La façon la plus courante d’écrire l'histoire de la psychothérapie consiste à présenter les théories d'auteurs célèbres : Mesmer, Dubois, Bernheim, Charcot, Janet, Freud, Adler, Jung, Binswanger, Rogers, Watson, Wolpe, Eysenck, Skinner, Ellis, Beck, Bandura, Watzlawick... On peut aussi montrer que des progrès importants ont résulté d’un grand nombre de réflexions de philosophes, de prêtres, de médecins et de patients, qui avaient trouvé des moyens de soulager leurs souffrances.
Des innovateurs injustement méconnus
Entre ces deux conceptions — que Henri Ellenberger (1978) a appelées « la théorie des grands hommes » et « la conception romantique du génie des masses » —, on peut adopter une perspective intermédiaire : montrer le rôle d'hommes à l'origine de conceptions vraiment novatrices, mais qui, pour différentes raisons, sont restés dans l'ombre et sont totalement inconnus du grand public. Adoptant ce point de vue, Ellenberger (1970 ; 1978) a montré par exemple que Moritz Benedikt (1835-1920), un neurologue viennois injustement négligé par les historiens, est à l'origine de plusieurs idées centrales de Freud, par exemple le rôle pathogène de désirs sexuels réprimés et de traumatismes sexuels gardés secrets.
Dans l'histoire de la thérapie comportementale, un exemple éminent d’auteur méconnu est Alexander Herzberg. Hans Eysenck, dans le chapitre de son autobiographie sur la thérapie comportementale, lui réserve une place d'honneur (1997, p. 132-136). Après avoir évoqué les déceptions de son voyage d'étude aux États-Unis, en 1949, en vue d'élaborer un programme de formation pour les étudiants en psychologie clinique à l'Université de Londres, Eysenck écrit : « Ayant rejeté toutes les matières qui constituaient les cours habituels aux Etats-Unis, que restait-il ? Nous arrivons ici à un point plutôt complexe, dont les fils historiques remontent aux premières années de la guerre et à ma rencontre, par hasard, avec Alexander Herzberg » (p. 132).
Herzberg était un psychiatre-psychanalyste juif qui avait fui, dans les années 1930, l'Allemagne nazie. Il était devenu assistant au département de psychologie médicale du University College Hospital de Londres. Il réunissait chez lui des collègues analystes, pour discuter de cas et exposer sa méthode de « psychothérapie active ». Au début des années 1940, Eysenck a eu le privilège d'assister à quelques-unes de ces réunions. À ce moment, il s'intéressait avant tout à la psychologie expérimentale, mais trouvait stimulant d'observer comment travaillaient les psychiatres. Il a ainsi découvert un psychothérapeute qui se définissait comme psychanalyste, mais qui se démarquait très nettement de la doctrine et de la pratique freudiennes. Une dizaine d'années plus tard, quand Eysenck essaiera, avec Monte Shapiro, de développer des techniques thérapeutiques basées sur la psychologie expérimentale, il se rappellera les enseignements de Herzberg, en particulier sa méthode des « tâches graduées ». Il y trouvera l'inspiration pour un traitement des phobies, qui sera expérimenté par ses collaborateurs, notamment Victor Meyer. Dans son autobiographie, Eysenck reconnaît : « Ma conception de la thérapie comportementale a été très influencée par ce que j'ai entendu et appris de Herzberg » (p. 135).
Une idée de Freud non exploitée avant Herzberg
Les analystes freudiens et lacaniens invitent leurs clients à devenir spectateur et disséqueur de leurs paroles et leurs rêves, sans leur proposer d’expérimenter de nouvelles actions. Leurs analysés font penser à un mille-pattes qui examinerait longuement chaque patte au lieu d’essayer de marcher autrement.
