L’articulation est bien faite entre des concepts généraux exprimés dans une langue qui « se la joue un peu », et des faits ou exemples instructifs. Le livre nous permet de nous rappeler et d’étoffer les raisons pour lesquelles nous voulons dépasser le capitalisme. Si le texte comprend de longs développements assez lourds, l’auteur heureusement nous prévient d’emblée « Passez sans vergogne … quand vous vous sentez ralenti ou ennuyé ». Par exemple vous pouvez sauter les développements sur les réseaux, mélange de banalités et d’évidences. L’auteur à découvert le mot réseau et l’utilise à la même fréquence que d’autres « changement de logiciel », ou « Intelligence artificielle » ( c’est un informaticien qui vous le dit!). Il est probable que « réseau », comme l’utilisation de « les gens » à une certaine époque retrouvera une utilisation normale. De même le recensement des diverses révolutions citoyennes et leurs caractéristiques soit disant communes enfoncent longuement beaucoup de portes ouvertes ... La conclusion, sur la vertu et la morale, écho d’une caricature de Robespierre, ne nécessite pas non plus sa lecture.
Il reste que l’ampleur et la variété des sujets abordés fait immédiatement ressortir les sujets qui ne le sont pas: La guerre d’Ukraine, l’immigration, sujets brulants et décisifs pourtant.
Ukraine : Après avoir rapidement noté « La criminelle et absurde invasion par Vladimir Poutine… » la seule référence suivante qui concerne cette guerre est : « Le déploiement des alliances militaires des Etats Unis suit partout ce même déroulement de brutalité. Cela se paie. Cela est confirmé par le retour de la guerre sur le sol européen et celui des pratiques de la guerre totale comme en Ukraine ». Qui est le fautif de la guerre finalement ?
Immigration : « La question de l’immigration notamment est vue comme un facteur de division… aborder le sujet est interdit … » ceci est attribué aux Gilets Jaunes en soulignant « ce tri est à lui seul un manifeste » et visiblement JLM souscrit à ce manifeste puisqu’il n’aborde en effet jamais le sujet des immigrés et en particulier jamais leurs luttes.
L’absence d’analyse de classe: L'absence de l’immigration souligne l’absence générale d’analyse de classe[1]. La notion de peuple chez JLM est très floue. « Le peuple se forme en s’opposant à l’oligarchie comme hier l’esclave au maitre, le serf au seigneur ». Le caractère bancal de la phrase saute aux yeux : ce devrait être : « le prolétaire s’oppose au capitaliste comme hier… » . A chaque époque il y a eu un peuple dont la composition, l’alliance de classes, face à la classe dirigeante, était de nature différente en raison de rapports de production différents. Ainsi en 1789 le peuple comprenait à la fois les paysans, les ouvriers, les artisans et la bourgeoisie. Aujourd’hui clairement la bourgeoisie ne fait pas partie du peuple. « La relation du peuple et de l’oligarchie a pour enjeu ce contrôle des réseaux » écrit JLM. Cette oligarchie réduite à « ceux qui contrôlent les réseaux », n’est pratiquement jamais nommée. Aucune entreprise française impérialiste, ne serait-ce que celles du CAC40, n’est citée.
« Les uns (l’oligarchie) portent une logique de classe, les autres un projet de condition humaine » écrit JLM. L’utilisation de notions floues laisse toujours la possibilité de prétendre représenter aussi les intérêts d’au moins une partie des classes dirigeantes. « Tout le monde riche ou pauvre finira par être affecté » nous dit JLM. Ou encore : « Entendons-nous bien il ne s’agit pas de nationaliser les GAFAM »…
La réalité : Rappelons la réalité des rapports de classe en France aujourd’hui : ceux qui gagnent jusqu’à 2500 € par mois, ouvriers et employés essentiellement, constituent les classes populaires, soit 70% de la population active en France, dont 20% sont immigrés, sans droit de vote. Ceux qui gagnent de 2500 à 10 000 € par mois constituent les classes moyennes, soit 29% de la population active . C’est l’alliance des classes populaires et des classes moyennes qui constitue le peuple aujourd’hui. Le 1% restant sont les classes dirigeantes dont l’essentiel des revenus viennent du capital même s’ils peuvent aussi être salariés. (C’est pourquoi d’ailleurs l’autre définition du peuple par JLM « le salarié face au propriétaire des moyens de production » n’est pas non plus très juste.) C’est schématique[2] ? bien sûr. Mais ce schéma est conforté par tous les autres critères : fortune, diplômes, domiciliation, choix culturels etc. Et il suffit largement à unir les « tours et les bourgs », les banlieues et la ruralité qui est également essentiellement ouvrière aujourd’hui en France.
