. Freud l’a repris à Jones et l’a inséré dans la 4e édition (1912).

« Quelqu’un de ses connaissances laissa surgir de son esprit le nombre 986 et mit Jones au défi de faire le lien avec ce à quoi il pensait.

“La première association du sujet d'expérience fut le souvenir d'une plaisanterie oubliée depuis longtemps. Le jour le plus chaud de l'année, un journal avait annoncé que six ans plus tôt le thermomètre avait indiqué 986 degrés Fahrenheit, une exagération manifestement grotesque des 98,6 °F indiqués au thermomètre ! Durant cette conversation, nous étions assis devant un intense feu de cheminée, d’où il s'écarta et remarqua, sans doute avec raison, que c'était la forte chaleur qui lui avait rappelé ce souvenir. Mais je ne fus pas si facilement satisfait et je désirai savoir pourquoi ce souvenir avait été si longtemps conservé. Il raconta qu’il avait beaucoup ri de cette plaisanterie et s’en amusait encore chaque fois qu’il y pensait. Comme je ne trouvais pas la plaisanterie particulièrement bonne, je m’attendais à une signification cachée. Sa pensée suivante fut que la représentation de la chaleur avait toujours signifié beaucoup de choses pour lui. La chaleur était ce qu'il y a de plus important au monde, la source de toute vie, etc. Pareil enthousiasme de la part d'un jeune homme par ailleurs assez sobre devait forcément faire réfléchir ; je le priai de poursuivre ses associations. La pensée suivante se rapporta à la cheminée d’une usine qu’il pouvait voir de sa chambre. Le soir, il lui arrivait souvent de regarder fixement la fumée et le feu sortant de la cheminée, et de réfléchir alors sur ce déplorable gaspillage d'énergie. Chaleur, feu, la source de toute vie, le gaspillage d'une énergie sortant d'un haut tuyau creux — il n'était pas difficile de deviner à partir de ces associations que la représentation de chaleur et de feu se rattachait chez lui à la représentation de l'amour, comme il en va habituellement dans la pensée symbolique, et qu’un fort complexe de masturbation avait motivé l’idée du nombre » (IV 278s).

Ainsi, le « complexe de masturbation » serait la cause première de l’énonciation du nombre 986. En fait, le « sujet d’expérience » n'est pas arrivé lui-même au thème de la masturbation. C’est Jones qui l’a inféré, avec des coups de pouce.

Freud et Jones croient que la technique permet de trouver l’élément originaire, comme celle du chimiste permet de trouver les éléments invisibles (p.ex., l’oxygène et l’hydrogène) qui sont à la base d’un produit visible (l’eau). Freud dit avoir appelé sa méthode « psychanalyse » « parce que “analyse” — qui signifie démontage, décomposition — fait penser à une analogie avec le travail du chimiste sur les substances qu’il trouve dans la nature ». Pour lui, « toutes les activités psychiques sont d’une nature hautement composée » et le travail de l’analyste est de les « ramener aux motions pulsionnelles qui les motivent » (XII 184).

Les autres illustrations données par Freud comportent des associations plus longues et des calculs plus compliqués (additions, multiplications). Lacan y voit les exemples par excellence du « travail » de l’inconscient : « C'est à celui qui n'a pas approfondi la nature du langage que l'expérience d'association sur les nombres pourra montrer d'emblée ce qu'il est essentiel ici de saisir, à savoir la puissance combinatoire qui en agence les équivoques, et pour y reconnaître le ressort propre de l'inconscient » (1966: 269).

L’analyste reconstruit ou construit ?

Selon l’analyste, le nombre 986 n’a pas été choisi consciemment par le locuteur. C’est son Inconscient qui l’a choisi à cause d’« un puissant complexe de masturbation ». Pour avoir accès au sens refoulé, il suffit d’associer « librement » jusqu’à obtenir… ce qui est prévu par la théorie : un refoulement généralement d’ordre sexuel. Le train des associations pourrait continuer au-delà de cette trouvaille pour « découvrir » d’autres preuves de la justesse de l’interprétation ou bien d’autres contenus refoulés… également prévus par la théorie. Partant de 986, on aurait pu arriver, tôt ou tard, au complexe d’Œdipe ou de castration.

Que le nombre 986 ne soit pas émis par hasard, on peut en convenir, mais la première explication donnée par le « sujet d’expérience » suffit amplement pour un esprit non freudianisé : l’homme était devant un feu de cheminé à ce point intense qu’il s’en était écarté et cette situation lui avait rappelé la mention disproportionnée d’une température. L’analyste insatisfait d’une explication banale, non sexuelle, l’a prié de continuer à associer. Il a fait comme Socrate qui, dans ses dialogues, posait des questions et donnait des coups de pouce pour diriger le questionné vers où il voulait arriver. Les idées qui ont suivi d’abord étaient innocentes : la chaleur source de vie, le feu sortant d’une cheminée visible de la chambre. L’homme s’est à nouveau arrêté. L’analyste a alors dégainé la théorie : « il n'était pas difficile de deviner à partir de ces associations » un lien avec des contenus sexuels « cachés ». En définitive, affirme l’analyste, si cet homme a émis le nombre 986, c’est fondamentalement parce que ce nombre est l’expression d’« un puissant complexe de masturbation » qui a émergé de façon symbolique, masquée.

Freud ne dit pas dans quelles conditions un nombre cité au hasard n'est pas le produit de processus inconscients. 419 - 13 - 729825 - 4... voilà les nombres qui me viennent à l'esprit à l’instant. Sont-ils tous les produits d'un sens refoulé ? Selon la logique freudienne, tous émergent de l’Inconscient et traduisent des souvenirs, des fantasmes ou des supposés désirs tapis dans l’arrière-monde. Une hypothèse alternative est que tous ces nombres, après avoir été énoncés, peuvent acquérir des significations soi-disant « profondes » (freudiennes ou autres) pour autant qu'on associe suffisamment longtemps.

On peut conclure que Freud est victime d’une illusion rétrospective. La méthode des associations libres est une méthode archéologique seulement en apparence. C’est une méthode pseudo-archéologique qui fournit des récits cohérents et séduisants de significations, mais qui ne peut pas garantir la mise au jour de véritables causes.

En définitive, avec tous les mots, images et concepts dont nous disposons, nous pouvons toujours, selon une voie tantôt courte tantôt longue, arriver, selon l’option théorique, à un de ces thèmes : la sexualité (Freud), la volonté de puissance (Adler), la spiritualité (Jung), la religion et la mort (Stekel), la naissance (Rank), le désir d’être reconnu (Lacan) etc. Tout peut être mis en rapport avec tout.

L’exemple du 986 illustre un autre présupposé pour le moins discutable : ce qui, dans les associations, apparaît en premier lieu est superficiel, il faudrait généralement creuser davantage pour découvrir la vraie signification. C’est l’exploitation de la métaphore de la « profondeur ». Jones l’évoque avec ironie dans une lettre à Freud le 14-2-1910 : « Mon article sur la psychanalyse a été bien accueilli. Je crois bon de prendre de la hauteur scientifique et d'enrober le tout de mots tels que “profond”, “à fond”, “pénétrant” ! ». Trois ans plus tard, Freud adoptera l’expression « psychologie profonde » (Tiefenpsychologie) comme synonyme de sa psychanalyse (VIII 398). C’est bien joué.

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