Ernest Jones rapporte que Freud était fort sensible à l’antisémitisme. Le disciple-biographe, membre du “Comité secret” des fidèles parmi les fidèles, écrit : «Je m'aperçus, naturellement, avec une certaine surprise, que les Juifs sont extraordinairement enclins à soupçonner, à la moindre occasion, de l'antisémitisme et qu'ils interprètent dans ce sens nombre de remarques et nombre d'actes. Les plus sensibles à cet égard étaient, parmi nous, Ferenczi et Sachs ; Abraham et Rank l'étaient moins. Quant à Freud, sa sensibilité à ce point de vue était assez grande» [1].
Freud a cherché à expliquer l’hostilité à l’égard de son peuple. Il a formulé quatre causes de l’antisémitisme : une réaction induite par le complexe de castration ; l’isolationnisme des Juifs commandé par les lois de Moïse ; la conviction d’être le peuple élu de Dieu, donc supérieur aux autres ; la rancune pour le peuple qui est à l’origine du christianisme.
1. Un effet du complexe de castration
En 1908, Freud s’occupe du traitement de Hans, un petit garçon qui a peur des chevaux. L’enfant a constaté que les filles n’ont pas de pénis. Sa mère a menacé de faire couper le sien s’il continuait à le manipuler. Freud en déduit que l’enfant a éprouvé «une menace de castration d’une profondeur et d’une persistance tout à fait extraordinaire» [2].
L’année suivante, il publie le cas et utilise pour la première fois l’expression « complexe de castration ». À cette occasion, il donne une explication de l’antisémitisme : «Le complexe de castration est la plus profonde racine inconsciente de l’antisémitisme, car dès son plus jeune âge le garçon entend dire que l'on coupe au Juif quelque chose au pénis — un morceau du pénis, pense-t-il —, et cela lui donne le droit de mépriser le Juif. De même, la morgue envers la femme n'a pas de racine inconsciente plus forte. Weininger, ce jeune philosophe hautement doué et sexuellement perturbé qui, après son remarquable livre Sexe et caractère mit fin à sa vie par suicide, a, dans un chapitre fort remarqué, gratifié le Juif et la femme de la même hostilité et les a accablés des mêmes outrages. Weininger se trouvait, en tant que névrosé, entièrement sous la domination de complexes infantiles ; la relation au complexe de castration est là ce qui est commun au Juif et à la femme» [3].
En 1910, Freud répète sa théorie du complexe de castration dans son livre sur Vinci : «Que le membre [viril] puisse manquer est pour l’enfant masculin une représentation inquiétante, insupportable, aussi tente-t-il de prendre une décision de conciliation : le membre est présent chez la fille aussi, mais il est encore très petit ; il poussera plus tard. Cette attente semble-t-elle ne pas s'accomplir lors d'observations ultérieures, il s'offre à lui une autre issue. Le membre était là chez la petite fille aussi, mais il a été coupé, à sa place une blessure est restée. Ce progrès de la théorie exploite déjà des expériences propres d'un caractère pénible ; entre-temps, le garçon a entendu la menace qu'on lui ôtera ce cher organe s'il manifeste trop nettement son intérêt pour lui. Sous l'influence de cette menace proférée de castration, il réinterprète maintenant sa conception de l'organe génital féminin ; il tremblera désormais pour sa masculinité, mais, en même temps, il méprisera les malheureuses créatures sur lesquelles, d'après lui, s'est déjà effectuée la cruelle punition [4]. Freud ajoute une note en 1919 : «Il me semble qu'on ne saurait écarter l'hypothèse que c'est ici aussi qu'il faut chercher une racine de cette haine du Juif qui, chez les peuples occidentaux, survient de façon si élémentaire et se comporte de façon si irrationnelle. La circoncision est inconsciemment assimilée par les humains à la castration. Si nous nous risquons à transporter nos suppositions dans les temps originaires du genre humain, nous pouvons pressentir que la circoncision devait être à l'origine un substitut atténué, un relais, de la castration» [5].

On peut noter qu’en 1908 Freud affirmait une loi empirique absolument générale : «Le complexe de castration est la plus profonde racine inconsciente de l’antisémitisme». En 1919, il se montre plus prudent : « Il me semble qu'on ne saurait écarter l'hypothèse». De toute façon on peut déplorer que Freud ait raisonné, ici comme ailleurs, à la manière de philosophes qui énoncent des généralités et non comme un chercheur scientifique. Il n’a pas l’idée d’interroger un nombre significatif de personnes en dehors de son cabinet afin de confirmer ou de réfuter ce qui lui était venu à l’esprit. Il n’a pas vérifié s’il y a des hommes antisémites qui n’ont guère été choqués à la vue du sexe des filles et qui n’ont jamais été menacés de castration. Il n’a pas vérifié si des hommes antisémites ont abandonné cette attitude à la suite d’une cure freudienne leur ayant révélé ce soi-disant déterminisme «inconscient». Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre que les filles n’éprouvent pas la peur de perdre ce qu’elles n’ont pas et que, dès lors, elles ne devraient pas être antisémites ou l’être beaucoup moins.
