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Billet de blog 2 mai 2020

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Incompétence, une accusation inoffensive

De nombreuses critiques soulignent l'incompétence supposée du gouvernement. Mais baser la critique sur l'incompétence pourrait s'avérer aussi faux qu'inoffensif.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Ce sont des incapables. Des incompétents. Cette situation révèle l’impéritie du gouvernement. »

En gros, ils ne savent pas faire.

La majorité de critiques qu’on entend insiste sur l’incompétence supposée de nos dirigeants. Paradoxalement, toutes ces critiques ont une caractéristique commune qui est le dédouanement intégral ou partiel des membres du gouvernement concernant leurs intentions premières. Ils voudraient bien faire mais ils ne savent pas comment s’y prendre. Toute cela ne date pas d'aujourd’hui ni depuis le début de la crise sanitaire. C’est une tendance plus ancienne.

Sous la présidence de M Hollande, celui-ci n’a-t-il pas été affublé du surnom Flamby ? L’implicite dans ce trait moqueur était du même ordre. Il est mou, il n’arrive à rien faire par manque d’énergie, de volonté, voire de compétence. Alors qu’il avait désiré si fort combattre la finance un soir de janvier 2012. Il aurait bien aimé mais il ne savait pas comment. M Sarkozy aussi avait fustigé la perversion et la folie du capitalisme financier. Il aurait bien aimé y mettre un terme. Mais lui non plus n’y arriva pas. C’est vraiment ballot.

Phil Connors et le quinquennat

Ce n’est pas le confinement qui nous a transformés par millions en personnage du film « Un jour sans fin », revivant sans cesse la même journée. Sans s’en rendre compte, nous étions tous déjà des Phil Connors en puissance vivant « Un quinquennat sans fin ». L’impression que les choses se répètent sans cesse selon le même scénario est peut être une sensation familière pour chacun d’entre nous. En voici le synopsis :

  1. Un président impopulaire, l’échéance électorale arrive et il est à bout de souffle.
  2. Face à lui on nous présente un candidat qui prône la rupture et le changement (le fait que ce candidat de rupture soit parfois directement issu du gouvernement en place n’a aucune importance. Il suffit qu’il déclare son intention de rupture pour que tous les médias reprennent la formule avec joie. Ainsi de Sarkozy et Macron, tous deux ayant été ministres, donc en responsabilité, avant d'être élus en tant que personnes qui allaient tout changer.)
  3. Celui-ci est élu.
  4. Il mène une politique dans la lignée du précédent.
  5. Les courbes de popularité et de confiance chutent vertigineusement. (Différentes fractions du peuple descendent dans la rue pour défendre leurs acquis menacés par la politique du président. La violence des réformes et celle de la répression des mouvements de contestation grandissent un peu plus à chaque fois)
  6. Les réformes suivent leur cours malgré tout.
  7. La nouvelle élection approchant, un nouveau candidat est préparé. Cette fois-ci ce sera vraiment la rupture nous dit-on. C’est lui qu’il nous faut crient les télévisions quasi unanimes. (Qui cela pourrait être dans deux ans. C’est la phase de tests auprès des électeurs. Plusieurs modèles font leur retour sur la scène médiatique ces derniers mois, tous se présentant comme opposants à la politique actuelle (Royal, Montebourg, Bertrand…)

Si on compare cette grille aux 3 derniers quinquennats on se rend compte de l’efficacité du modèle. Ça marche parce que c’est cohérent :

La phase 1 est un constat. Constat qu’il n’y a plus rien à faire. M Hollande avait même renoncé à se présenter (d’ailleurs  n’ayant pas subi de défaite il peut même distiller des conseils avec une certaine légitimité d’ « invaincu »).

La phase 2 nécessite un grand appui médiatique dont chacun peut juger selon sa bonne ou mauvaise foi. Mais restent les faits.

La phase 3 justifie tout ce qui va suivre pendant 5 ans. Les élections sont, de fait, présentées comme une condition suffisante pour la démocratie.

La phase 5 découle de la phase 4.

Qu'évalue-t-on?

C’est ici qu’on retrouve nos considérations introductives concernant l’incompétence. Et on fait peut être fausse route depuis le début. Pour évaluer les compétences de quelqu'un il faut avant tout savoir de quelles compétences parle-t-on. Si l’évaluateur et l’évalué n’ont pas la même grille de compétences à évaluer ni les mêmes objectifs, dans ce cas l’évaluation n’a aucun sens. Ni aucun intérêt pour l’un comme pour l’autre. Si un critique gastronomique veut évaluer la pose d’un système d’évacuation des eaux par un apprenti-plombier selon des critères gastronomiques, aucun des deux n’en tirera un quelconque bénéfice ni information utile.

