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Billet de blog 30 août 2023

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Un mécanisme de défense freudien : « c’est toujours autre chose »

Le présent texte est extrait du livre de jacques Van Rillaer « Les illusions de la psychanalyse » (1981, p. 48 à 51). Dans la nouvelle édition de l’ouvrage, parue en 2021 chez Mardaga sous le titre « Les désillusions de la psychanalyse » (432 pages), ces pages, comme d’autres, ne figurent plus afin de gagner de la place pour de nouvelles informations jugées plus importantes.

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Les psychanalystes répondent très souvent aux objections : « Vous n’avez pas bien compris » ou « Vous n’avez rien compris ».

À toute contradiction portant sur un texte précis ou une situation concrète, il réplique que la psychanalyse est, en réalité, « tout autre chose ». Si l'on critique un livre de la première moitié de l'œuvre de Freud, le disciple répond que la pensée freudienne n'était pas encore arrivée à maturité ; si l'on cite un texte de la seconde moitié de l'œuvre, il déclare que Freud vieillissait et que la meilleure façon de respecter son génie est d'ignorer ces choses secondaires. Au surplus, la référence à Freud peut être récusée en faveur des développements postfreudiens. « Nous n'en sommes plus là » proteste l'analyste. Mais que l’objectant scrute un texte récent et le fils spirituel de Freud parle de « dégradation théorique » par rapport à la pureté originaire. Enfin, face à toute objection, l'analyste peut répliquer avec une allure de sphinx ou un sourire amusé, que l'on n'a pas saisi « l’essentiel ». Lui qui prend à la lettre les mots de autres, répond sans cesse : « mais ce n'est pas cela que Freud a voulu dire ! » À force d'être toujours « ailleurs », on a l'impression que la psychanalyse est nulle part …

Quelques rares psychanalystes ont désavoué ce stratagème et ont reconnu l'absence de critères précis pour séparer « le bon grain de l'ivraie ». Parmi les grands noms de la psychanalyse, on peut citer Jean-Baptiste Pontalis, Jean Laplanche et François Roustang. Le premier écrit : « Il est difficile, et peut-être absurde, de désigner, même relativement, la frontière qui séparerait la psychanalyse certifiée conforme de ses distorsions. [...] Le psychanalyste ne déterminera pas le moment où commence le travestissement car il n'a pas par devers lui une représentation, pure et immunisée, de la psychanalyse » [1]. Le deuxième : « Finalement un certain esprit rationaliste, analytique peut-être, mais profondément antidialectique, n'aboutit qu'à isoler et fragmenter. [...] Il clive la théorie en de bonnes et en de mauvaises innovations sans imaginer qu'il puisse exister entre elles un lien structural » [2]. Enfin, Roustang reconnaît : « Les études de vocabulaire faites à travers l'œuvre entière de Freud sont proprement désespérantes. Elles aboutissent toutes sans exception, quand elles sont faites avec soin, à la constatation de variations de sens et le plus souvent de contradictions multipliées qui sont insurmontables, insynthétisables » [3]. Ainsi donc, quand on regarde derrière l'étalage, on découvre que la doctrine analytique est floue, ambiguë, compliquée à souhait. Seuls l'argument d'autorité et la mode décident d'accorder la priorité aux écrits de Freud (ou de M. Klein ou de Lacan) par rapport à d'autres psychanalystes (Groddeck, Rank, Ferenczi, Stekel, etc.).

Le père-fondateur a déclaré, dans l'article où il s'explique sur les défections de Jung et Adler : « Personne n'est à même de savoir mieux que moi ce qu'est la psychanalyse » [4].La grande majorité des psychanalystes a ratifié cette affirmation. Ainsi, Kurt Eissler, le secrétaire des Archives Sigmund Freud, déclare : « On peut dire, avec raison, que seuls les écrits de Freud peuvent fièrement se targuer d’“avoir troublé le sommeil du monde”, qu'aucun autre analyste n'a produit jusqu'ici une œuvre d'un poids comparable » [5]. Janine Chasseguet, présidente de la Société psychanalytique de Paris, écrit dans un article qui dénonce les analystes déviants : « Contrairement à ce qui se passe dans les autres disciplines scientifiques, nous nous trouvons confrontés en la personne de Freud, à un créateur unique et indépassable » [6]. De son côté, Lacan, le Président de l'Association rivale (l’École freudienne de Paris) affirme : « La structure de l'analyse, on peut (la) formaliser de façon entièrement accessible à la communauté scientifique, pour peu qu'on recoure à Freud qui l'a proprement constituée » [7] ; « Freud savait ; et il nous a donné ce savoir en des termes que l'on peut dire indestructibles. [...] Aucun progrès n'a pu se faire, si petit, qui n'ait dévié chaque fois que fut négligé un des termes autour desquels Freud a ordonné les voies qu'il a tracées » [8]. À la fin de sa vie, Lacan a toutefois quelque peu relativisé — pour sa propre gloire — le génie de Freud : « Je dirai que, jusqu'à un certain point, j'ai remis sur pied ce que dit Freud ... L'inconscient n'est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça n'empêche pas que le champ, lui, soit freudien » [9].