Freud est resté un quart de siècle sans tenter une autre explication de l’antisémitisme. En 1927, il écrit à Arnold Zweig: «Dans la question de l'antisémitisme, je n'ai guère envie de chercher des explications, je ressens une forte inclination à m'abandonner à mes affects, et je me sens renforcé dans ma position totalement non scientifique par le fait que les hommes sont bien, en moyenne et pour une grande part, une misérable canaille» [6].
2. L’isolationnisme commandé par les lois de Moïse
Lorsque l’antisémitisme a commencé à se déchaîner en Europe, Freud a consacré beaucoup de temps à écrire L’homme Moïse et la religion monothéiste, qui sera édité à Amsterdam en 1939, l’année de sa mort. Au moment de commencer ce livre, il écrit à Arnold Zweig (30-9-1934) : «En face des nouvelles persécutions, on se demande à nouveau comment le Juif est devenu ce qu'il est et pourquoi il s'est attiré cette haine éternelle. J'ai vite trouvé la formule : Moïse a créé le Juif, et mon livre a eu pour titre : “L'Homme Moïse, roman historique”» [7].
Freud pense que l’antisémitisme est la conséquence de la fondation d’un empire par Moïse, un Égyptien adepte du culte monothéiste d’Aton. Moïse a emmené des tribus sémitiques hors d’Égypte, il leur a enseigné une religion, il leur a fait croire qu’ils avaient une relation toute spéciale avec un dieu et il leur a donné des commandements (alimentation, unions matrimoniales, etc.) qui les ont tenus à l’écart des autres peuples. Freud a voulu libérer les Juifs d’un mensonge millénaire et de la loi mosaïque en espérant réduire l’hostilité à leur égard.
Freud écrit: «On peut deviner toute une série de raisons, certaines dérivées manifestement de la réalité, qui n'ont besoin d'aucune interprétation, d'autres, situées plus profondément, issues de sources secrètes, que l'on aimerait reconnaître comme étant les motifs spécifiques. Parmi les premières, le reproche d'être des étrangers au pays est sans doute le plus fragile, car en de nombreux endroits, aujourd'hui dominés par l'antisémitisme, les Juifs appartiennent aux éléments les plus anciens de la population ou bien ont même été sur place avant les habitants actuels. C'est par ex. le cas pour la ville de Cologne, où les Juifs arrivèrent avec les Romains, avant même qu'elle soit occupée par les Germains. D'autres raisons motivant la haine des Juifs sont plus fortes, ainsi le fait qu'ils vivent le plus souvent en tant que minorités parmi d'autres peuples, car le sentiment de communauté propre aux masses a besoin, pour être complet, de l'hostilité envers une minorité extérieure, et la faiblesse numérique de ces exclus encourage leur oppression. Mais deux autres particularités des Juifs sont tout à fait impardonnables. Premièrement qu'à maints égards ils sont différents de leurs “peuples d'accueil”. Non pas fondamentalement différents, car ils ne sont pas des Asiatiques de race étrangère, comme le prétendent leurs ennemis, mais sont le plus souvent composés de restes de peuples méditerranéens et héritiers de la culture méditerranéenne. Mais cependant ils sont autres, souvent d'une manière indéfinissable, autres que les peuples nordiques en particulier, et l'intolérance des masses se manifeste curieusement à l'égard des petites différences plus fortement qu'à l'égard des différences fondamentales» (p. 170) [8].
« Le second point agit encore plus fortement, à savoir qu'ils défient toutes les oppressions, que les persécutions les plus cruelles n'ont pas réussi à les exterminer, et même qu'ils manifestent bien plutôt la capacité de s'affirmer dans la vie économique et, là où on les y autorise, celle d'apporter des contributions de valeur à toutes les activités culturelles » (p. 171).
Freud n’a pas abandonné son explication par le complexe de castration : «En outre, parmi les coutumes par lesquelles les Juifs se sont mis à part, celle de la circoncision a fait une impression déplaisante, inquiétante, qui s'explique sans doute parce qu'elle rappelle la castration redoutée et touche ainsi à une part volontiers oubliée du passé originaire» (p. 171).