Il faut a minima que les deux parties soient en accord sur l’objectif à atteindre pour que l’évaluation soit pertinente. Par exemple : les supporters de Marseille d’une part et Rudi Garcia d’autre part avaient un objectif commun : gagner le championnat ainsi que la coupe d’Europe lors de la saison 2018/19. Aucun des deux n’ayant été atteint, les supporters estiment que M Garcia est incompétent. La légitimité de ce jugement provient de cet objectif qui était explicitement commun aux deux parties. Mais en sachant que le sport en général est un domaine où la compétence ne garantit pas les résultats, inversement, l'absence de résultats n'est en rien une preuve d'incompétence. Et même en cas de fuite dans l'installation de l'apprenti plombier il faudrait analyser tout un tas de choses (matériel adéquat et en état de marche à sa disposition, ainsi que les outils nécessaires etc.) avant d'en déduire une incompétence de celui-ci. 

Mais qu’en est-il de nos gouvernants ? Le fait qu’entre la phase 2 (campagne électorale) et la phase 4 (après les élections) une métamorphose se produise dans l’esprit du nouveau président, et ce à chaque fois selon le même schéma, ne peut que nous interpeller. Comme chez Kafka, nos certitudes se voient bousculées. Pour retrouver du sens on se doit d’envisager que la phase 2 n’était qu’un leurre. Une manipulation. Aucun changement de direction n’avait jamais été envisagé : on traite donc nos dirigeants d’incompétents sur de mauvaises bases. Avions-nous les mêmes objectifs et la même grille de compétences pour pouvoir effectuer une évaluation ? Pour avoir le droit de les considérer comme des incompétents ?

Les masques révélateurs

L’épisode récent dit « des masques » nous permet d’illustrer ce propos. Les constats factuels qu’on peut relever sans susciter de polémiques sont les suivants :

        a- Une épidémie a touché la France

        b- Les stocks de masques se sont avérés insuffisants

        c- Le gouvernement n’est pas parvenu à s’en procurer assez rapidement pour fournir les hôpitaux et autres centres de soins

Mais attendons un peu avant de crier à l’incompétence. Examinons les 3 points l’un après l’autre plus en détail.

a : on ne va pas s’attarder ici sur le  gouvernement en tant que soutien du système capitaliste mondialisée et la responsabilité de celui-ci quant à l’apparition de l’épidémie. D’autres l’ont fait

L’incompétence attribuée au gouvernement par ses détracteurs concerne principalement les points b et c.

Le point b donc :

Pour l’opinion publique la sécurité sanitaire prime sur toute considération économique. Au moment de l’épidémie on estime donc qu’avoir un stock suffisant de masques est indispensable. Or, dans la réalité ce n’est pas ce qui se passe. Et ce parce que les personnes responsables en 2013 (même si elles renvoient encore la balle, mais ceci ne modifie en rien notre analyse), qui avaient décidé de supprimer ce stock de masques (qui existait) considéraient ce stock comme un coût qu’on pouvait (devait) supprimer. C’était donc un choix effectué (il y a déjà 7 ans) en vue d’un objectif qui ne correspond pas à celui de l’opinion publique. Notre gouvernement actuel, qui est traité d’incompétent, ne partage donc pas l’objectif poursuivi par l’opinion publique, et ce pour deux raisons :

  • la première est qu’à l’époque des faits certains membres du gouvernement et de la majorité actuels faisaient partie de ceux qui ont supprimé le stock de masques et les autres ne s’y opposaient pas. A commencer par M Macron lui-même.
  • La deuxième est que depuis qu’ils sont aux commandes ils n’ont rien fait pour changer cela, pour reconstituer ce stock de masques. Eux aussi considèrent cela comme un coût inutile (en tous cas avant l’épidémie). D’ailleurs, ils ont continué la même politique de réduction de dépenses qui entraîne une réduction du nombre de lits, le manque de matériel (dont les masques) ainsi qu’une dégradation continue des conditions de travail au sein de la fonction publique en général et au sein de la fonction publique hospitalière en particulier.

On peut donc tenir le gouvernement pour responsable de cette situation mais on ne peut pas le considérer comme incompétent. En effet ses objectifs ont été parfaitement atteints à travers la réduction des coûts. Selon ses critères, on peut en conclure qu’il a été suffisamment compétent.

Voyons maintenant le point c :

Se procurer le plus rapidement possible des masques et ce en quantité suffisante. Dans les conditions du mois de mars c’était quasiment mission impossible vu que le monde entier en avait besoin. Ce qui nous aurait permis d’avoir des masques rapidement, c’est d’avoir des usines qui les fabriquent. Et de là on peut en déduire que, puisque pour l’opinion publique la sécurité sanitaire doit, comme toujours, primer sur la chose économique, alors l’objectif serait d’avoir une capacité de production suffisante en cas de crise grave. Or là non plus ce n’est pas le cas dans la réalité. Et ce, parce que depuis tant d’années nos dirigeants suivent tous la même logique : celle de la dérégulation, du marché qui impose sa loi en faveur du profit et uniquement de celui-ci. Ainsi, les entreprises (celles fabriquant des masques mais aussi bien d’autres), à la recherche de profits toujours plus grands, ont massivement quitté notre pays pour installer leurs productions dans des endroits où la main d’œuvre est moins chère (leurs sièges étant à la recherche de pays à l’impôt quasi inexistant). Donc cette incapacité de se procurer des masques découle elle aussi de choix économiques concrets. Et ces choix ont rempli leurs objectifs puisque les entreprises sont de plus en plus libres d’aller où elles veulent et l’Etat ne fait rien pour les en empêcher ni pour les concurrencer.

