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En 1995, en Allemagne, Binjamin Wilkomirski publia Fragments, un récit de l’enfance horrible qu’il avait vécue dans les camps de concentration de Majdanek et de Birkenau. Cet ouvrage, qui offrait au lecteur le point de vue d’un petit enfant sur les atrocités que les nazis avaient commises dans ces camps et sur Ia façon dont il avait finalement été sauvé et emmené en Suisse, reçut un accueil hors du commun.
La critique le compara aux œuvres de Primo Levi et d'Anne Frank. Le New York Times le qualifia de “stupéfiant”, et le Los Angeles Times le décrivit comme un “témoignage édifiant sur la Shoah”. Aux États-Unis, l'auteur de Fragments reçut, en 1996, le Prix national du livre juif (National Jewish Book Award) dans la catégorie des autobiographies et mémoires, et l'Association américaine d'orthopsychiatrie (American Orthopsychiatric Association) lui décerna son Prix Max Hayman, qui récompense chaque année une étude sur la Shoah ou d'autres génocides. Au Royaume-Uni, la Jewish Quarterly, revue scientifique d'études juives, lui attribua son Prix littéraire. En France, on lui remit le Prix Mémoire de la Shoah. Pour le compte du musée du Mémorial de la Shoah (Holocaust Memorial Museum) de Washington, Wilkomirski entreprit également une tournée de récolte de fonds dans six villes des États-Unis.
Puis l'on découvrit que Fragments, de la première à la dernière page, était le fruit d’une confabulation. Son auteur qui s'appelait en fait Bruno Grosjean, était un musicien suisse ; il n'était pas juif et n’avait pas d’origines juives. Né en 1941 d'une mère célibataire, Yvonne Grosjean, il avait été adopté plusieurs années après par les Dössekker, un couple suisse sans enfant. Grosjean n’avait jamais mis les pieds dans un camp de concentration. Son récit était tiré de livres d'histoire qu’il avait lus, de films qu'il avait vus, et de L'Oiseau bariolé, un roman surréaliste de Jerzy Kosinski qui décrit le traitement brutal qu'un garçon se voit réserver durant la Shoah. (L’ironie du sort voulut que Kosinski, gui présentait son récit comme une autobiographie, soit démenti à son tour.) » (123s)
D’après Stefan Maechler, l’historien suisse qui s’est entretenu avec Bruno Grosjean lui-même, ses amis, ses parents, son ex-femme et presque toutes les autres personnes liées à son histoire, l'auteur n'a pas agi par intérêt, mais pour se convaincre lui-même.
L’écriture de Fragments n'était pas le point de départ d'un mensonge prémédité, mais l'aboutissement d'une transformation qui s'était étendue sur plus de vingt ans, par laquelle il avait acquis une nouvelle identité, celle de Wilkomirski. “En regardant les conférences de ce dernier en vidéo, ou en écoutant des gens qui ont assisté à ses conférences, on a l'impression que son propre récit le rend euphorique, écrit Maechler. Il s'épanouissait pleinement dans son rôle de victime des camps de concentration, car c'est dans ce rôle qu'il avait fini par se trouver”. Grâce à sa nouvelle identité, celle d'un survivant de la Shoah, il éprouvait le sentiment très fort d'avoir une raison d'être, et un nombre incalculable de gens lui témoignaient leur grande estime et leur soutien. En quelle autre qualité aurait-il pu recevoir des médailles et être invité à donner des conférences ? Certainement pas en sa qualité de clarinettiste de seconde zone.
Extrait de Tavris, Carol & Aronson, Elliot (2007) Mistakes were made (but not by me) Why we justify foolish belief, bad decisions, and hurtful acts. Harcourt. Trad., Les erreurs des autres. L’autojustification, ses ressorts et ses méfaits. Markus Haller, 2010 ; Pourquoi j’ai toujours raison et les autres ont tort. Flammarion, 2016 (416 p.) pp. 123 ss.
Se reporter au livre pour davantage de détails et des explications de la création de faux souvenirs par l’inflation de l’imagination : pp. 123 à 131.