Extrait de J. Van Rillaer (2021) Les désillusions de la psychanalyse. Mardaga, p. 178 à 181 :
Freud a noté que l’analysé adule l’analyste, croit tout ce qu’il lui dit et fait bruyamment sa publicité. La cure devient souvent une fin en soi, tandis que la disparition des troubles devient accessoire : « Dans la mesure où le transfert est positif, le malade revêt le médecin d’autorité, il transforme en croyance les communications et conceptions du médecin » (XI 463). « Le patient, qui ne devrait pas chercher autre chose qu’une issue aux conflits qui le font souffrir, développe un intérêt particulier pour la personne du médecin. Tout ce qui concerne celui-ci lui paraît plus digne d’attention que ses propres affaires et le distrait de sa maladie. […] À la maison, le patient ne se lasse pas de faire l’éloge du médecin, il vante sans cesse de nouvelles qualités. Ses proches racontent : “il aime le médecin, il lui fait une confiance aveugle ; tout ce qu’il dit lui apparaît comme une révélation” » (XI 456).
Quelques années plus tard Freud a reconnu que sa thérapie peut provoquer un attachement véritablement pathologique : « Le type de sentiment que le malade adopte envers l’analyste est, pour le dire clairement, de la nature d’un état amoureux. […] Cet état amoureux donne l’impression d’une manifestation maladive (krankhaft). Comme tout état amoureux, il repousse tous les autres contenus mentaux, il éteint l’intérêt pour le traitement et la guérison. En un mot, nous ne pouvons douter qu’il s’est installé à la place de la névrose et que le résultat de notre travail a été de remplacer une forme de maladie par une autre. […] Il est tout à fait remarquable que nous réussissions à transformer une névrose de n’importe quel contenu en un état amoureux maladif » (XIV 256s).
À titre d’exemple, citons le journal d’Anna G., la psychiatre formée à la clinique psychiatrique de Zürich, venue en analyse didactique à l’âge de 27 ans. Après trois semaines, elle semble conquise par Freud alors âgé de 65 ans. Sans doute est-elle charmée d’être écoutée une heure par jour par le personnage dont on raconte qu’il est le Darwin de la psychologie. Freud, lui, ne voit que résurgences des pulsions œdipiennes.
Anna déclare : « À présent je comprends fort bien qu’on puisse épouser quelqu’un de plus âgé. Cela signifie donc que je voudrais éventuellement vous épouser, je vous aime déjà beaucoup ». Freud répond : « Il s’agit là du transfert sur moi de l’ancien amour et du sentiment amoureux que vous éprouviez autrefois à l’égard de votre père. La déception, la jalousie douloureuse, etc. viendront alors elles aussi » (Anna, 2012, p. 61). Le jour suivant, le sentiment s’intensifie : « Je vous aime d’une façon si indescriptible, comme jamais auparavant je n’ai aimé quelqu’un, me semble-t-il ». Freud : « Cet amour pour votre père était si démesuré que tout ce qui a suivi n’en était qu’un pâle reflet. On n’a pas idée de l’intensité de l’amour des enfants, il n’existe que de façon potentielle, il ne se réalise pas » (2012, p. 62).
Il semble que ces moments d’exaltation se soient dégonflés. Anna a exercé la psychiatrie, mais sans la psychanalyse. Sa petite-fille, qui a retrouvé son journal et l’a publié, écrit qu’avec le recul Anna avait qualifié Freud d’« homme affable ».
La plupart des psychanalysés développent une véritable dévotion pour l’analyste. L’enquête de D. Frischer donne de nombreux exemples et conclut : « Tout se passe comme si l’aliénation créée par l’analyse, l’état de dépendance permanent auquel sont assujettis certains patients, dépassaient et de loin l’aliénation imposée par l’obédience à toute autre doctrine, religieuse, philosophique ou politique, mais par divers aspects se situait sur le même plan que la subordination imposée par l’emploi régulier de stupéfiants ou d’alcool » (1977, p. 284). Pour certains patients, l’analyse devient une sorte de drogue dure, dont ils ne peuvent absolument plus se passer.
La fascination pour le thérapeute a été décrite déjà à la fin du xviie siècle par Franz Mesmer et ses disciples magnétiseurs. Ces précurseurs de l’hypnose avaient constaté chez de nombreux patients la disposition à croire que le thérapeute dispose de pouvoirs surnaturels, le désir croissant de contacts avec le thérapeute, le développement d’une véritable passion amoureuse et d’une subordination totale (Ellenberger, 1974, p. 67s).
En 1897, Janet a publié l’article « L’influence somnambulique et le besoin de direction » où il écrit notamment : « Après l’appréhension du début, le sujet recherche les séances avec un désir passionné ; en outre, surtout à un certain moment, il parle beaucoup de son hypnotiseur et s’en préoccupe d’une façon excessive » (1897, p. 115). Ensuite, « ce que l’on observe le plus souvent c’est un sentiment d’affection qui peut très rapidement devenir extrêmement vif. Le sujet se sent heureux quand il voit son hypnotiseur et, quand il lui parle, il éprouve du plaisir à penser à lui et par conséquent ne tarde pas à l’aimer beaucoup. Celui qui s’occupe d’elles, disions-nous en particulier des hystériques, n’est plus à leurs yeux un homme ordinaire ; il prend une situation prépondérante auprès de laquelle rien ne peut entrer en balance. Pour lui, elles sont résolues à tout faire, car elles semblent avoir pris une fois pour toutes la résolution de lui obéir aveuglément » (1897, p. 125s). Janet comparait la passion pour l’hypnotiseur à la passion amoureuse et à la morphinomanie. Il concluait que le thérapeute « doit réduire au minimum sa domination sur l’esprit du malade et lui apprendre à s’en passer » sous peine de « développer à un point dangereux les phénomènes de la passion somnambulique qui bientôt rendront le traitement impraticable » (1897, p. 141).
À la fin de sa vie, Ferenczi a rédigé un Journal clinique où il se montre sévère envers les pratiques de ses confrères. Il y a notamment dénoncé l’exploitation facile de la vénération qu’on leur porte : « Comme la plupart des patients sont des naufragés psychiques, qui s’accrochent au moindre fétu de paille, ils deviennent sourds et aveugles face aux faits qui pourraient leur montrer à quel point les analystes ont peu d’intérêt personnel pour leurs patients. […] L’analyse est une bonne occasion d’effectuer sans culpabilité (sans sentiment de culpabilité) des actions inconscientes purement égoïstes, sans scrupules, immorales, voire qu’on pourrait qualifier de criminelles, et d’avoir des conduites de même nature ; par exemple, le sentiment de son pouvoir sur la série des patients qui le considèrent avec une dévotion sans défense et l’admirent sans réserves. Plaisir sadique devant leur souffrance et leur impuissance. Aucun souci quant à la longueur de l’analyse, voire une tendance à la prolonger pour des raisons financières : on peut ainsi transformer les patients, si l’on veut, en contribuables à vie » (13-8-1932 ; p. 270).
D’autres analystes mettront en garde contre la satisfaction narcissique des initiés aux mystères du dieu intérieur. Pontalis, par exemple, reconnaissait que « la fonction de puissance, et même d’omnipotence, est plus avivée en analyse que nulle part ailleurs » (Le Monde, entretien avec Jaccard, 4-11-1977).