Dans ses publications, Freud n’a mentionné qu’une fois (en 1919) l’utilité et même la nécessité de l’action : c’était pour le traitement des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs. Il écrivait :
« Les diverses formes de maladie traitées par nous ne peuvent être liquidées par la même technique. Il serait prématuré de discuter de cela en détail, mais je puis expliciter sur deux exemples dans quelle mesure une nouvelle activité entre ici en ligne de compte. Notre technique a grandi avec le traitement de l'hystérie et elle ne cesse d'être toujours réglée sur cette affection. Mais déjà les phobies nous obligent à aller au-delà de ce qui est jusqu'à présent notre comportement. On ne devient guère maître d'une phobie si l'on attend que le malade soit amené par l'analyse à l'abandonner. Il n'apporte alors jamais à l'analyse ce matériel qui est indispensable à la résolution convaincante de la phobie. On doit procéder autrement. Prenez l'exemple des agoraphobes ; il y en a deux classes, une légère et une grave. Les premiers ont certes à souffrir de l'angoisse chaque fois qu'ils vont seuls dans la rue, mais ils ne se sont pas encore privés pour autant d'aller seuls ; les autres se protègent de l'angoisse en renonçant à aller seuls. Chez ces derniers, on n'obtient alors de succès que si l'on peut les amener par l'influence de l'analyse à se conduire de nouveau comme des phobiques du premier degré, donc à aller dans la rue et, pendant cette tentative, à combattre contre l'angoisse. On s'arrange donc tout d'abord pour réduire la phobie jusque-là, et ce n'est qu'une fois ce résultat atteint par l'exigence du médecin que le malade entre en possession de ces idées incidentes et souvenirs qui rendent possible la résolution de la phobie.
Une attente passive semble encore moins indiquée dans les cas graves d'actions de contrainte (Zwangshandlungen), qui en général inclinent en effet vers un processus de guérison “asymptotique”, vers une durée de traitement infinie, et dont l'analyse court toujours le danger d'amener beaucoup de choses au jour et de ne rien changer ».

La psychothérapie active de Herzberg
Herzberg a publié en 1941 l’article “Short treatment of neuroses by graduated tasks” et en 1945 le livre Active Psychotherapy. On y trouve des principes essentiels de ce qui deviendra une dizaine d’années plus tard la thérapie comportementale.
Rappelons que la thérapie comportementale — expression qui peut aussi s’écrire au pluriel — est appelée “cognitivo-comportementale” lorsque le terme “comportement” est entendu au sens étroit, comme synonyme d'action. Quand le mot “comportement” est entendu au sens large d'activité présentant des aspects cognitifs, affectifs et moteurs, le terme “cognitivo” est superflu. Pour une courte présentation cette thérapie, voir : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2313
- Parmi les nombreuses psychothérapies, la caractéristique la plus spécifique de la thérapie comportementale est le souci de scientificité. Cette préoccupation se trouve chez Herzberg. Il s'intéressait beaucoup aux sciences, il était ouvert à la discussion. Non dogmatique, il écoutait avec intérêt les remises en question. Dans son travail clinique, il faisait preuve d'esprit critique, il élaborait soigneusement les hypothèses explicatives des troubles.
- Comme les comportementalistes, Herzberg observait soigneusement des comportements et envisageait toujours un ensemble de facteurs, notamment le contexte environnemental et des variables physiologiques.
- Il discutait avec le patient de l'influence, souvent négative à ses yeux, des proches et des amis. Lorsque cette influence s'avérait néfaste, il aidait le patient à la neutraliser. Si le patient n'y parvenait pas lui-même, il informait des membres de l'entourage de leur influence et essayait de les amener à changer de comportement. Dans certains cas, il conseillait de rompre des relations ou de changer de milieu.
- Il pratiquait ce que les comportementalistes appellent l'analyse fonctionnelle : l’analyse des fonctions des comportements problématiques et des facteurs de leur maintien.
- Il avait abandonné la position couchée du patient pour le face à face. Il attachait de l'importance à l'interprétation des paroles et des rêves, mais il ne se contentait pas d'écouter le patient et de lui fournir des interprétations. Il adoptait un style actif, voire directif, et une approche multimodale visant les divers facteurs censés maintenir les troubles. Il planifiait des conduites à adopter, conduites qui devaient être adaptées aux particularités du patient.
- Il estimait important de responsabiliser le patient. Il essayait de le convaincre de l'implication de son style de vie dans ses troubles actuels et de la nécessité de changer des conduites qui maintiennent les symptômes (« persuasives methods »).