Les gouvernants peuvent donc être là aussi tenus pour responsables de cette incapacité mais ne peuvent être considérés comme incompétents, leurs objectifs, encore une fois, ayant été remplis.

La divergence des désirs

On voit donc que dans les deux cas il s’agit d’une « mésentente » sur les objectifs, les buts à poursuivre. Le gouvernement actuel n’est donc pas incompétent dans cette affaire des masques. C’est juste que notre objectif fût d’assurer de façon préventive la sécurité des citoyens avant toute chose, et celui des gouvernants de permettre au marché de développer ses propres projets basés uniquement sur le profit.

Si on extrapole et qu’on essaie d’observer toutes les situations où l’objectif du marché libre entre en contradiction avec nos propres objectifs et nos espérances alors ça devient vraiment vertigineux. Une question s’impose : Est-ce que les objectifs du capitalisme de marché sont compatibles avec nos désirs de sécurité (alimentaire, sanitaire, sociale, climatique, culturelle…) ?

Certes, le capitalisme assouvit nos désirs de consommation, et d’ailleurs, c’est ce qui lui permet de se perpétuer. Mais ces désirs de consommation n’ont-ils pas été créés dans ce but-même ? Celui de la perpétuation du capitalisme. Ne consomme-t-on dans le seul but de pouvoir encore consommer demain ? Et ce, on le voit aujourd’hui, au détriment de tout le reste. Tout ceci sans même parler des conséquences sur notre planète. Car c’est l’argument ultime en faveur d’une bifurcation radicale et nécessaire en vue de sauver nos vies. En effet, sans « vie » il est impossible de sauver un certain « mode de vie ».

S'en sortir

On voit donc bien qu’il faut faire quelque chose pour sortir de cette boucle quinquennale. Ceux qui sont en position favorable et aux commandes feront tout pour garder le cap. Ils ne partiront pas d’eux-mêmes en rendant les clés. Car même la catastrophe imminente dûe au dérèglement climatique ne les fait dévier de leur chemin. Ils pensent pouvoir y échapper grâce à leur argent. Du coup, propriétés en Suède, en Nouvelle-Zélande en guise d’abri. Nous laisser pourrir ici ne leur fait ni chaud ni froid. Du moment qu’on consomme jusqu’à l’ultime seconde. Une entreprise comme Monsanto, par exemple, ou toute entreprise pétrolière, se préoccupent-elles de quoi que ce soit d’autre que d’engranger des profits ? Le fait que déjà des millions de personnes meurent prématurément à cause de cette façon de voir le monde leur procure-t-il ne serait-ce qu’un léger frisson de temps à autre ? L’impression qu’ils donnent est qu’ils s’en accommodent très bien. Comme ils l’ont souvent fait dans l’histoire lors de différentes crises. « Business as usual » étant l’expression qui traduit cruellement cette mono-préoccupation du capital. Accuser les dirigeants d’incompétence serait donc passer à côté du cœur du problème et cela permettrait surtout de baser la réflexion sur des personnes, interchangeables forcément, et non sur ce qui pourrait nous permettre de changer les choses en profondeur.

Mais comment sortir de tout cela ? Et bien observons Phil Connors. Pendant longtemps il s’adonne aux plaisirs matériels puisque ses actions n’ont aucune conséquence, la journée recommençant sans fin. Puis, petit à petit, il bifurque pour se créer de nouvelles valeurs, de nouveaux désirs. Plus humains. Et c’est cela qui lui permet de sortir de sa boucle temporelle et de retrouver sa vie. La vraie vie.

Nous sommes actuellement dans une situation exceptionnelle. Nous nous rendons compte que tout ceci nous mène à la catastrophe. Que ceux qui nous dirigent poursuivent d’autres buts que ceux qu’ils affichent. Cette crise n’était pas prévue par les puissants. Finalement, leur incompétence est peut être celle-là : leur croyance illimitée en leur modèle de société basée sur l’inégalité et la possibilité d’accumulation de richesses sans fin. 

Mais là, tous les décors en carton s’effondrent. Enfin, nous pouvons voir l’envers du décor. Ils vont vite s’empresser de les remonter, d’y mettre un coup de jolie peinture pour que tout continue comme avant.

Mais n’oublions pas ce que nous venons de voir et, le moment venu, exigeons le pouvoir de tout rebâtir selon nos désirs communs.

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