Eugen Bleuler (1857-1939) est le plus célèbre des psychiatres suisses. Après des études à Paris (chez Charcot et Magnan), à Londres et à Munich, il devint en 1898 professeur de psychiatrie à l’université de Zurich et directeur de l’hôpital psychiatrique universitaire, le Burghölzli.

Au 19e siècle, la psychiatrie se divisait en deux courants : celui des « Somatiker » et des « Psychiker ». Les premiers attribuaient les maladies mentales à des causes somatiques, les autres insistaient sur les origines psychiques. Bleuler était partisan du second courant.
Henri Ellenberger, qui a séjourné dans le célèbre hôpital, rapporte que Bleuler écoutait longuement les malades et faisait preuve d’un dévouement peu ordinaire. Issu de la paysannerie, il comprenait le dialecte des gens peu instruits. Il s’appliquait à comprendre le sens caché de leurs paroles et de leurs hallucinations considérées comme absurdes. Ellenberger écrit qu’il parvenait à établir un « contact affectif » avec les malades.

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Bleuler a profondément réformé le célèbre hôpital de Zurich. Ellenberger écrit : « Bleuler organisa tout un système de thérapie rééducative, réglait les loisirs de ses malades et se préoccupait de faire de l’hôpital psychiatrique une authentique communauté humaine. Il ne fut pas le seul psychiatre, entre 1890 et 1900, à s’efforcer d’introduire la compréhension psychologique et un traitement approprié des malades mentaux, mais il fut probablement celui dont les efforts en ce sens furent les plus efficaces. Il avait ouvert la voie que devait suivre plus tard Adolf Meyer aux États-Unis. En Allemagne, un bon nombre d’hôpitaux psychiatriques s’engagèrent dans des expériences semblables, réalisant progressivement d’importantes réformes qui étonnaient souvent les visiteurs étrangers » [1].
La rencontre de Freud
En 1896, Bleuler avait publié un compte rendu élogieux des Études sur l'hystérie de Breuer et Freud (1895). Il se demandait toutefois in fine si les résultats n'étaient pas dus à de la suggestion.
En 1905, il lut avec intérêt le livre de Freud sur le rêve. Le 9 octobre, il écrivit à Freud qu'il avait été convaincu dès la première lecture de la justesse des thèses défendues dans L'Interprétation des rêves, mais qu'il avait du mal à analyser ses propres rêves.
Bleuler avait essayé d'utiliser l'hypnose et la psychothérapie suggestive, mais il avait conclu que ces méthodes étaient d'une efficacité très limitée pour les psychoses. Il voulait essayer la psychanalyse pour traiter les psychoses.
En 1907, il a envoyé à Freud un assistant, Max Eitingon, puis C.G. Jung, son principal assistant, accompagné de Ludwig Binswanger.
Le 19 octobre 1910, Bleuler envoie une lettre enthousiaste à Freud : « On compare [vos travaux] à ceux de Darwin, de Copernic et de Semmelweis. Je crois aussi que pour la psychologie vos découvertes ne sont pas moins révolutionnaires que les théories de ces hommes pour d'autres sciences, qu'on accorde ou non une valeur aussi grande à une avancée en psychologie que dans une autre science » [2].
Le Burghölzli centre de formation du freudisme
À l’initiative de Bleuler et de Jung, le Burghölzli attira alors des psychiatres désireux de se former à la psychanalyse : Ernest Jones, Sándor Ferenczi, Abraham BrilI, Max Eitington, Karl Abraham, tous des psychanalystes que Freud considérera comme ses meilleurs disciples. Zurich est ainsi devenu le premier centre de formation et de diffusion du freudisme.
En 1910 Freud et Ferenczi décidèrent la création de l’« Association internationale de Psychanalyse » (AIP). Le siège fut établi à Zurich et Jung fut nommé président, de sorte que la psychanalyse n’apparaisse plus comme une « science juive » [3].
Après quelques hésitations, Bleuler devint membre de l’API au début de l'année 1911, mais se retira à la fin de l’année.
Rupture de Bleuler avec l’Association internationale de psychanalyse [4]
Bleuler écrit à Freud le 27 novembre 1911 qu’il quitte l’Association. L’événement qui a déclenché sa décision est le fait que l’Association a interdit à un de ses assistants, qui n’était pas psychanalyste, d’assister à des exposés de psychanalystes.
Le 4 décembre, Bleuler écrit à Freud : « À mon avis, dire “Qui n’est pas avec nous est contre nous” ou “Tout ou rien” est nécessaire pour des communautés religieuses et utile pour les partis politiques. Alors je peux évidemment comprendre le principe ; tout de même je trouve que c’est nuisible pour la science. Parce qu’il n’y a pas de vérité objective. En science, je n'admets ni porte ouverte ni porte fermée, mais pas de porte, pas de seuil du tout. Pour moi, la position de Maier est tout aussi valable ou non que celle de n'importe qui d'autre. Vous dites qu'il voulait seulement les avantages [d'être membre], mais ne voulait faire aucun sacrifice. Je ne peux pas comprendre quel sacrifice il aurait dû faire, si ce n'est sacrifier une partie de ses vues » [5].
1er Janvier 1912 Bleuler répond à Freud : « Plutôt que de s'efforcer d'avoir beaucoup de points de contact avec le reste de la science et d'autres scientifiques, l'Association s'est isolée du monde extérieur avec des barbelés, ce qui blesse tant les amis que les ennemis. [...] Les psychanalystes eux-mêmes ont justifié les méchantes remarques de Hoche sur le sectarisme, qui à l'époque étaient injustifiées ».
