L'Homo sapiens n'est pas pourvu d'un ensemble d'instincts lui permettant de vivre dès la naissance. Ce qui le sauve, c'est la sollicitude d'adultes et une disposition, génétiquement programmée, à croire ce que disent des adultes. L'espèce humaine n'aurait pas survécu si les enfants avaient voulu faire leur propre expérience en toutes choses, par exemple la consommation de toutes les substances rencontrées et le contact de fauves ou de serpents. L'adulte a encore intérêt à croire des informations, ne fût-ce que lorsqu'une voiture arrive à vive allure et qu'on lui crie « Attention ! ». Ainsi, la crédulité n'a rien d'étrange : c'est un mode de connaissance primordial. Ce qui étonne, ce sont les individus résolument sceptiques qui rejettent des croyances solidement ancrées dans leur communauté d'appartenance. Statistiquement ce sont des anormaux.
En grandissant, l'être humain apprend que ses semblables se trompent et le trompent. Néanmoins, la plupart du temps il ne raisonne pas selon l'épistémologie cartésienne qui consiste à recevoir des informations, à les mettre en doute méthodiquement et, finalement, à juger de leur vérité en toute indépendance. La plus grande partie de nos connaissances et convictions s'acquièrent non par l'expérience directe, mais par l'écoute et la lecture d'informations venant d'autres personnes : que Moïse a existé, que la Terre tourne autour du soleil, que l'âge la Terre est de 6000 ans ou de plus de 4 milliards d'années [1] ... La plupart du temps, nos connaissances s'acquièrent non par expérience de « seconde main », mais de « xième main », et elles ne suscitent guère de remises en question, ni même des interrogations sur leurs sources. Une formule de William James, le premier professeur de psychologie des États-Unis, résume ce processus : « Notre foi est foi dans la foi de quelqu'un d'autre » [2].
La pente naturelle de notre pensée est de croire avec d'autant plus de force que ceux qui partagent nos convictions sont plus nombreux. Nous avons aussi tendance à renforcer nos propres croyances à mesure que nous parvenons à en convaincre d'autres personnes. Ainsi le processus du renforcement des croyances est souvent bidirectionnel. Les croyances sont affaire d'échanges sociaux plus que d'observation et de raison [3].
La sagesse est-elle de tendre vers le scepticisme radical, selon lequel nous ne connaissons directement que nos sensations et que tout, absolument tout, n'est que croyance ? Tant l'expérience de la vie quotidienne que la froide raison invitent à un scepticisme modéré qui, lui, est essentiel.
Des degrés de preuves et de vérité
D'une certaine façon toutes nos connaissances, y compris scientifiques, peuvent être considérées comme des croyances. Toutefois, il y a des degrés de confirmation par des faits d’observation. Pour reprendre un terme de Leibniz, réactualisé par Karl Popper, il y a des degrés de « vérisimilitude » [4]. Le degré le plus élevé de preuves se trouve dans des connaissances scientifiques, du moins celles qui ont été très largement confirmées, qui ont permis des prédictions précises — comme des éclipses de soleil — et éventuellement des applications techniques, comme le GPS ou des opérations du cœur. Il est vrai que des scientifiques se trompent. Ils peuvent être victimes de préjugés et d’erreurs méthodologiques. Certains bricolent leurs résultats ou même en inventent pour garder leur emploi et leur statut, progresser dans la carrière (devenir professeur d’université ou directeur de laboratoire), pour être reconnus par les pairs et apparaître souvent dans les médias. Notons aussi que d’éminents scientifiques peuvent adopter sans réserve des croyances et des préjugés de leur époques [5].
Le degré de preuve le plus faible, voire nul, se trouve dans les centaines de religions que les hommes ont inventées pour expliquer ce que la science de leur époque n’expliquait pas, pour se sentir protégé, pour s'imaginer une vie après la mort ou pour contrôler d’autres hommes. Aujourd'hui encore, des milliards d’êtres humains sont prêts à souffrir et à faire souffrir, et même à tuer, de par leur croyance absolue en un dieu, alors que la probabilité de son existence réelle est aussi faible que la probabilité de l’existence des dieux de l’Olympe, de l’ancienne Égypte ou de Babylone.
Les trois dieux actuellement les plus vénérés sont des dieux terribles : Yahvé est un dieu jaloux, violent. Il a commandé de « passer par le fil de l’épée tout ce qui se trouvait à Jéricho : hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes » (Le Livre de Josué, 6 : 21). Encore aujourd’hui il commande de chasser les habitants non-juifs de la Terre promise.
Le dieu des chrétiens exige de croire d'emblée. Son fils informe ses disciples que ceux qui refusent son enseignement subiront un châtiment cruel dans l’au-delà : « Si quelqu'un ne vous accueille pas et n'écoute pas vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville et secouez la poussière de vos pieds. En vérité je vous le dis : au Jour du Jugement, il y aura moins de rigueur pour le pays de Sodome et de Gomorrhe [6]que pour cette ville-là » (Matthieu 10 :14s).
Allah fait savoir par la bouche de Mahomet :« Dis à ceux qui ne croient pas que, s’ils cessent, on leur pardonnera ce qui s’est passé. Et s’ils récidivent, ils seront châtiés à l’exemple de leurs devanciers. Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à Allah. Puis, s’ils cessent ils seront pardonnés car Allah observe bien ce qu'ils œuvrent. [...] Les pires bêtes, auprès d’Allah, sont ceux qui ont été infidèles (dans le passé) et qui ne croient donc point (actuellement). […] Donc, si tu les maîtrises à la guerre, inflige-leur un châtiment exemplaire de telle sorte que ceux qui sont derrière eux soient effarouchés. Afin qu'ils se souviennent » [7]. Réjouissons-nous que seule une petite minorité des musulmans adhèrent de façon absolue à cet enseignement [8].
——————
[1] Cf. H. Krivine (2011) La Terre, des mythes au savoir. Éd. Cassini. Présentation :
https://www.afis.org/La-Terre-des-mythes-au-savoir
[2] The will to believe,1897. Réédition : Harvard University Press, 1979, p. 9.
[3] Pour des exemples :
https://www.afis.org/Les-croyances-une-question-d-interactions-sociales
[4] Karl Popper a développé cette notion dans Conjectures and Refutations,1963. Trad., Conjectures et Réfutations. Payot,1985, p. 337 à 351. Il précise (p. 347) que l'essentiel de cette notion réside dans l'usage comparatif de théories.
[5] Pascal en est un remarquable exemple. Cf. R. pommier (2015) O Blaise à quoi tu penses ? Éd. Kimé. Présentation : https://www.afis.org/O-Blaise-A-quoi-tu-penses
[6] La Genèse raconte que ce fut déjà terrible pour Sodome et Gomorrhe : « Les gens de Sodome étaient de grands scélérats et pécheurs contre Yahvé. [...] Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant de Yahvé, et il renversa ces villes et toute la Plaine, avec tous les habitants des villes et la végétation du sol » (13 :13, 24s).
[7] Sourate VIII, versets 38s, 55, 57.
https://quran.com/fr/8?startingVerse=38
[8] Sur les croyants qui prennent la doctrine à la lettre : X. Crettiez & B. Ainin (2017) “Soldats de Dieu”. Paroles de djihadistes incarcérés. Éditions de I'Aude, 164 p.