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Billet de blog 2 mai 2024

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Comment reconstruire « un monde cassé » ?

La revue Grand Continent publie un livre collectif « Portrait d’un monde cassé, L’Europe dans l’année des grandes élections » sous la direction de Giuliano Da Empoli, auteur de « Le mage du Kremlin ». À travers les différentes contributions, ce qui ressort, quoique de façon non explicite parfois, c’est la tentative de déterminer les forces sociales en mesure de reconstruire ce monde cassé.

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Les guerres, d’Ukraine et de Palestine en particulier, les inégalités, l’origine humaine des dérèglements climatiques, la montée des extrêmes droite lors des élections européennes du mois prochain sont parmi les manifestations de ce monde cassé.

Jean Yves Darmagen ouvre le livre en décrivant la situation à partir de 16 catégories, les « clusters » tels que « multiculturalistes », « identitaires » « centristes » etc. Si ce découpage peut donner des aperçus intéressants  son caractère subjectif mène à  la conclusion qu’émerge « une nouvelle alliance qui réunit une large fraction des catégories populaires et des pans entiers des classes moyennes et supérieures conservatrices ». alliance à laquelle l’auteur a du mal à opposer une « coalition écolo- progressiste tout aussi puissante». Cette analyse hors sol, subjective, sans quantifier ni caractériser les alliances en question, le conduit à diviser les classes populaires. Alors même qu’il fait de l’écologie un axe central, il zappe totalement la lutte des gilets jaunes entamée sur la taxe sur les carburants et qui s’est développée ensuite sur des revendications sociales et démocratiques.  

Julia Cagé a raison dans le texte suivant de lui reprocher l’absence d’analyse socioéconomique. Le problème et qu’elle-même, comme l’équipe autour de Thomas Piketty ne justifient jamais le choix de leurs seuils d’analyse 10% ? 50% ? etc., ce qui les amènent eux aussi à diviser les classes populaires les 70% qui gagnent moins de 2500 € par mois, à mal définir les classes moyennes, les 29% qui gagnent entre 2500 et 9000 € par mois, qui ensemble avec 99% constituent le peuple, et à ne pas isoler les 1% restant, au-delà de 9000 € par mois. Par ailleurs elle a raison de récuser la tentative d’opposer ouvrier / employée alors que 4/5 des ouvriers sont des hommes, 4/5 des employées sont des femmes et qu’il s’agit donc de la même classe.

LE SUD GLOBAL

Les contributions portent aussi sur la position vis-à-vis du Sud global, ce qui est indispensable pour une analyse de classe pertinente. Bruno Tertrais joue son rôle habituel de défense et illustration des intérêts occidentaux avec amnésie des guerres coloniales. Il n’est pas vrai que « la décolonisation est achevée depuis longtemps ». Non seulement deux guerres proches de l’Europe sont en cours, mais les conséquences décoloniales ne sont pas toutes encore tirées dans les pays impérialistes comme la France. L’auteur tout en valorisant la puissance américaine nie la notion même de Sud global, façon de diviser ce dernier,  prolongement logique de la tentative de diviser les classes populaires.

La contribution de Branko Milanovic, l’ancien de la Banque Mondiale, a parfois été plus claire. En particulier avec sa célèbre courbe de l’éléphant[1] qui tend à montrer que les travailleurs en occident ont peu bénéficié dernièrement de la mondialisation. Ce n’est qu’en comparaison du Sud que l’expression de « classes moyennes » pour caractériser les travailleurs occidentaux peut avoir un sens. Occident où comme l’écrit Nicholas Mulder « tout le monde croit faire partie de la classe moyenne ». Pour le reste les seuils caractérisant les classes ne sont, comme chez Piketty, jamais clairement définies (lors d’un échange mail avec Branko Milanovic il éludait encore récemment la question).  