Angelo Hesnard, un des plus célèbres psychanalystes français, explique les conflits incessants qui déchirent le mouvement psychanalytique par le souci d'allégeance à Freud. Dans un chapitre intitulé « Psychanalyse de l'esprit de discorde propre aux psychanalystes », il écrit : « Les discordes concernent non pas la vérité des principes freudiens, mais, au contraire, pourrait-on dire, le problème très spécial de la fidélité à Freud. À savoir celui de la légitimité de certaines notions qui, tirées de l'enseignement freudien, ont pour but de continuer ou d'expliciter certaines thèses (acceptées) du Maître » [10].

Illustration 1

Depuis le début de son histoire, la psychanalyse a éclaté en une multitude d’Écoles, de théories et de pratiques. La plupart se rattachent à Freud, à ce qu’il appelait les « piliers de la théorie » et à sa méthode des associations libres. Comme l'écrit Catherine Clément : « Si forte est l’installation, désormais irréversible, du texte freudien comme support de toutes les gloses, que, pour écrire “psychanalyse”, il faut passer par Freud » [11]. Dans la majorité des Sociétés de psychanalyse, Freud est glorifié comme le Messie. La formation théorique se base principalement sur une étude de ses Saintes Écritures. La plupart des psychanalystes ont un respect véritablement religieux pour ces textes ; ils les triturent ad nauseam et beaucoup se contentent de dire en d'autres mots ce qui s'y trouve. Ce sont des obsédés textuels.

Les psychanalystes n'arrêtent pas d'invoquer leur « créateur unique et indépassable ». Que le lecteur ouvre n'importe quel numéro récent d’une revue de psychanalyse « orthodoxe » : il ne pourra lire trois articles d'affilée sans rencontrer plusieurs citations du Prophète. Il y a là un trait, parmi d'autres, qui sépare la psychanalyse des sciences. Les physiciens n'étudient plus Galilée dans le texte, pas plus que les psychologues ne croient devoir « faire un retour » aux écrits de Wundt ou gloser sur les textes de Thorndike et Watson. Le fétichisme du grand nom est une marque de la pensée préscientifique.

Références

[1] Pontalis, J.-B. (1965) Après Freud. Julliard, p. 111.

[2] Laplanche, J. (1970) Vie et Mort en Psychanalyse. Flammarion, p. 189.

[3] Roustang, F. (1976) Un destin si funeste. Minuit, p. 92.

[4] Freud, S. (1914) Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung. Gesammelte Werke, X p. 44.

[5]  Eissler, K. (1975) Remarques irrévérencieuses sur le présent et l'avenir de la psychanalyse. Revue française de Psychanalyse, 39 : 295-314.

[6] Chasseguet-Smirgel, J. (1975) Freud mis à nu par ses disciples mêmes. Revue française de Psychanalyse, 39: 147-193. ; p. 305.

[7] Lacan, J. (1966) Écrits. Seuil, p. 438.

[8] Lacan, J. (1973a) Le Séminaire Xl : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil, p. 211.

[9] Lacan, J. (1977) Ouverture de la section clinique. Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 9: 7-14. ; p. 9.

[10] Hesnard, A. (1970) De Freud à Lacan. Editions E.S.F., 3e éd.,1977, p. 137

[11] Clément, C. (1978) Les fils de Freud sont fatigués. Grasset, p. 165.

Deux sites pour des publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.

1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique :  www.afis.org

2) Site de l'université de Louvain-la-Neuve:

https://moodle.uclouvain.be/course/view.php?id=2492

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