Pas décolonial : Le soutien de JLM aux pays du Sud se fait pour des raisons morales de solidarité, mais le lien n’est pas fait avec l’analyse de la situation en France. « Les européens en paix depuis 70 ans » écrit-il, inconscient des dizaines de guerres coloniales suscitées par les dirigeants de ces pays européens ! Sa tentative de défense du drapeau tricolore donne lieu à une justification pathétique : sur un plateau télé JLM prend à témoin qu’au Liban dans une manif on brandit le drapeau libanais ! JLM est incapable de distinguer entre brandir le drapeau d’une nation du Sud qui se débat contre l’impérialisme, et brandir le drapeau de … précisément cette puissance impérialiste : la France ! Le travail décolonial, indispensable pour une analyse de classe conséquente à l’heure de la mondialisation est loin d’être accompli. De ce fait l’axe stratégique essentiel : faire converger les revenus et les situations des travailleurs du Sud et du Nord n’est pas exprimé. Du coup l’orientation générale du texte n’est pas la bonne et se fourvoie dès le titre, « vers une révolution citoyenne ».
La révolution citoyenne n’aura pas lieu : D’abord parce qu’elle a déjà eu lieu : c’est la révolution de 1789, à laquelle JLM fait référence en permanence. C’est-à-dire la révolution de la remise en cause de la société féodale, l’alliance des bourgeois, des ouvriers et des paysans contre les féodaux, du citoyen face à l’arbitraire seigneurial et royal, celle aussi de la loi Le chapelier de 1791 qui interdit aux ouvriers de s’organiser séparément de la bourgeoisie, celle du drapeau tricolore et de la marseillaise, les emblèmes de la défense de la patrie, mais aussi ensuite de l’écrasement de la commune de Paris et des conquêtes coloniales. Bien que JLM ponctue son texte de multiples références historiques, aucune ne concerne la Commune de Paris à l’exception d’une notation sur son caractère « féministe ». La commune de Paris de 1871 est un siècle plus récente que la révolution bourgeoise de 1789. Elle est donc bien plus riche d’enseignements pour nous aujourd’hui que cette dernière. Il est vrai que la Commune de Paris, drapeau rouge en tête, combattait les Versaillais guidé par le drapeau tricolore ! Il est vrai que c’était une lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie.
La révolution citoyenne n’aura pas lieu aussi parce que les 1% qui accaparent les richesses sont aussi des citoyens, mais les 20% d’immigrés qui constituent les classes populaires (15% de la population majeure) ne le sont pas et n’ont pas le droit de vote. C’est dire à quel point la notion de révolution citoyenne est inopérante pour caractériser et donner un objectif unitaire à la lutte de classes en France aujourd’hui.
La révolution citoyenne enfin n’est pas souhaitable car toutes les révolutions citoyennes recensées par JLM, ont été au final des échecs, des printemps arabes au Chili, en passant par la Turquie ou Occupy Wall street. Echecs dont à aucun moment JLM n’essaie de tirer les leçons. En alternative au point de vue de JLM nous soutenons que ces échecs, qui seraient bien sûr à analyser plus finement et séparément, tiennent d’abord à l’absence de projet clair communiste, et en second lieu à l’absence d’organisation conséquente pour porter ce projet. Tant que la mise en commun des moyens de production, donc le communisme, ne sera pas clairement défini comme le projet, les révoltes aussi justes qu’elles soient ne seront pas victorieuses.
