A Nice, pendant deux jours, tout semble avoir été fait pour empêcher les journalistes de faire leur travail.
Faut-il couvrir les sommets de chefs d'Etat ? La question est récurrente dans les rédactions, la réponse souvent hésitante : crainte de se déplacer, et d'engager des dépenses, pour rien. D'y gâcher du temps de travail. Après deux jours passés au sommet Afrique-France à Nice, on comprend bien pourquoi. Tout semble y avoir été fait pour empêcher les journalistes de faire leur travail.
Ça commence par la distillation au compte-gouttes, mais dans un tuyau bouché, d'informations de base avant la tenue du sommet : il faut attendre le vendredi après-midi, avant veille de l'arrivée des chefs d'Etat, pour obtenir le programme du sommet, la liste des chefs d'Etat et de gouvernement présent, le nom des chefs de délégation. Pour connaître les entreprises présentes -leur invitation au sommet est pourtant mise en avant comme un progrès dans l'association de la société civile- il faut attendre... le début de la rencontre, lundi. Facile pour préparer les interviews et amorcer des rendez-vous.
Sur place, les journalistes sont parqués dans un hôtel. Les rencontres officielles se déroulent...dans un autre. Entre les deux, une grande place, barrée de barrières métalliques et interdite de circulation par les forces de l'ordre. Les écrans de télévision, nombreux majestueux, disposés un peu partout dans le « media center » diffusent les images de...Roland-Garros, avec ou sans le son, ça dépend. Ou des plans fixes de l'entrée de l'hôtel des journalistes. Ou parfois le live d'i-télé. Cérémonie d'ouverture et de clôture sont diffusées en direct mais pour revoir les interventions, ça se complique. Pas de rediffusion -on dit « replay » au media center- sur les écrans placés dans la salle de rédaction. Il faut se rendre au « nodal », centre névralgique des télévisions venues y récupérer des images. Et là, attendre, plusieurs heures parfois, que repasse autre chose que les longs plans, sous tous les angles, des arrivées des présidents. Les accolades que leur accorde Nicolas Sarkozy. Ou la « photo de famille » réunissant tous les participants.
Les discours ? Seuls les textes de l'intervention du chef de l'Etat français et du roi du Maroc son disponibles en français. Celui du président égyptien Hosni Moubarak, très demandé, n'est distribué qu'en arabe. Rien n'en sera traduit.
Pour passer le temps, les journalistes peuvent s'empiffrer de petits fours fournis par l'épicerie de luxe Fauchon, offerts à volonté. Ainsi que le café, le thé, l'orange pressé, le jus de pamplemousse, l'eau plate, l'eau gazeuse avec ou sans glaçon... tout est servi par des hôtesses et des stewards au sourire parfait. Il y a quand même un dossier de presse qui traîne sur les tables, pour faire le point sur les enjeux du sommet, donner la parole à des chefs d'entreprises africains, et expliquer que l'aide publique au développement ne peut pas tout. Il a été rédigé pour le ministère des affaires étrangères par RFI, dans un étonnant exercice de pastiche d'articles et d'interviews.
A la veille du sommet, l'Elysée distribuait aux medias le fac similé d'un entretien accordé par Nicolas Sarkozy à l'hebdomadaire Les Afriques. Trois feuilles format A4 portant l'en-tête de la présidence de la république mais pas le logo du journal. Lundi 31 mai, le magazine Jeune Afrique dénonçait la proposition que lui aurait faite le services de communication du chef de l'Etat : publier une interview, mais avec les questions et les réponses déjà rédigées. Si l'ère de la Françafrique est révolue comme le clament certains, celle de l'ORTF semble encore vivace.
A Nice, pour tenter de rencontrer des participants en chair et en os, on peut se rendre au forum des entreprises, rencontre parallèle de chefs d'entreprises pilotée par la branche internationale du Medef. Ça se passe dans un autre hôtel de luxe, en bord de mer. Là, problème : tout se déroule à huis clos, même les ateliers sur l'agriculture et l'urbanisme. Personne ne sait très bien pourquoi les journalistes n'ont pas le droit d'entrer, pas même le service de presse du Medef. Mais c'est comme ça, on fera peut-être différemment la prochaine fois. En attendant, une poignée de journalistes alpaguent les conférenciers dans les couloirs. J'entame une discussion avec la présidente du Medef sud africain quand... « Je vais devoir vous interrompre ». C'est Laurence Parisot qui veut saluer sa consoeur. Quelques minutes plus tard, le couloir s'est vidé. Une journaliste télé se plaint : « C'est n'importe quoi ce sommet. C'est pas comme en Afrique où on peut assister à tout ». Retour à la salle de presse. Des collègues s'auto interviewent.
Vient le moment de la conférence de presse finale. Cinq leaders nationaux réunis à la tribune pour une assemblée de plusieurs dizaines de journalistes : Jacob Zuma, président de l'Afrique du sud, Paul Biya du Cameroun, Bingu Wa Mutharika, du Malawi, Meles Zenawi, le premier ministre éthiopien et Nicolas Sarkozy. Après des propos liminaires expédiés par les orateurs, des mains se lèvent un peu partout dans la salle. Sauf que les trois premières questions ont été pré-attribuées par l'Elysée, qui a déjà briefé les hôtesses qui distribuent les micros : d'abord France Info, puis Vox Africa TV, et enfin RTL. C'est organisé avec la presse présidentielle, expliquera ensuite l'Elysée. Tant pis pour les autres.
Dans l'amphithéâtre, tout s'enchaîne comme prévu. Deux autres questions sont prises à la volée (Al-Jezira, une radio italienne) et le chef de l'Etat français clôt la séance, avant de concéder un toute dernière prise de parole, gagnée par une radio allemande qui pose une question gênante sur les avoirs immobiliers de la famille d'Omar Bongo. Et se fait aussitôt renvoyer sur les roses. Une quarantaine de minutes en tout, emballé, c'est pesé. Nous baissons nos mains et ravalons nos questions.
En quittant ma place je parviens in extremis à arracher trois mots à Jean-Louis Borloo, présent dans l'assistance. Nicolas Sarkozy nous interrompt pour me serrer la main. « Bonjour madame ! ». Interloquée par l'absurdité de la situation, je le salue. Ça dure un quart de seconde. Je n'ai pas le temps de lui demander quand il compte vraiment verser l'argent du climat aux pays en développement, ni s'il pense toujours que l'homme africain n'est pas entré dans l'histoire. En un clin d'œil, le président de la République et son aréopage se sont faufilés par une porte interdite aux journalistes. Un militant de Human Rights Watch a le temps d'interpeller Paul Biya sur sa pratique de la démocratie. « Je n'ai rien à cacher, je n'ai rien à cacher » répond le président camerounais tout en tournant les talons.
Rien à cacher ? Vraiment ? Aucun d'entre eux... mais pourquoi tout dissimuler, alors ? Cette question contradictoire et insoluble résume à elle toute seule l'intenable place faite aux journalistes pendant deux jours à Nice.