3. La conviction d’être le peuple élu de Dieu, supérieur aux autres
Freud poursuit: « Les motifs les plus profonds de la haine des Juifs prennent leurs racines dans des temps depuis longtemps révolus, ils exercent leur action à partir de l'inconscient des peuples, et je m'attends à ce qu'ils apparaissent tout d'abord comme non crédibles. J'ose affirmer que la jalousie envers le peuple qui se donna pour l'enfant premier-né, l'enfant préféré du père-dieu, n'a pas encore été aujourd'hui surmontée chez les autres, donc comme s'ils avaient ajouté crédit à cette prétention » (p. 171).
« On sait que de tous les peuples qui, dans l'Antiquité, ont vécu autour du Bassin méditerranéen, le peuple juif est pratiquement le seul à exister encore par le nom et sans doute également par la substance. Avec une capacité de résistance sans exemple, il a défié malheurs et mauvais traitements, développé des traits de caractère particuliers et s'est attiré en outre la cordiale aversion de tous les autres peuples. D'où cette capacité à vivre vient aux Juifs et comment leur caractère est en corrélation avec leurs destins, c'est ce qu'on aimerait bien davantage comprendre.
On peut partir d'un trait de caractère des Juifs qui domine leur rapport aux autres. Il n'y a aucun doute qu'ils ont une opinion particulièrement haute d'eux-mêmes, se considérant d'un plus haut rang, plus nobles, supérieurs aux autres, dont ils sont d'ailleurs séparés par nombre de leurs coutumes. En même temps, ils sont animés dans la vie d'une assurance particulière, telle qu'elle est conférée par la possession secrète d'un bien précieux, d'une sorte d'optimisme ; des gens pieux nommeraient cela confiance en Dieu. Nous connaissons la raison de ce comportement et nous savons ce qu'est leur trésor secret. Ils se considèrent effectivement comme le peuple élu de Dieu, croient lui être particulièrement proches, et cela les rend fiers et assurés. Selon de bonnes informations, ils se conduisaient déjà à l'époque hellénistique tout comme aujourd'hui, le Juif était donc en ce temps-là déjà lui-même, et les Grecs parmi lesquels et à côté desquels ils vivaient réagissaient à la singularité juive de la même manière que les “peuples d'accueil” d'aujourd'hui. On pourrait penser qu'ils réagissaient comme s'ils croyaient eux aussi au privilège auquel le peuple d'Israël prétendait pour lui-même. Si l'on est le favori déclaré du père redouté, on n'a pas à s'étonner de la jalousie des frères et sœurs, et ce à quoi peut mener cette jalousie, la légende juive de Joseph et de ses frères [Genèse, 37, 1-36] le montre de très belle manière. Le cours de l'histoire mondiale sembla alors justifier la prétention juive, car lorsque, plus tard, il plut à Dieu d'envoyer à l'humanité un messie et rédempteur, à nouveau il le choisit dans le peuple des Juifs. Les autres peuples auraient alors eu l'occasion de se dire : “Effectivement, ils ont eu raison, ils sont le peuple élu par Dieu.” Mais, au lieu de cela, il arriva que la rédemption par Jésus-Christ ne leur apporta qu'un renforcement de leur haine des Juifs, alors que les Juifs eux-mêmes ne tirèrent aucun avantage de cette seconde prédilection, puisqu'ils ne reconnurent pas le rédempteur. Sur la base des discussions antérieures, nous pouvons affirmer maintenant que ce fut l'homme Moïse qui marqua le peuple juif de ce trait significatif pour l'avenir tout entier. Il exalta le sentiment qu'ils avaient d’eux-mêmes par l'assurance qu'ils étaient le peuple élu de Dieu, il leur posa de se sanctifier et leur it une obligation de se mettre à part des autres. Non que les autres peuples eussent manqué d'un sentiment eux-mêmes. Tout comme aujourd'hui, chaque nation se considérait alors comme meilleure que toutes les autres. Mais le sentiment que les Juifs ont d'eux-mêmes connut, grâce à Moïse, un ancrage religieux, il devint une partie de leur croyance religieuse. Grâce à leur relation particulièrement intime avec leur Dieu, ils acquirent une part de sa magnificence. Et comme nous savons que, derrière le Dieu qui a choisi les Juifs et les a libérés d'Égypte, il y a la personne de Moïse qui avait précisément fait cela en prétendant que c'était dans sa mission, nous oserons dire : ce fut l'homme Moïse, seul, qui créa les Juifs. C'est à lui que ce peuple doit sa ténacité à vivre, mais aussi une bonne part de l’hostilité qu'il a connue et connaît encore » (p. 183-185).
