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Billet de blog 1 décembre 2024

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Les enseignant·es, des enragé·es bien sages

On dit que si on veut noyer son chien on l’accuse de la rage. L’Education Nationale n’est pas seulement accusée d’inefficacité mais il s’agit d’une destruction construite et organisée par ceux-là mêmes qui s’y appuient pour la pousser toujours loin.

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Essayons de voir comment et pourquoi une telle politique est-elle menée.

Concernant la politique de gestion de ressources humaines au sein du Ministère de l’Education Nationale on peut dire qu’elle est, comme toutes les politiques concernant ce ministère depuis plusieurs décennies, constituée de beaucoup de poudre aux yeux. Cette dernière étant indispensable au travestissement d’une réalité faite de dégradation de conditions de travail et d’études, de prolétarisation des personnels qui passe par leur précarisation salariale et statutaire et par une négation de leur expertise professionnelle, le tout constituant une subordination de l’institution elle-même au monde des entreprises privées. Dans le domaine des RH cette poudre aux yeux est souvent constituée d’un méta lexique tant indigeste que creux : la «promotion de la marque employeur » y côtoie la « création de conseillers RH de proximité, ces nouveaux acteurs de terrain au service des personnels qui vont animer des réseaux professionnels dans des bassins d’emplois locaux ». Si vous n’y comprenez rien c’est parce que la plupart du temps il n’y a rien à comprendre ou alors il est dans l’intérêt de l’employeur que vous ne compreniez pas tout ce qui s’y trame. Il est évidemment dans notre intérêt de comprendre avant qu’il ne soit trop tard pour infléchir le cours des choses et c’est pour cela qu’on doit faire passer cette politique de gestion de ressources humaines (GRH) au tamis de nos analyses. En d’autres mots, la confronter au réel.

Nous allons pour cela nous appuyer, entre autres, sur le rapport que la Cour des comptes a publié en octobre dernier et qui s’intitule « La fonction RH au Ministère de l’Education Nationale ». La Cour y recense plusieurs constats de première importance et y fait des recommandations qui vont toujours dans le sens de la politique décrite au tout début de ce texte. C’est ce déphasage entre les problèmes réels constatés et les remédiations envisagées qu’il s’agit de mettre en lumière.

Commençons par définir de quoi il s’agit lorsqu’on évoque les RH. La Cour en donne une définition simple et claire : « La fonction RH consiste à s’assurer qu’une organisation dispose des personnels nécessaires à son fonctionnement, et que les conditions de gestion et de travail de ces personnels leur permettent de contribuer au mieux à sa performance. »

Dans la suite de ce texte nous allons voir comment la Cour des comptes effectue le constat que le ministère ne dispose pas de « personnels nécessaires à son fonctionnement » et que « les conditions de gestion et de travail de ces personnels » sont insatisfaisantes et ne permettent donc pas de « contribuer au mieux à sa performance », mais que les recommandations de la Cour, tout comme les politiques publiques menées depuis de trop nombreuses années, ne vont pas dans le sens d’une amélioration de la situation mais plutôt dans celui de sa dégradation.

Pour les constats, la Cour s’appuie sur de nombreuses enquêtes menées auprès des personnels (nombreuses enquêtes des services du ministère (l’enquête DITP/CSA pour le compte du MEN, celles de la DEPP, de l’Observatoire RH de la fonction publique…), le baromètre UNSA, les enquêtes de l’OCDE etc.) Ce qui ressort de toutes les enquêtes est un manque de reconnaissance du métier d’enseignant. En plus du problème de la rémunération, qui est le premier critère de ce manque de reconnaissance dans quasiment toutes les enquêtes, ce sont les conditions de travail qui sont pointées du doigt. Puis, les insuffisantes possibilités d’évolution de carrière ainsi que le manque de mobilité géographique ou encore une formation (tant initiale que continue) inadaptée aux besoins. Que font la Cour et les décideurs de ces constats ? Décident-ils d’augmenter les salaires, de rendre les conditions de travail plus supportables, de proposer une formation correspondant aux besoins du terrain ? Malheureusement non.

