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Billet de blog 25 janvier 2020

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Une fausse citation de Freud : “L’enfant est un pervers polymorphe”

On dit souvent que Freud a écrit que « l’enfant est un pervers polymorphe ». C’est une fausse citation. Même des psychanalystes réputés, enseignant à l’université, la répètent comme des perroquets. Ils n’ont pas pris la peine de lire Freud dans le texte ou ont transformé leur souvenir volontairement u inconsciemment. La citation altérée arrange bien les pédophiles et pédocriminels.

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Quand on consulte dans l’Internet la citation « L’enfant est un pervers polymorphe », on constate qu’elle est très fréquemment citée de cette façon et sans référence précise. Les erreurs de citation sont courantes, mais celle-ci semble parfois intentionnelle ou du moins arranger parfaitement ceux qui la citent sous cette forme.

Illustration 1

In : Google images

A titre d’exemple, Philippe Sollers

Soller écrit, dans un hors série du Nouvel observateur intitulé « Le Bonheur mode d’emploi » : « Pourquoi l’érotisme rend-il heureux ? Parce qu’il est un retour direct à l’enfance, à ses jeux, à sa gratuité, à sa profondeur de temps. L’enfant, on le sait depuis Freud, est un pervers polymorphe qu’on oblige ensuite, sous prétexte de normalité, à devenir un pervers honteux monomorphe (la famille, l’école et le travail s’y emploient). L’adulte est en général un enfant durci, puritain malgré lui, péniblement pornographe. Il s’applique dans le vice comme dans la vertu, il est ennuyeux, peu doué pour la régression enchantée qui définit l’érotisme. » [1]

« On le sait depuis Freud ». Comme beaucoup, Sollers répète la formule sans avoir ouvert l’ouvrage où la phrase se lit, formulée tout autrement. La formulation convient parfaitement aux pédophiles et pédocriminels, comme Gabriel Matzneff, ou leurs admirateurs comme Philippe Sollers ou Josyane Savigneau. L’autorité de Freud les disculpe entièrement à leurs yeux et aux yeux de beaucoup d’ignorants.

Illustration 2

Sollers

Illustration 3

Matzneff

Ce que Freud a réellement écrit :

« PREDISPOSITION PERVERSE POLYMORPHE. Il est instructif de constater que l'enfant, sous l'influence de la séduction, peut devenir pervers polymorphe, pouvant être dévoyé vers tous les outrepassements possibles. Cela montre que, dans sa prédisposition, il en apporte avec lui l'aptitude ; c'est pourquoi la mise en œuvre ne rencontre que des résistances minimes, parce que les digues animiques s'opposant aux débordements sexuels — pudeur, dégoût et morale — ne sont pas, selon l'âge de l'enfant, encore mises en place ou sont seulement en cours de formation. L'enfant ne se comporte pas en cela autrement que, par exemple, la femme moyenne n'ayant pas été touchée par la
culture, chez qui subsiste la même prédisposition perverse polymorphe. Cette femme peut, dans les conditions habituelles, rester sexuellement à peu près normale ; sous la conduite d'un habile séducteur, elle prendra goût à toutes les perversions et les conservera dans son activité sexuelle. La même prédisposition polymorphe, donc infantile, est exploitée aussi par la fille publique dans son activité. » (Œuvres complètes, PUF, 2006, V p. 127).

La nouvelle traduction des PUF est correcte. Pour ceux qui veulent vérifier, voici les premières lignes dans les Gesammelte Werke : « Es ist lehrreich, dass des Kind unter dem Einfluss der Verführung polymorph pervers werden, zu allen möglichen Überschreitungen verleitet werden kann. Dies zeigt, dass es die Eignung dazu in seiner Anlage mitbringt » (V 91).

Pour Freud l’enfant N’EST PAS un pervers polymorphe, il est SEULEMENT PRÉDISPOSÉ, il peut le devenir [kann werden] sous l’influence de la séduction [unter dem Einfluss der Verführung].

Cette citation est extraite des Trois essais sur la théorie sexuelle, publiés en 1905. Il faut souligner que c’est la première fois que Freud utilise l’expression et qu’il ne la modifiera pas ensuite. En effet, les Trois essais est l’ouvrage que Freud a le plus modifié jusqu’en 1925 (6e édition). Notons en passant que, mis à part le passage de la théorie de la séduction à la théorie du fantasme en 1897, Freud n’a quasi jamais remis en question une de ses conceptions. Il ne faisait qu’ajouter à ce qui, selon l’expression de Karl Popper, était une doctrine « irréfutable ». Il écrira en 1926 : « Nous n’avons pas besoin de dévaloriser des enquêtes antérieurement effectuées mais seulement de les mettre en liaison avec nos vues plus récentes. » [2]