- Sa technique la plus originale est la programmation de tâches spécifiques, de difficulté croissante, permettant de supprimer des comportements et d'en expérimenter de nouveaux. À titre d'exemple : se rendre dans des situations redoutées suivant une progression des difficultés, trouver de nouvelles sources de satisfactions, diminuer progressivement l'alcool, ne plus parler de ses troubles à des proches. Toutes ces mesures étaient jugées essentielles pour le traitement et pour la prévention de récidives. Herzberg écrivait : « La psychothérapie active est une combinaison, ou plutôt une intégration, de psychanalyse, de persuasion, d'efforts pour influencer directement le milieu du patient et de tâches données au patient. La démarche essentielle dans cette intégration sont les tâches (« The dominant measure in this integration are the tasks »). Les fonctions des trois autres facteurs sont d'être, principalement mais pas entièrement, des préparatifs » (1945, p. 5).
- Herzberg a aussi compris l'importance de l'assertivité pour contrecarrer certains troubles, raison pour laquelle Joseph Wolpe lui a rendu hommage dans l'ouvrage que l'on considère comme le premier livre de thérapie comportementale (1958, p. 27).
- Herzberg n’avait pas le dédain des « symptômes » sous prétexte de s’occuper des transformations « profondes » … inobservables. Il affirmait que le but de la psychothérapie est de « libérer le patient de ses symptômes et de le mettre à l'abri des rechutes ». Il se préoccupait des effets observables de ses thérapies. Il a publié, apparemment de façon objective et honnête, le suivi d'une centaine de patients. Il a constaté que l'incitation des patients à affronter progressivement des situations anxiogènes donnait des résultats beaucoup plus rapides que la cure freudienne. Il observait des améliorations satisfaisantes, en moyenne, après une vingtaine de séances réparties sur un ou deux ans (deux à trois séances au début, ensuite une par mois).
- Il reconnaissait près de 50% d'abandons de ses traitements. Il expliquait ce taux élevé par le fait que la thérapie active rebute les personnes qui évitent de s'attaquer réellement à leurs problèmes. Eysenck précise que Herzberg, contrairement à beaucoup d'analystes, ne sélectionnait pas ses patients.
- Herzberg admettait l'existence de guérisons spontanées. Il écrivait : « Il arrive que des névroses disparaissent sans aucun traitement ».
Un innovateur disparu trop tôt
Herzberg n'a pas clairement coupé le cordon ombilical avec la psychanalyse, ce qui a été le mérite de Wolpe, de Beck, d’Albert Ellis et bien d’autres déconvertis du freudisme. Pourquoi n'a-t-il pas connu davantage de succès ? Eysenck avance quelques hypothèses : Herzberg a peu publié et seulement en temps de guerre, il est mort prématurément (en 1945) et il n'avait pas de statut officiel permettant d'avoir de nombreux élèves.
Sans Herzberg, la thérapie comportementale se serait assurément développée, grâce notamment à Wolpe, Rachman, Skinner et d'autres qui ne le connaissaient pas. Toutefois, elle se serait probablement développée moins vite. En effet, Herzberg a eu une influence décisive sur Eysenck et ce dernier a été le propagateur le plus dynamique de la « behaviour therapy ».
Références
Ellenberger H. (1970) The discovery of the unconscious. Basic Books. Trad.: A la découverte de l'inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique. Simep, 1974. Rééd.: Histoire de la découverte de l'Inconscient. Fayard, 1994.
Ellenberger, H. (1973) Moritz Benedikt (1835-1920). Confrontations psychiatriques, 11 : 183-200. Rééd. in Médecines de l'âme. Essais d'histoire de la folie et des guérisons psychiques. Paris : Fayard, 1995, p. 123-142.
Eysenck H. (1997) Rebel with a cause. The autobiography of Hans Eysenck. Revised and expanded edition. New Brunswick (USA) & London :Transaction Publisher.
Freud (1919) Wege der psychoanalytischen Therapie (1919) G.W., XII : 191s. Trad., Les voies de la thérapie psychanalytique. Œuvres complètes, PUF, XV, p. 106.
Herzberg A. (1941) Short treatment of neuroses by graduated tasks. British Journal of Medical Psychology, 19, 19-36.
Herzberg A. (1945) Active Psychotherapy. Londres : Research Books ; Routledge & Kegan Paul.— New-York : Grune & Stratton.
Wolpe J. (1958) Psychotherapy by reciprocal inhibition. Stanford University Press.
Sur Wolpe :
Deux sites pour d’autres publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, l'épistémologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.
1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique: http://www.pseudo-sciences.org
2) Site à l'univ. de Louvain-la-Neuve: https://moodleucl.uclouvain.be/course/view.php?id=9996
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