Les politiques structurelles vont toujours dans le sens d’une dégradation des conditions de travail et les outils RH mis en place oscillent entre verbiage creux et prises en charge individuelles. Ainsi, la Cour des comptes ne peut que constater les effets des premières : salaires très inférieurs aux autres pays de l’OCDE et parmi les plus bas de l’Union européenne, inférieurs aussi à la moyenne des salaires des autres diplômé.es de l’enseignement supérieur et en baisse constante vis-à-vis d’un référentiel comme le SMIC, conditions de travail dégradées et augmentation des risques psycho-sociaux liés au travail, attractivité du métier en chute libre (le nombre de candidat.es chute tout comme les seuils d’admission)…

Or, face à ces constats, quels sont les leviers actionnés au niveau de la politique de gestion de RH ? On a créé et mis l’accent depuis quelques années sur la « politique RH de proximité » avec la création des Conseillèr.es RH de proximité (CRHP). Celleux-ci sont à la politique RH ce que les soins palliatifs sont à la médecine. La Cour des comptes a parfaitement décrit le rôle qui leur est dévolu. En plus de leur nombre insuffisant, ces conseillèr.es de proximité ne bénéficient que d’une palette très réduite d’actions à mener. Iels n’agissent aucunement de façon structurelle mais uniquement individuelle. La palette d’actions à leur disposition est listée par la Cour : « mutation à titre provisoire ou définitif, accès à des postes réservés, temps partiel, congé formation, reconversion, détachement, rupture conventionnelle etc. ». Ces outils gadgets permettent uniquement d’accorder des protections individuelles non en supprimant les situations nocives mais en retirant, provisoirement ou non, des agent.es de celles-ci. Il s’agit ici exclusivement d’actions de préventions tertiaires, celles qui visent à réparer les conséquences d’un risque professionnel déjà survenu.

Pour être complet, il faut préciser également que la Cour des comptes souligne que ces fameux conseillèr.es n’ont même pas la main sur les solutions qu’iels envisagent. Et toutes ces fuites sous forme de mutations, disponibilités et autres temps partiels dépendent en réalité d’autres services pas forcément à l’écoute de leurs recommandations. Pour que notre comparaison hospitalière soit plus proche de la réalité on devrait donc préciser qu’il s’agit d’un hôpital où les soins palliatifs restent l’unique service encore en activité et où, de plus, le budget serré rend la disponibilité de morphine très aléatoire.

Ce dont manque de façon flagrante cette politique de gestion RH sont a minima des actions de prévention primaires, c’est-à-dire celles qui interviennent au plus tôt sur les facteurs de risques professionnels pour les supprimer. Celles qui agissent sur les conditions de travail elles-mêmes et non pas sur les agent.es déjà abimé.es par celles-ci.

On se rend bien évidemment compte ici que, plutôt que de tenter de trouver un ersatz de reconnaissance dans ce que la Cour nomme « évolution professionnelle », c’est-à-dire un changement de poste ou une réduction de l’activité enseignante, il serait tellement plus pertinent de revaloriser, dans tous les sens du terme, l’activité enseignante elle-même. Un.e professeur.e est mis.e à mal par des classes surchargées et une hiérarchie tyrannique ? On lui proposera une mutation. Un.e autre est au bord d’un burn out causé par la surcharge de travail due aux missions supplémentaires acceptées dans le cadre du « Pacte enseignant » (elles-mêmes acceptées à cause de la baisse du pouvoir d’achat) ? On lui proposera une année de formation. Ne vaudrait-il pas mieux agir sur la rémunération et les conditions de travail elles-mêmes ?