Le grand soir : Que la notion de communisme soit entaché des erreurs des expériences passées, Commune de Paris, révolution de 1917 en Russie, Révolution culturelle chinoise, etc. signifie seulement qu’il faut dégager les prochaines perspectives communistes de ces erreurs. Mais les notions de démocratie, écologie, Europe, sont aussi entachées de négatif aux yeux de beaucoup de travailleurs dans le monde. C’est cependant le dépoussiérage et la synthèse de ces notions qui dégageront un axe novateur alternatif crédible au capitalisme[3]. Jean Luc Melenchon fustige l’idée de « grand soir ». « L’ancienne révolution socialiste » dit-il. C’est le cas aussi de Bernard Friot du PC qui oppose au « grand soir » l’extension de la Sécurité Sociale sans réaliser qu'il a fallu plusieurs "grands soirs" pour l'imposer . Mais qui sont ces tenants du « grand soir » ? Dire que la seule option réaliste est la révolution socialiste ne veut pas dire qu’elle est possible ni nécessaire à tout instant. Ni qu’elle promet un avenir radieux. C’est seulement dire que c’est le projet auquel il faut préparer les travailleurs car c’est le seul, lorsque les conditions seront réunies, qui apparaitra comme nécessaire face aux dérèglements capitalistes, le seul qui les unira, et le seul qui donnera une perspective victorieuse réelle.
Du quel côté penchera JLM ? Au fond JLM est un nouveau social-démocrate, toujours un peu Mitterrandien. Un peu plus « radical » que son ancien parti le PS. Mais au sein du même parti, Olivier Faure aussi est plus « radical » que François Hollande. Il est très difficile de savoir où JLM ira. Si on était taquin on dirait qu’il y a en lui un peu, sinon de Marcel Déat[4], en tout cas de Guy Mollet : on perçoit la possibilité de ralliement aux forces dominantes au nom de la défense du reste d’empire colonial et des impératifs de l’impérialisme français, détenteur grâce à ses colonies du « 2ème empire maritime » au monde comme JLM aime à le rappeler.
A côté des lacunes pointées plus haut, JLM est un dirigeant de gauche qui sait repérer et soutenir les luttes populaires, gilets jaunes[5], mobilisation sur les retraites, émeutes des banlieues pour citer les dernières d’entre elles. Il est conscient de nombreuses tares du capitalisme et sait les dénoncer, le désastre écologique en particulier. Il défend la Palestine et plus généralement les pays du Sud. Il s’oppose à la préparation en Occident de l’agression américaine contre la Chine. Il a réussi à créer une certaine unité, LFI, la Nupes qui, même si cette unité n’est pas solide car fondée sur des idées au minimum confuses, répond à un besoin et un souhait profond des travailleurs. Peut-être que pour JLM la révolution citoyenne est au fond une révolution socialiste que « les gens » feraient « à l’insu de leur plein gré » ? Ce en quoi ce petit machiavélisme (un peu trotskiste ?) serait une autre erreur. Ce sont les masses, « le grand nombre » dirait il, qui font l’histoire. En attendant la radicalité des attitudes ne peut masquer totalement le conformisme des solutions. Faites mieux monsieur Mélenchon !
[1] Jacques Lancier « Étrangers, immigrés, bienvenue ! vous aussi êtes ici chez vous », L’Harmattan 2023.
[2] Jacques Lancier « L’irruption des prolétaires » Éditions Manifeste ! 2021.
[3] Jacques Lancier « Réinventer le communisme, un communisme démocratique, écologique, européen, internationaliste » Amazon 2018.
[4] La députée LFI Sophia Chikirou et JLM ont relayé une appréciation de Daniel Schneidermann qui pensait percevoir « un peu de Doriot » en Fabien Roussel. Jacques Doriot ex dirigeant du PCF, et Marcel Déat ex dirigeant socialiste ont tous deux été des collaborationnistes nazis. Guy Mollet dirigeant socialiste des années 50 et 60 s’est lui soumis aux partisans de l’Algérie française.
[5] Jacques Lancier « Gilets jaunes une lutte ouvrière décapante » Le temps des Cerises 2019.