Il le fait comme il le dit en produisant des « statistiques » récentes et très intéressantes. Livre à lire. Quelques points empêchent cependant d’être complètement emballé. Ainsi l’auteur ne discutent pas les catégories de l’Insee qui pourtant, depuis son refus de fournir les revenus par centile, jusqu’à la façon de répartir les catégories socio professionnelles, tendent à rendre confuse l’analyse de classe en France. L’articulation entre les « statistiques » et les concepts n’est pas toujours fluide. Au lieu de « l’analyse concrète d’une situation concrète » on a parfois l’impression que les statistiques proposées ne servent que comme illustrations de concepts marxistes pré établis avec lesquels l’auteur jongle. Ainsi la distinction entre « l’état » et « l’appareil d’état » est bien lourde pour exprimer le fait simple que la dictature d’une classe, en l’occurrence la bourgeoisie, ne se réduit pas à son appareil répressif mais est multiforme, évolue dans le temps et que même « l’état providence » peut en faire partie. De ce fait à l’issue d’un travail pourtant très intéressant de grands manques se font jour. Le premier chapitre s’intitule « L’impérialisme en France ». Il faut vraiment le comprendre au sens le plus étroit du terme, car rien ne transparait du caractère international de l’impérialisme français et ses conséquences concrètes. Le fait que l’essentiel des prolétaires aujourd’hui se trouvent en Chine, en Inde, en Indonésie, etc. dans les pays du Sud, fait pourtant partie des réalités à intégrer pour une conscience de classe que l’auteur dit vouloir renforcer. Le livre n’a cependant pas un mot sur l’importance de la fraction immigrée de « la classe laborieuse en France ». Pas un mot non plus sur la France, 3eme exportateur d’armes, ni sur le rôle des banques françaises dans la financiarisation du capitalisme mondial. Pas plus que sur le rôle de l’aristocratie ouvrière dont Lénine disait pourtant : « Si l'on n'a pas compris l'origine économique de ce phénomène, si l'on n'en a pas mesuré la portée politique et sociale, il est impossible d'avancer d'un pas dans l'accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale à venir[1] ». On ne voit pas en quoi le « phénomène » pointé par Lénine serait moindre aujourd’hui ! Difficulté à avoir un point de vue non centré occidental, un point de vue décolonial. En conséquence de toutes ces absences pas un mot sur l’axe stratégique d’un réel mouvement révolutionnaire ouvrier unitaire : la convergence des conditions de vie, de revenu etc. entre les travailleurs du Nord et ceux du Sud. Tout ceci donne à sa conclusion axée sur ce qu’est « être français », une petite connotation chauvine.
L’analyse de classe est aussi un peu ambiguë. Le prolétariat semble pour Antoine Vatan comprendre tout le salariat. Or bien des capitalistes, après avoir trusté les grandes écoles, en particulier pour leurs enfants, s’attribuent et leur attribuent souvent une position salariale afin de donner à leur appropriation privée des moyens de production un vernis de compétence, de statut, de légitimité. L’auteur consacre beaucoup d’efforts à tenter de prouver que les cadres supérieurs, ceux du décile de revenu le plus élevé, perdent relativement plus que les autres « prolétaires » à la crise capitaliste. Il ne faudrait pas que ces thèses servent d’outil idéologique pour des cadres qui, s’étant convaincu que le communisme est inéluctable, se prépareraient à prendre la tête de la lutte des prolétaires !
Même si c’est bien sur schématique, il semble plus juste de considérer que le peuple est constitué des classes populaires, ceux qui gagnent jusqu’à deux fois le Smic (le plafond des salaires ouvrier et employé selon l’Insee), soit 70% de la population active, ainsi que des classes moyennes qui gagnent de 2500€ à 9000€ par mois, soit 29% de la population active. Toutes deux font face au pouvoir des 1% (les plus hauts revenus)[2]. Même si elles ne sont pas celles que Marx décrivait, même si elles ne sont pas majoritaires comme les économistes le rabâchent, les classes moyennes existent. Aujourd’hui elles sont principalement constituées de cadres et ont leurs situations et revendications spécifiques. De plus elles animent et orientent toutes les organisations de gauche. Les cadres sont à rallier à la révolution et n’ont pas à en prendre la direction, ce qu’ils auraient de par leur fonction déjà trop tendance à faire.
Comme nous Antoine Vatan critique certains auteurs, mais pas toujours pour les mêmes raisons. Ainsi nous admettrons avec lui que la confiance de Thomas Piketty dans une « révolution » purement fiscale menée par des gens « éclairés », dans le cadre du système, est une illusion et une position caractéristique de la petite bourgeoisie. Mais si Thomas Piketty a le tort à nos yeux de diviser le peuple avec ses présentations non justifiées des 50% les plus pauvres, (on ne désespère pas qu’il s’explique un jour sur cette position arbitraire !), il a le mérite, outre son gros travail sur les inégalités, et contrairement à Vatan, de mettre en relief les origines esclavagistes, coloniales, impérialistes des richesses françaises.
De même Vatan reproche à Bernard Friot de laisser croire que « 50% du PIB serait communiste en France » au prétexte que les dépenses publiques représentent grosso modo la moitié de la valeur ajoutée ». S’il est vrai que la France n’est pas pour cela à 50% communiste il est vrai cependant que l’extension inexorable des dépenses publiques dans tous les pays occidentaux, malgré toutes les contre révolutions à la Reagan / Thacher qui n’ont pu les réduire que de quelques pourcents, marque tout aussi inexorablement la marche en avant du communisme. Le « quoi qu’il en coute » de la lutte contre le Covid n’aura fait que renforcer cette tendance et nécessité de fond. Avant la première guerre mondiale la part des dépenses publiques n’était que de 10% du PIB. Elle ne couvrait que les dépenses de l’appareil d’état répressif (police, armée, justice). La partie état providence n’existait pas. A notre avis l’erreur de Bernard Friot - avec le soutien de Frederic Lordon- est de croire que l’extension de la sécurité sociale à toutes les activités humaines serait La Solution, de plus en l’opposant au « grand soir ». Ce qu’ils négligent tous les deux c’est qu’il a fallu le « grand soir » de la Commune de Paris pour que Bismarck, qui avait suivi ce « grand soir » de près, mettent en place les premiers éléments de sécurité sociale. Il a fallu le « grand soir » de la révolution d’octobre en Russie et la peur qu’elle a engendrée chez les nantis pour que Roosevelt conçoive les mesures sociales du New Deal. Il a fallu le « grand soir » des victoires de l’armée rouge contre le fascisme pour que William Beveridge amorce la sécurité sociale britannique. Il a fallu le « grand soir » de Stalingrad pour que la sécurité sociale chère à Friot se mette en place en 1945 en France. Nul doute que les prochaines avancées nécessiteront d’une façon ou d’une autre aussi leurs « grands soirs ».
On voit que le bref livre d’Antoine Vatan aux éditions Delga, qui fournit par ailleurs de nombreux aperçus concrets documentés sur le fonctionnement actuel du capitalisme, soulève aussi de nombreuses questions intéressantes.
[1] Lénine, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » 1917.
[2] Voir Jacques Lancier « L’irruption des prolétaires », 2021 éditions Manifeste !