Mais nous n’avons pas encore atteint là le comble de l’inconséquence ou plutôt du cynisme de ces politiques. En plus de ne pas s’attaquer aux conditions de travail, ni aux niveaux des rémunérations, on adopte certains raisonnements qui mènent directement à une dégradation supplémentaire de ceux-là. Adoptant cette approche individualiste comme étant la seule possible, on se met à trouver les règles objectives et équitables, tel par exemple le barème du mouvement des enseignant.es, comme étant trop rigides. On y greffe volontiers un discours méritocratique sur l’importance de la reconnaissance de la valeur et des investissements professionnels et on en arrive à des préconisations de la Cour des comptes sur la fin du mouvement au barème. La conclusion est cousue de fil blanc : les enseignant.es souffrent par manque de reconnaissance et celui-ci découle de la rigidité du système qui empêche de récompenser les efforts des plus investi.es. En mettant fin au barème on permettrait à la hiérarchie de favoriser les efforts et les investissements de toutes sortes.

Nous voilà en plein cœur de la doxa néolibérale selon laquelle les individus fournissent le meilleur d’eux-mêmes uniquement lorsqu’ils y sont poussés par un gain personnel et matériel. C’est de cette logique que découle la marchandisation généralisée, y compris celle des hommes et des femmes sous la forme de capital humain.

Que les enseignant.es elleux-mêmes soient un contre-exemple parfait à ce raisonnement n’est pas son aspect le moins paradoxal. Effectivement, plutôt que de se contenter de ne travailler que « 24 heures par semaine, 6 mois dans l’année », celleux-ci fournissent en moyenne 43 heures de travail par semaine selon toutes les enquêtes sur ce sujet, qu’elles soient syndicales ou ministérielles. Pour étayer une affirmation contraire, ne reste plus que le doigt mouillé d’un ex-président bénéficiant d’une liberté somme toute stupéfiante. Celui-ci, en plus d’avoir un bracelet incorporé à sa cheville a aussi la diffamation des enseignant.es chevillée au corps.

Justement, cet engagement ne viendrait-il donc pas de l’encore présent statut protecteur qui nous épargne l’incertitude des lendemains ? Ou bien de la liberté pédagogique toujours grignotée mais non encore croquée qui nous reconnait en tant qu’expert.es pédagogues et nous octroie une relative autonomie ainsi qu’un certain pouvoir d’agir ? C’est précisément ce statut et cette liberté que les politiques actuelles ont de plus en plus dans la ligne de mire.

Ainsi, la gestion des RH adopte une rhétorique qui constate des souffrances au travail, des dysfonctionnements, des dégradations de services publics bien réels pour arriver à des décisions qui aggraveront celles-ci. Constate-t-on de l’insatisfaction parmi le personnel enseignant, on n’agira pas sur ce que ces personnels estiment être des chantiers prioritaires, à savoir les salaires et leurs conditions de travail. On proposera plutôt une reconnaissance factice de leur « valeur professionnelle » en détruisant les règles objectives qui régissent leur mobilité. Introduire la « valeur professionnelle » permettra de récompenser certes des agent.es qui adoptent les « bonnes pratiques » préconisées par le ministère mais aussi au passage d’en écarter certain.es qui rechigneraient voire contesteraient certaines politiques. Cette reconnaissance serait évidemment factice car elle ne récompenserait pas une valeur professionnelle, qui est reconnue par les diplômes, les réussites aux concours et l’expérience, mais ne serait qu’une mise en concurrence permanente des enseignant.es. Avec toujours moins de postes, des budgets toujours plus réduits, cette compétition ne produirait de gagnant.es que de façon contingente tandis que la précarisation, elle, serait systématisée.

Cette rhétorique destructrice est à l’œuvre aussi lorsque certains syndicats enseignants dénoncent « l’inclusion à tout prix » et réclament l’exclusion d’un bon nombre d’élèves en situation de handicap. Le constat de l’inadaptation des écoles ordinaires à ces élèves ne les pousse pas à exiger les moyens en vue de cette adaptation mais une exclusion de celleux-là.

Enfin, par exemple, après avoir constaté des absences non remplacées qui dégradent le service et les conditions de travail des personnels, on n’agit ni sur l’environnement éventuellement pathogène ou comportant des risques, ni sur le nombre de personnels remplaçants mais on se tourne vers une application, Andjaro, « qui vise à optimiser le recours aux remplaçants du premier degré ».  Le sous-texte de ce choix est le même que précédemment : on peut faire plus avec moins. Evidemment, la marge est grande dans une profession qui travaille si peu. N’est-ce pas ?