Dans son tout dernier livre, Abrégé de psychanalyse (1939), Freud évoque évidemment sa conception de la sexualité de l’enfant, mais sans évoquer « la prédisposition à des perversions ». Là il répète essentiellement l’importance, à ses yeux, du complexe d’Œdipe : « J'ose dire que si la psychanalyse ne pouvait tirer gloire d'aucune autre réalisation que de celle de la mise à découvert du complexe d'Œdipe refoulé, cela seul lui permettrait de prétendre à être rangée parmi les acquisitions nouvelles et précieuses de l'humanité » (trad., PUF, XX, p. 287). Rappelons que l’Œdipe freudien ce n’est pas simplement le petit garçon aime beaucoup sa maman. Freud répète à la veille de sa mort : « Quand le garçon (à partir de 2 ou 3 ans) est entré dans la phase phallique de son développement libidinal, qu'il reçoit de son membre sexué des sensations empreintes de plaisir et qu'il a appris à s'en procurer à son gré par une stimulation manuelle, il devient l'amant [Liebhaber] de la mère. Il souhaite la posséder corporellement [körperlich bezitzen] dans les formes qu'il a devinées par ses observations de la vie sexuelle et par les intuitions qu'il en a, il cherche à la séduire en lui montrant son membre masculin qu'il est fier de posséder. Sa masculinité éveillée précocement cherche, en un mot, à remplacer auprès d'elle le père, qui de toute façon avait été jusque-là son modèle envié, en raison de la force corporelle qu'il perçoit en lui et de l'autorité dont il le trouve revêtu. Son père est maintenant le rival qui se trouve sur son chemin et dont il aimerait se débarrasser  » (ibidem, p. 283s)

Des psychanalystes « castrent » la citation

On peut ne pas s’étonner que l’expression de Freud amputée des mots qui la précèdent et qui la suivent se retrouve sur wikipedia : « Freud qualifie l'enfant de “pervers polymorphe” pour exprimer le fait qu'il découvre son corps et le monde autour de lui à travers ses pulsions partielles. » [3]  Mais on est sidéré de constater que des analystes, parmi les plus réputés, répètent comme des perroquets l’expression « castrée ». On peut supposer que certains ont lu le texte, mais que leur « faux souvenir » les arrange « quelque part », ne fût-ce que par le plaisir de choquer les bien-pensants. Nous nous limitons à citer des analystes réputés, deux Parisiens et deux Belges. Il suffit de surfer pour trouver quantité d’autres illustrations.

Illustration 4

Jean-Pierre WINTER

Lacanien, qui fut de 1976 à 1980 le co-animateur des Séminaires de l’École freudienne de Paris

In : “Du pervers polymorphe au petit métaphysicien”. La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2008, n° 4, p. 21 [4].

Parlant de l’enfant de 4-5 ans : « L’enfant de cet âge-là est un petit métaphysicien. D’autre part, au même âge, c’est un pervers polymorphe, c’est-à-dire un être soumis à une certaine indépendance des pulsions, à la satisfaction des pulsions les unes indépendamment des autres, avant leur unification vers un but ; quitte à revenir ensuite à une certaine re-division entre pulsion de vie et pulsion de mort. »

Illustration 5

J.-P. Winter

Gérard Pommier

Psychiatre, psychanalysé par Lacan, directeur de recherche à Paris-VII

In : “Des perversions polymorphes de l'enfant à la perversion proprement dite”. La clinique lacanienne. Erès, 2009, n° 16, p. 234.

« Qu’il existe une “perversion polymorphe” de l’enfant dédramatise la perversion. En montrant ses dessous, Freud lui enlève le manteau médico-légal dont Kraft Ebbing — entre autres — l’avait revêtue. Loin de relever de la pathologie, cette perversion est un passage obligé, outre qu’elle garde ses prérogatives la vie durant. » [5]

Philippe van Meerbeeck

Psychanalyste belge, professeur à l’université de Louvain

In : L’infamille ou la perversion du lien. De Boeck, 2003, p. 29.

« C'est Freud qui a mis en lumière la sexualité infaltile : l’enfant est un pervers polymorphe. » (p. 14)

« Freud fait connaître sa découverte en 1905 dans les “Trois essais sur la théorie de la sexualité”. C'est probablement un de ses plus grands textes. Il y conceptualise la sexualité humaine en montrant que l'enfant est au départ un pervers polymorphe » (p. 29) [6]

Jean-Pierre LEBRUN

Psychiatre-psychanalyste, ancien président de Association freudienne de Belgique et de l'Association Freudienne Internationale

In : “Où est passée la perversion ?”. Intervention aux journées de l’Association lacanienne internationale, le 19 janvier 2019. [7]

« Il ne faut pas unifier la perversion. Il existe “des” perversions et elles ne sont pas toutes à mettre sur le même plan. […] Il y a d’abord évidemment ce que Freud nous a appris très tôt dans son œuvre, à savoir l’existence de la perversion polymorphe de l’enfant. Nous voyons la maintenance de cette perversion polymorphe au-delà de la période de l’enfance ; celle-ci continue à exister chez l’adulte »

« La sexualité que l’on qualifie de perverse, loin de constituer l’anormalité, dit plutôt la vérité de la sexualité. Voilà pourquoi Freud s’est autorisé à avancer que l’enfant est un pervers polymorphe! Non seulement il démontrait ainsi que la sexualité était déjà présente chez l’enfant, mais surtout qu’elle constituait la nature même de la sexualité; celle-ci n’était alors qualifiée de perverse seulement dans la mesure où elle s’était détournée de la subordination à la procréation, alors qu’en soi, elle était parfaitement semblable à la sexualité adulte. »

——————

[1] L’article se retrouve sur le site : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article115

[2] Inhibition, symptôme et angoisse. Trad. Œuvres complètes. PUF, XVII p. 256

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Perversion - Consulté le 24-1-2020.

[4] https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2008-4-page-19.htm#

[5] https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2009-2-page-233.htm

[6] Passage reproduit dans le quotidien La Libre : https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2009-2-page-233.htm

[7] http://www.association-freudienne.be/pdf/71-JPL_ALI-PERVERSION_.pdf

Deux sites pour d’autres publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, l'épistémologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.

1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique : http://www.afis.org/

2) Site de l'université de Louvain-la-Neuve:

https://moodleucl.uclouvain.be/course/info.php?id=9996

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