Les milliardaires Tim Mellon, Elon Musk, Miriam Adelson, Dick and Liz Uihlein, Linda McMahon etc. pour Donald Trump, les milliardaires, Reid Hoffman, George and Alex Soros, Mike Bloomberg, Dustin Moskovitz, Jeffrey Katzenberg, etc. pour Kamala Harris sont les principaux « donateurs » officiels de leurs campagnes. Encore plus d’argent, le « dark money », afflue par ailleurs de façon « non officielle. Trump lui-même est milliardaire, Harris, bien que démocrate, a le soutien de Dick Cheney ancien vice-président des États-Unis, organisateur de l’oligarchie républicaine du temps du président Bush, principal acteur de la guerre en Irak au profit de la firme pétrolière Halliburton dont il était le patron. (Voir son rôle dans le film « Vice » d’Adam McKay). Dans ces conditions la prétention à se battre pour des classes moyennes, jamais définies, mais déclarées majoritaires, fait sourire. Le drapeau de défense des « classes moyennes » n’est que la tentative d’élargir un peu la base électorale des milliardaires, crème des 1%, qui sinon sont ultra minoritaires.
EN FRANCE AUSSI DES EXPERTS AU SERVICE DE CETTE STRATEGIE :
En France les milliardaires Bernard Arnault, Xavier Niel etc. pour le camp macroniste, Vincent Bolloré, Pierre-Édouard Stérin etc. pour l’extrême droite, structurent eux aussi le débat politique, en particulier par le contrôle des médias. Comme le montrent les discussions en cours sur le budget, et le souhait exprimé de tous les groupes politiques de « préserver » les classes moyennes de l’austérité, en France aussi le concept sert de paravent à la politique des riches.
Attac a présenté en février dernier un dossier intéressant qui rappelle que nombre « d’experts » viennent à l’appui de cette stratégie. Voir L’invisibilisation des classes populaires par Jean-Marie Harribey. Ces experts décident, en s’appuyant sur les statistiques de l’Insee mais sans aucune justification, que les classes moyennes sont majoritaires en France. C’est le cas de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités : « les classes « moyennes » incluent ceux dont les revenus se situent entre les 30 % les plus bas et les 20 % les plus élevés ». Définies ainsi les classes moyennes font inévitablement 50% de la population active ! L’Institut Montaigne, « d’un autre bord politique » nous dit Harribey, propose une répartition identique :

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Institut Montaigne « Classes moyennes l’équilibre perdu ? » Janvier 2024.
On retrouve la répartition 30% de classes populaires, 50% de classes moyennes et 20% de classes aisées. Les classes moyennes arbitrairement quantifiées à 50% sont donc majoritaires ! CQFD ! Même si ça oblige à faire commencer les classes moyennes au smic ! 1440 € / mois ! le smic étant à 1398 € / mois !
Pourquoi ces seuils ? Nul ne sait et ne se préoccupe même de le justifier.
Thomas Piketty et ses collègues, Zucman, Saez, Cagé etc… bien qu’ils pointent et démontrent à d’autres occasions le caractère spécifique des 1%, prennent souvent eux aussi comme seuils les déciles « les 50% les plus pauvres », « les 10% les plus riches » etc. pour analyser revenus et patrimoines. Et également sans justifier ces seuils.
Consciemment ou inconsciemment il y a là pourtant un biais politique important qui, par-delà l’affirmation péremptoire que les classes moyennes sont majoritaires, fait le jeu des 1% qui se cachent derrière elles.
L’ANALYSE PAR LES REVENUS
On peut faire l’analyse des classes sous différents angles : leur place dans le système de production, les revenus, le patrimoine etc. Finalement l’état des lieux se reflète bien dans la hiérarchie des revenus. L’équipe de Thomas Piketty en particulier a montré que l’analyse des patrimoines vient renforcer encore cette analyse par les revenus.
L’évolution des revenus en France donne la courbe ci-dessous si on analyse le revenu annuel par décile : en abscisse les tranches de revenu, des 10% les plus pauvres aux 10% les plus riches. En ordonnée le revenu annuel.

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Mais si on décompose le décile le plus riche et qu’on isole le dernier centile, les 1% les plus aisés (11) la courbe devient :
Prise en compte du centile le plus riche

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On voit que la progression des revenus, assez linéaire lorsqu’on se contente des déciles, fait l’objet d’une vraie rupture pour le dernier centile, les 1% les plus riches. Il est donc plus justifié de prendre le 1% comme seuil d’analyse. L’inclusion des milliardaires, des 1% dans le dernier décile, ne sert qu’à les cacher et à leur fournir un support à la prétendue politique de défense « des classes moyennes ».
De même[1] on peut constater que 70% des actifs gagnent moins de 2 fois le smic, soit 1400 € X 2 = 2800 € par mois. Ce sont les classes populaires, qualifiées ainsi avec un critère objectif, deux fois le smic, et non pas de les fixer arbitrairement à 30%. Les 1% ont eux un revenu de plus de 10 000 € par mois. Entre 2800 et 10 000 € par mois ce sont les classes moyennes qui font 29% de la population active. 70/29/1 % sont des seuils plus justifiés et plus éclairants que les généralités arbitraires à 30/50/20 %.
70%/29%/1%
Ces analyses recoupent la répartition en catégories socio-professionnelles que fait l’Insee. Insee qui s’ingénie, à ne pas fournir publiquement la répartition des revenus par centile, à diviser les classes populaires en ouvriers, employés, intermédiaires, et à cacher les 1% dans les classes moyennes.