Néanmoins, toutes ces dégradations, sous-investissements et maltraitances finissent par se heurter au mur du réel : plus personne ne veut faire ce métier. Il y a de moins en moins de candidat.es et de nombreux territoires et disciplines n’arrivent même plus à recruter suffisamment pour couvrir leurs besoins. « Le niveau baisse » entend-on sans cesse, mais on recrute des professeur.es des écoles qui obtiennent un 4 sur 20 au concours d’admission (académie de Créteil en 2022). Mais, comme la résolution de ce problème passe par des solutions jamais envisagées par les politiques RH, à savoir une revalorisation conséquente des rémunérations, des conditions de travail et de la reconnaissance hiérarchique, et qu’au contraire on détricote incessamment ce qui reste de ces éléments, on finit par tomber sur la question de l’existence ou pas de la volonté de préserver le fonctionnariat dans l’enseignement.

Sur ce sujet, de nombreux indices existent à propos de la volonté destructrice des différents gouvernements passés et présents. Mais cette destruction est, comme on le sait, un travail de longue haleine qui suit toujours le même schéma : dégradations continues d’un service public qui provoque un mécontentement croissant des usagers qui finissent par approuver la privatisation dudit service. Ici, on ne parle pas encore de privatisation mais la fin du statut de fonctionnaires des enseignant.es est tout sauf un tabou. Pour preuve, la Cour des comptes, à la page 110 de son fameux rapport propose sans sourciller : « l’atteinte de seuils d’admission très bas, parfois de façon durable, dans certaines académies, devrait conduire le ministère à réfléchir à l’opportunité même de recruter des fonctionnaires dans une telle situation. »

Nous voyons bien que, depuis de trop nombreuses décennies, nous sommes gouverné.es par des sophistes dont les raisonnements fallacieux n’ont pour unique but que l’invisibilisation de leurs desseins réels.

Les contours de ces derniers peuvent être aperçus en observant comment sont traités les personnels de l’Education Nationale. Ceux-ci ne sont pas considérés comme des agent.es qualifié.es à participer à l’élaboration du service public de l’éducation mais sont devenu.es une ressource comme une autre. Comme toute ressource, iels doivent être subordonné.es aux visées des décideurs. C’est là que pour le moment se déroule un jeu de faux semblants. Les textes réglementaires demandent encore aux personnels enseignants de former des citoyens éclairés, et ceux-là, munis de leur statut protecteur et de leur liberté pédagogique, représentent une potentielle résistance aux volontés de subordination, à leur transformation en simple ressource au service d’intérêts particuliers.

Car toute cette politique des RH au sein de l’Education nationale décrite depuis le début de ce texte n’a qu’un seul objectif : la sécurisation de la mise d’un service public au service d’intérêts particuliers, à savoir ceux de la classe capitaliste. Toutes les autres réformes au sein de ce ministère concourent à l’abandon des élèves des classes populaires, à leur assignation à résidence sociale. Que ce soient les nouveaux programmes centrés sur les apprentissages mécaniques, les évaluations standardisées démultipliées, les groupes de niveau au collège, la sélection annoncée à l’entrée au lycée, la subordination ouverte des lycées professionnels aux désirs des entreprises et enfin Parcoursup comme trieuse sociale suprême, tout ceci forme, avec la transformation des enseignant.es en ressource prolétarisée, un projet de classe assez clair.

Reste à considérer ce que nous comptons faire de notre propre statut de citoyen.nes éclairé.es et de professionnel.les engagé.es au service de l’intérêt commun. En tant que tel.les, notre résistance reste toujours aussi nécessaire en plus de devenir de plus en plus urgente.

Accusé.es de rage, nos révoltes ne sont pour autant pas encore enragées. Le seront-elles avant la noyade ?

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