Freud donnera de cette démission une version mensongère dans son Autoprésentation : « Bleuler quitta l’IPA à la suite de dissension avec Jung » (G.W., XIV 77).
Le congrès de l’Association allemande de psychiatrie en 1913 [6]
Au cours du congrès des psychiatres allemands tenu à Breslau en 1913, il fut surtout question de psychanalyse. Bleuler et Hoche avaient demandé par lettre, aux futurs participants du congrès de l’Association allemande de psychiatrie, de communiquer ce qu’ils savaient de patients traités par la méthode freudienne. La conclusion de l’enquête fut lapidaire : « Dans bien des cas, la thérapie psychanalytique fait carrément du mal au patient ». Kraepelin expliqua que « ce qui est bon en elle n’est pas neuf et vient essentiellement de Janet ». Hoche déclara que la psychanalyse fait souvent plus de tort que de bien et qu’elle « est de la vieille technique suggestive sous de nouveaux habits pseudoscientifiques ». Il citait ironiquement des propos que Stekel avait tenus en ouvrant un congrès de psychanalyse : « En ce jour de célébration, nous nous sentons comme les frères d’un Ordre qui exige le sacrifice de chacun au service de la Communauté ».
Suite à cet événement, Freud n’alla plus qu’à des congrès de psychanalyse freudienne où il n’était pas question de le contredire. Jones rapporte : « Freud détestait les débats ou les discussions scientifiques en public. Ne savait-il pas que ces discussions étaient surtout des controverses ? C'est pour éviter de contrarier Freud que ses communications aux Congrès psychanalytiques n'étaient jamais suivies de discussions » [7].
La psychanalyse freudienne : une secte intolérante
Le congrès de Breslau a provoqué une réorientation de la carrière de Freud : désormais il s’est centré sur la formation de disciples et le développement d’un Mouvement dont il se voulait le maître, il a traité de moins en moins de patients, l’analyse didactique est devenue le moyen de propager sa doctrine sur un mode initiatique, en gagnant largement sa vie. Ainsi la psychanalyse s’est transformée en une entreprise privée : la firme Sigmund Freud. Freud devint un homme d’affaires et le chef d’une « secte ». En 1920, Havelock Ellis, avec qui il avait entretenu une correspondance amicale, écrivit : « Il est malheureux que Freud ait d’abord été le chef d’une secte, sur le modèle des sectes religieuses » [8].
Il convient d’entendre ici par « secte » une organisation fermée, caractérisée par le culte du fondateur, une initiation coûteuse, l’étude et des commentaires ad infinitum de textes canoniques, la désinformation de l’histoire du Mouvement, la diffusion de légendes, l’excommunication des déviants et l’immunisation contre toute critique. Sophie Robert (2023), dans un remarquable ouvrage, a montré que l’aspect sectaire du freudisme s’est intensifié dans le lacanisme [9].
Références
[1] Ellenberger, H. (1974) A la découverte de l'inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique. Villeurbanne : Éd. Simep, p.244.
[2] Manuscrit déposé à la Bibliothèque du Congrès. Cité par M. Borch-Jacobsen & S. Shamdasani, Sonu (2006) Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse. Les Empêcheurs de penser en rond, p.18.
[3] Freud, S. (1925) Selbstdarstellung. Gesammelte Werke, XIV 76.
[4] Les citations d’extraits de lettres de Bleuler à Freud sont reprises de Borch-Jacobsen & Shamdasani, Op. cit., p. 125ss, et de Falzeder, E. (2003) Sigmund Freud et Eugen Bleuler. L’histoire d’une relation ambivalente. Psychothérapies, 23 : 31-47.
[5] Les lettres de Freud à Bleuler se trouvent à la Bibliothèque du Congrès (Washington), mais ne sont pas encore accessibles. L’expression « Tout ou rien » a dû être employée par Freud. Le zélé disciple Theodore Reik rapporte, dans Trente ans avec Freud, une conversation au cours de laquelle Freud parlait d'un médecin venu à Vienne pour étudier la psychanalyse en même temps que d'autres disciplines : « Freud affirma qu'en pareilles circonstances, ce médecin aurait dû accorder priorité à l'analyse, et il ajouta : “Dans un tel cas, l'analyse est comme le Dieu de l'Ancien Testament, il ne permet pas qu'il y ait d'autres dieux”. Et à propos d'un jeune médecin qui, dans une lettre, se vantait d'avoir sacrifié à l'étude de la psychanalyse tous ses autres intérêts, Freud déclara : “Cela n'est pas un mérite : choisir l'analyse fait partie de la destinée d'un individu” » (1956, p. 37).
Freud écrivait à Jung : « Je ressens une aversion de principe contre la supposition que mes conceptions sont justes, mais seulement pour une partie des cas (points de vue au lieu de conceptions). Cela n'est pas bien possible. Entièrement ou pas du tout. Il s'agit de choses si fondamentales qu’elles ne peuvent pas être dans une série de cas autres que dans une autre. [...] Voilà, je pense avoir maintenant reconnu tout mon fanatisme » (19-4-1908).
[6] Les informations de cette section sont reprises à Borch-Jacobsen & Shamdasani, Op. cit., p. 136ss.
[7] Jones, E. (1958) La vie et l'œuvre de Sigmund Freud. Trad., PUF, vol. 1, p. 35.
[8] Cité in V. Brome (1978) Les premiers disciples de Freud. Trad., PUF., 1978, p. 318.
[9] Robert, S. (2023) La psychanalyse est-elle une secte ? Anthropologie des fondamentalistes du freudo-lacanisme. Eric B Éditions, 350 p.