La contribution de Josep Borell, « L’Europe entre deux guerres » est intéressante. Il voit à juste titre les deux guerres comme susceptibles de menacer le projet européen. Il dénonce le deux poids deux mesures : « Quand 144 états soutiennent l’Ukraine à l’assemblée générale des nations unies nous pensons qu’ils se situent du bon côté de l’histoire… mais quand 153 pays appellent à un cessez le feu humanitaire à Gaza nous avons du mal à considérer que c’est aussi le cas » Pour la Palestine : « Soit ces deux peuples partagent cette terre, soit l’un des deux devra partir » Or seuls les israéliens ont une terre de repli : chez nous. Voir droit au retour aussi pour les israéliens. Si Borell ne perçoit pas les deux guerres comme les dernières luttes décoloniales, sa position plus conforme à la réalité du monde révèle à quel point la gauche nie cette réalité, car elle fait elle aussi « deux poids deux mesures » : Aucun article sur l’Ukraine dans le numéro de Mai du Monde diplomatique ! Une gauche toujours prompte à convoquer les guerres du Yémen ou du Congo pour se justifier de ne pas dénoncer l’agression russe de l’Ukraine. Curieusement et heureusement, ces mêmes guerres n’empêchent pas de dénoncer l’agression d’Israël à Gaza. 

LE NORD  GLOBAL

Vladislav Sourkov, l’ancien conseiller de Poutine, viré en 2021, apporte un éclairage différent. « Nous avons manqué l’occasion de créer la grande union nordique au début des années 2000, lorsque notre président a proposé l’adhésion de la Russie à l’OTAN » écrit-il. S’il a été écarté par Poutine, c’est que ce dernier avait besoin de chercher l’appui ou au moins l’abstention des pays du Sud, pour son invasion de l’Ukraine. Il avait besoin pour cela de dénoncer « l’Occident collectif ». Il n’est pas exclu que cette idée de « Grand Nord » revienne dans l’actualité car « le code source de ces trois métacultures (États-Unis, Russie, Europe) est inscrit dans l’Iliade et dans l’évangile. Leur parenté est évidente ». C’est une vieille idée. Le poète officiel russe Evgueni Evtouchenko écrivait déjà dans les années 60 des poèmes célébrant l’alliance de la Russie et de l’Occident contre la Chine : « voyez… les bombes tressauter dans les carquois des nouveaux batou[2] » mettait il l’Occident en garde. « Lorsque ces ensembles continentaux auront saisi leur commune origine civilisationnelle » (et religieuse ? et raciste ?) écrit la revue Grand continent pour résumer le point de vue de Sourkov. Peut-être est-ce dans cette perspective que les États-Unis se sont montré si prudent dans leur aide à l’Ukraine ?

QUEL PROJET POUR RÉPARER CE MONDE CASSÉ ?

Outre le constat de ce monde cassé, de la nécessité de définir les forces sociales en mesure de proposer une alternative, Jean-Marc Jancovici insiste sur la nécessité aussi de définir positivement un projet qui donne « de la certitude, de l’espoir, de la visibilité, de la cohérence, un sentiment d’équité, un sentiment de justice ». Quel autre projet que le communisme répond à l’ampleur de l’alternative à trouver au chaos où le capitalisme mène le monde ? A partir de l’exemple de l’Himalaya, Dipesh Chakrabarty démontre qu’aucune solution « ne peut se produire sans que les états-nations ne cèdent une partie de leur autorité et de leur souveraineté ». Là encore quel autre projet que le projet communiste dépasse les états-nations en promouvant l’internationalisme ?

Pour Pierre Charbonnier, « la population sait que le monde socio-économique dans lequel elle vit n’est pas soutenable, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemblerait le monde vers lequel il faut aller » d’autant plus qu’ « il n’existe d’ailleurs même pas réellement de bloc sociologique visible » et « les forces sociales restent absentes de l’équation » ; lui aussi voit dans les mouvements populistes « une alliance entre les élites fossiles et classes populaires ». Il regrette que « la panne de l’imaginaire politique renvoie alors à la dégradation des conditions générales, à l’incapacité de créer et de diffuser un message clair et suffisamment universel ». Voir cette alternative positive dans des mouvements comme Solarpunk parait réducteur et trop étroit pour embrasser le changement que ce monde cassé appelle.

Un livre collectif avec des points de vue divers, apportant des faits et chiffres qui éclairent des situations, qui amorce quelques réflexions  intéressantes et en suscite d’autres sur l’essentiel : face au chaos du monde, quelles forces sociales ? pour quel projet ?

[1] Voir Jacques Lancier « L’irruption des prolétaires » Éditions Manifeste ! 2021.

[2] Batou, descendant de Gengis Khan.

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