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On retrouve cependant aisément les grandes masses. Par exemple pour l’année 2021 le cumul ouvriers 19%, employés 26,2%, intermédiaires 24,7%, donne bien 70 %. De même le cumul artisans 6,5% et cadres 21,6% donne les 29% des classes moyennes. Par contre la répartition 30/50/20 % ne « colle » pas.
Bien sur ces grandes masses, classes populaires, classes moyennes, 1%, n’ont pas de frontières absolues. De plus elles sont chacune traversées par de nombreuses différences et divisions :
Les classes populaires 70% : on peut y repérer des différences entre employés / ouvriers, hommes / femmes, natifs / immigrés, l’origine ethnique, ville / campagne etc…
Les classes moyennes 29% : On note l’ampleur de l’écart de 2800 à 10 000 € / mois. Ceux qui s’offusquent de voir des revenus jusqu’à 10 000 € par mois faire partie des classes moyennes n’ont aucune notion des revenus des 1% !! Mais la division principale ici est celle entre artisans et cadres, entre anciennes et nouvelles classes moyennes.
Les 1% : en leur sein on peut pointer le rôle des 0,1% les plus riches, les rivalités entre oligarques, les « techs » et les « fossiles », les mondialistes et les nationaux etc., comme les conflits qui nous valent les oppositions entre ceux qui soutiennent Trump et ceux qui soutiennent Harris, ou ceux qui soutiennent Macron et ceux qui soutiennent Le Pen.
Toute cette diversité ne soit cependant pas faire oublier le tableau d’ensemble. On retrouve cette répartition 70/29/1% dans un sondage de l’IFOP de 2023 pour la Fondation Jean Jaurès, où l’on demande aux gens leur sentiment d’appartenance :

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Savourons les classes moyennes « véritables », qui marquent effectivement le début des classes moyennes : 19% plus les 10% suivantes on retrouve nos 29% ! Et réintégrons les « classes moyennes inférieures », qui ne touchent même pas deux fois le smic ! dans les classes populaires.
ANALYSE DE CLASSE DÉCOLONIALE
Une grande lacune des analyses de classe est très souvent de ne pas intégrer la dimension coloniale ou impérialiste :
Pour les classes populaires, l’importance de l’immigration[2] ou à l’opposé celui de l’aristocratie ouvrière par exemple. Ou encore le fait que pour la première fois dans l’histoire, les prolétaires sont majoritaires dans la population active et travaillent dans les pays du Sud.
Pour les classes moyennes, au contraire des classes populaires concentrées dans les pays du Sud, les cadres sont concentrés dans les pays du Nord, en raison de la domination de ces pays dans l’organisation mondiale de la production. Ce qui entraine que les cadres y dominent numériquement les anciennes classes moyennes[3]. La réduction de ces anciennes classes moyennes, artisans, commerçants, ne permettait pas au mouvement des gilets jaunes d’être un mouvement poujadiste. Il était bien « une lutte ouvrière décapante ».[4]
Chez les 1% les rivalités pour se partager le monde sont à la racine des principaux conflits mondiaux et des risques de guerre.
DIVISER OU UNIR LES CLASSES POPULAIRES ?
Au-delà de la rigueur factuelle, l’enjeu du choix d’une grille d’analyse de type 30/50/20% ou 70/29/1% est de savoir que veux-t-on ?
Veut-on minorer et diviser les classes populaires ? veut-on amplifier les classes moyennes ? veut-on y cacher les milliardaires, conforter ainsi leur discours et faire que les « véritables » classes moyennes soient à leur remorque ?
Ou au contraire veut-on valoriser et unifier les classes populaires ? Veut-on rallier à leur programme l’importante minorité des classes moyennes ? Veux-on consolider les 99%? Veut-on isoler les milliardaires ?
On ne peut laisser les représentants des 1%, comme Trump, Harris ou leurs équivalents français laisser croire que les classes moyennes sont majoritaires, ni qu’ils en sont les défenseurs. Le choix des grilles d’analyse de classe aide à y voir clair.
[1] Voir l’argumentation complète dans Jacques Lancier : « L’irruption des prolétaires » Éditions Manifeste ! 2021.
[2] Jacques Lancier « Étrangers, immigrés bienvenue ! vous aussi êtes ici chez vous » L’Harmattan 2023.
[3] Karl Marx dans le Manifeste : « Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans… » Les cadres ne forment pas alors la majeure partie des classes moyennes.
[4] Jacques Lancier dans « Gilets jaunes, jacquerie ou révolution » Le temps des Cerises 2019.