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Billet de blog 23 mars 2011

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Triomphe du caporalisme humanitaire

Et vous, ça se passe comment vos premiers jours de guerre ? Bien ? Le son bien réglé sur les appels à bombarder les aéroports de Syrte et de Sebha ? Vous êtes vaillamment installés devant vos écrans de télé et d'ordinateur ? Et ça ne vous dérange pas trop que personne, ou presque, ne critique la modestement baptisée «Aube de l'odyssée» ?

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Et vous, ça se passe comment vos premiers jours de guerre ? Bien ? Le son bien réglé sur les appels à bombarder les aéroports de Syrte et de Sebha ? Vous êtes vaillamment installés devant vos écrans de télé et d'ordinateur ? Et ça ne vous dérange pas trop que personne, ou presque, ne critique la modestement baptisée «Aube de l'odyssée» ?

Personnellement depuis quelques jours j'ai la désagréable sensation de vivre dans une caserne. Salut le matin aux soldats partant combattre, union nationale derrière le chef des armées, union sacrée des députés : pas une critique de l'opposition, pas un rassemblement contre les bombardements. Une entrée en guerre peut donc être silencieuse. Aussi consensuelle que l'ouverture d'une nouvelle ligne de chemin de fer.

Samedi dernier, deux heures à peine après le «sommet de Paris», déjà les premières frappes. Combien de morts ? Combien de blessés ? Impossible de le savoir. Mais ce n'est pas qu'une affaire de chiffres. Des reportages envoyés depuis Benghazi interrogent la proportion des tirs français au regard de leur objectif de protection des civils. Dans Libération, on peut lire sous la plume du journaliste Christophe Ayad la description des conséquences des frappes françaises du week-end : «un vrai jeu de massacre», «une petite armée littéralement pétrifiée par le feu venu du ciel» d'où surnagent «des dizaines et des dizaines de corps de soldats (...) certains presque des enfants dans leurs treillis trop grands», «foudroyés par les rafales français». Dans le New York Times, Kareem Fahim décrit la même scène en y ajoutant un détail décisif : «des tanks et des missiles qui faisaient face à la ville sont explosés en mille morceaux» mais plus au sud «beaucoup de tanks donnent l'impression qu'ils battaient en retraite, en tout cas, qu'ils étaient tournés dans la direction opposée à la ville» quand ils ont été frappés.

Ces frappes là étaient-elles aussi destinées à protéger et seulement protéger les populations ? Sans doute. Etaient-elles justifiées ? On ne le saura peut-être jamais. Mais on voit bien qu'à chaque frappe des «Alliés», à chaque nouveau mort, se posera la question : était-elle juste ? Et que la réponse ne sera pas toujours positive.

Sauf que, justement, personne -ou presque- aujourd'hui ne pose ces questions. Comme si la réponse en était évidente, et que ces doutes étaient superflus. Hors sujet. Le débat sur la guerre, ses dommages et ce qu'il en coûte n'a tout simplement pas eu lieu. Dès le départ, il a été neutralisées par le discours incroyablement puissant des partisans de l'offensive : Bernard-Henri Lévy, Bernard Kouchner, Romain Goupil, Daniel Cohn-Bendit, André Glucksmann, Alain Juppé, Nicolas Sarkozy... Que disent-ils ? Qu'on ne peut pas laisser le massacre des insurgés libyens par les troupes loyales à Kadhafi se perpétuer sous nos yeux, qu'un Etat ne peut pas tuer sa propre population. Qu'il faut «une diplomatie d'extrême urgence» pour sauver l'espoir d'une révolution démocratique en Libye et avec elle le sort du «printemps arabe». C'est généreux et idéaliste.

Le problème, c'est que leur souci des autres est sélectif : pourquoi la Libye et pas le Yemen, Bahrein ou la Syrie ? Et la protection des habitants de Gaza contre les tirs de Tsahal en 2009? Il est de ce point de vue parfaitement logique que fleurissent aujourd'hui des slogans appelant à instaurer une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Palestine. Surtout, la volonté des Alliés de voir naître la démocratie à la place de la tyrannie de Kadhafi passe par des actes de guerre. C'est une contradiction fondamentale. La France, Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont la capacité militaire de mettre à bas le régime du plus vieux dictateur du continent africain. Pour autant, cela créera-t-il les conditions d'un avènement du pouvoir du peuple par le peuple en Libye ? Rien n'est moins sûr.