4. La haine pour le peuple à l’origine du christianisme
"On ne devrait pas oublier que tous ces peuples qui rivalisent aujourd'hui dans la haine des Juifs ne sont devenus chrétiens que dans des temps historiques tardifs, souvent poussés à cela par une contrainte sanglante. On pourrait dire qu'ils sont tous “mal baptisés” ; sous un léger vernis de christianisme ils sont restés ce qu'étaient leurs ancêtres, qui s'adonnaient à un polythéisme barbare. Ils n'ont pas surmonté leur rancune envers la nouvelle religion qui leur avait été imposée, mais ils l'ont déplacée sur la source d'où leur vint le christianisme. Le fait que les Évangiles racontent une histoire qui se passe entre Juifs et ne traite à vrai dire que de Juifs leur a facilité un tel déplacement. Leur haine des Juifs est au fond la haine des chrétiens » (p. 171).
Freud : un penseur spéculatif et autocratique
On peut trouver pertinentes la deuxième et la troisième explication. Elles rejoignent en partie des observations largement confirmées par la psychologie sociale : les êtres humains ont tendance à se comporter de façon altruiste envers des membres de leur groupe d’appartenance (« nous ») et de façon méfiante ou hostile envers les « étrangers » (« eux ») ; des groupes qui vivent côte à côte sans fréquentes interactions développent facilement ce que Theodore Newcomb a appelé l’« hostilité autistique » [9].
La première et la quatrième explication de Freud illustrent sa pensée spéculative, anti-empirique et autocratique. Quand il fit une conférence à la Société de psychiatrie et de neurologie de Vienne sur l’explication et le traitement des hystériques, Richard von Krafft-Ebing — le professeur de psychiatrie de l’université de Vienne, venu l’écouter — déclara : « cela ressemble à un conte scientifique » [10]. On peut dire du livre sur Moïse que c’est un conte scientifique, et on peut également le dire de la plupart de ses textes de psychologie. Freud était davantage un conteur et un métaphysicien qu’un observateur méthodique et soigneux de comportements.
La recherche scientifique suppose de l’imagination, mais aussi le doute. Freud avait beaucoup d’imagination, mais ne doutait guère de ce qu’il imaginait. Carl Gustav Jung, interrogé par Kurt Eissler — le directeur des Archives Freud —, déclarait à ce sujet : « Par exemple, j’ai eu un jour une discussion avec Freud au sujet de quelque point théorique. J’ai dit : “D’après moi, ce n’est pas du tout le cas !” Alors il a dit : “Mais si, il faut que ce soit le cas !” J’ai demandé : “Et pourquoi ça ?” “Eh bien, parce que je l’ai pensé !” Vous voyez, quand Freud pensait quelque chose, il en était lui-même frappé et alors il fallait que ça soit vrai » » [11]. On peut douter de la véracité de ce souvenir, mais il illustre parfaitement la façon dont Freud faisait ses « découvertes » et y croyait lui-même. Hélas, aujourd’hui encore, la grande majorité des psychanalystes raisonnent comme lui et ne doutent guère de leurs explications.

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Freud vu par Vladymyr Lukash
[1] La vie et l'œuvre de Sigmund Freud (1955) Tome 2, Trad., 1961, PUF, p. 173s.
[2] Des théories sexuelles infantiles (1908) Trad., Œuvres complètes, PUF, VIII 234.
[3] Le Petit Hans. Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans (1909). Trad., in Cinq psychanalyses. PUF, coll. Quadrige, 2011, p. 183.
[4] Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Œuvres complètes. PUF, 2009, X, p. 120s.
[5] Ibidem, p. 121.
[6] Freud, S. et Zweig, Arnold, Correspondance. 1927-1939. Gallimard, 1973, p. 36.
[7] Correspondance 1873-1939. Gallimard, 1966, p. 459.
[8] La pagination des citations de L’homme Moïse… est celle de la traduction dans les Œuvres complètes parues aux PUF, Tome XX, p. 75-218.
[9] Autistic hostility and social reality. Human Relations, 1 : 69-86. Newcomb (université du Michigan) est un des fondateurs de la psychologie sociale expérimentale. Il a étudié particulièrement les facteurs d’attraction et de rejet interpersonnels.
[10] Pour des détails sur Freud « conteur » scientifique, voir : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2347
[11] Manuscrit de la Bibliothèque du Congrès (Washington). Cité in Borch-Jacobsen, M. & Shamdasani, S. (2006) Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse. Paris: Les Empêcheurs de penser en rond, p. 234.
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Deux sites pour d’autres publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, l'épistémologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.
1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique: www.pseudo-sciences.org
2) Site à l'université de Louvain-la-Neuve