Le partage des pouvoirs, l'expression de la volonté générale, l'exercice de la souveraineté populaire ne se décrète pas. Ils s'acquièrent par des luttes, et des processus parfois lents et tortueux d'émancipation. Comme le pointe très justement Rony Brauman : «je ne crois pas aux vertus de bombardements aériens pour installer la démocratie». Cette stratégie a clairement échoué en Irak et en Afghanistan. Ces désastres sont présents aux yeux et au cœur de tous. Les soldats occidentaux s'y battent encore et continuent d'y mourir. Et pourtant, ils n'ont pas empêché le lancement des frappes sur la Libye.

Pourquoi ? Parce qu'en réalité d'un pays et d'un conflit à l'autre, c'est le même récit guerrier qui se prolonge. Chaque nouveau théâtre d'intervention semble venir justifier les précédents. En 2001, la romancière indienne Arundhati Roy avait moqué «la mission féministe des GIs» en Afghanistan. La deuxième guerre d'Irak a fait tomber un tyran avant de créer le chaos politique. Aujourd'hui les frappes en Libye veulent sauver la révolte contre Kadhafi. Il y a bien un fil rouge qui relie ces trois guerres, mais contrairement à ce que dit le vénézuélien Chavez, ce n'est pas l'impérialisme. Ni la France, ni la Grande-Bretagne, ni les Etats-Unis ne veulent coloniser la Libye. On verra peut-être leurs entreprises prospérer sur les marchés de la Libye nouvelle, comme les multinationales américaines ont fait leur miel de l'occupation de l'Irak, mais ce n'est pas l'objectif premier de la «croisade» de la France, comme dirait Claude Guéant. Si l'on écoute le discours des hérauts de l'intervention en Libye, ils nous parlent de tout autre chose. On pourrait appeler cela le «caporalisme humanitaire», un bellicisme doux qui se pare des atours d'un messianisme de redresseur de tort. On pouvait penser que c'était une lubie de George Bush et des néo conservateurs. Mais en fait non, cette traduction guerrière de la défense des droits de l'homme se perpétue sans eux.

En France, cette histoire est déjà ancienne : ce sont les «Nouveaux Philosophes», et le premier d'entre eux, Bernard-Henri Lévy, à la fin des années 70, qui inaugurent cette rhétorique des droits de l'homme, en apparence progressiste mais au service d'un discours socialement conservateur. Prendre la défense des opprimés là-bas (les boat people, les femmes afghanes, les habitants du Darfour pourchassés par les Janjawid, les paysans géorgiens sous le joug russe, la jeunesse iranienne...), pour ne pas s'attaquer à l'ordre établi ici.

La nouveauté c'est que ce courant de pensée semble aujourd'hui devenu majoritaire. Nous vivons une époque «BHLienne». Ce n'est pas du tout un hasard si l'essayiste a réussi un tel retour en grâce, au point de devenir l'éphémère conseiller de Nicolas Sarkozy. Ce n'est pas non plus pour son génie géopolitique. Il avait le profil parfait, et l'opportunisme idoine pour le rôle. La pièce pourrait s'intituler «trois Etats en quête de puissance». Ou comment les responsables politiques de la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, en plein constat d'impuissance face à la crise économique et sociale, au désintérêt croissant de leurs concitoyens pour les institutions politiques et à la montée du populisme, se créent un espace de survie politique : la guerre pour les droits de l'homme et la démocratie. Alors on montre les muscles, on sort les avions de chasse, les bombardiers, les missiles... autant de simulacres de force et d'énergie. Contrairement aux apparences, le caporalisme humanitaire prospère sur l'étiolement de l'autorité politique. Contrairement à ce qu'il voudrait faire croire, il est un aveu de faiblesse. Et c'est sa grande force, dans ce contexte, de rallier la majorité à sa cause. L'effet est magistral : après trois jours de guerre, plus personne n'ose se dire pacifiste.

Alors que fallait-il faire pour sauver Benghazi de la répression kadhafiste qui s'y préparait ? Sanctions diplomatiques, boycott commercial, armement des insurgés, interposition entre les combattants : aucune réponse n'est immédiatement convaincante. Mais s'interdire de penser des alternatives à la geste guerrière est une drôle de manière de partir combattre pour la démocratie.