Changer de perspective
La réaction de nos gouvernants est toujours la même : il faut s’a-da-pter ! Annuler les sorties, les activités physiques intensives, quitter les salles de classe les plus chaudes et investir les endroits les plus frais. Bref, on nous enjoint d’adapter nos enseignements, notre métier, aux températures. Alors que ce sont ces dernières qui sont inadaptées à l’exercice de notre métier. C’est dans ce changement de perspective que se loge le début de notre résistance et la clé de son succès.
Pour sortir de la perspective actuelle qui est mortifère à tout point de vue nous devons construire une lutte en faveur des conditions de travail adaptés à nos besoins. Et surtout cesser de faire l’inverse, c’est-à-dire adapter nos besoins à nos conditions de travail. Car nos dirigeants, qui n’ont à la bouche que l’exigence, l’effort et le sacrifice individuels au service d’une hausse de niveau général qui serait garantie par les tables sacrées de la méritocratie, n’ont aucun scrupule en ces semaines caniculaires à supprimer brutalement toute exigence pédagogique lorsque le service de garderie subventionné par l’Etat risque une fermeture. La première chose que nous devons donc affirmer sans crainte, c’est ce dont on essaie de nous déposséder à chaque imposition de nouvelle évaluation nationale ou de méthode pédagogique, à savoir notre professionnalisme qui consiste en notre expertise en matière de pédagogie.
Nous connaissons nos métiers et savons ce dont les élèves ont besoin pour acquérir les savoirs et les compétences présentes dans les programmes officiels. Donc, personne ne devrait pouvoir nous imposer qu'à partir d'une telle date on devra cesser les activités physiques, ou qu'on devra exercer dans des cours de récréation à plus de 30°C. Certes, on peut s'adapter, rester plus longtemps dans la cour ombragée, regrouper les classes dans les salles les plus fraîches... Mais tout cela signifie renoncer à notre capacité d'enseigner à cause d'une raison extérieure.
Et comme avec les évaluations et les méthodes imposées ou autres actes de destruction de notre métier, on peut là aussi exprimer nos mécontentements dans des médias plus ou moins hostiles à notre cause ou sur des réseaux aux algorithmes plus ou moins aliénants. Mais tout cela doit être accompagné d'un mode de combat qui puisse être constructif et victorieux. Et c'est celui qui met notre employeur face à ses responsabilités légales.
Que dit la loi ?
La loi, elle, est claire. Le décret 82-453 du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique (rien que la lecture de cet intitulé devrait donner des sueurs froides à notre employeur, lui pour qui la prévention médicale se résume à quelques affiches contre la grippe et éventuellement des masques toxiques oubliés dans quelque tiroir) précise dans son article 2 : « les locaux doivent être aménagés, les équipements doivent être installés et tenus de manière à garantir la sécurité des agents et, le cas échéant, des usagers. Les locaux doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé des personnes. » Puis dans l’article 2-1 : « Les chefs de service sont chargés, dans la limite de leurs attributions et dans le cadre des délégations qui leur sont consenties, de veiller à la sécurité et à la protection de la santé des agents placés sous leur autorité. » Bref, la loi dit que les locaux dans lesquels on travaille doivent être tels qu'ils garantissent notre santé et notre sécurité et nos chefs de service sont chargés de veiller à celles-ci.
Ce qui veut dire que notre santé et notre sécurité doivent nous être garantis pendant qu'on exerce nos missions. Nous demander d'arrêter d'exercer celles-ci parce que cet exercice est incompatible avec la préservation de notre santé et notre sécurité n'est acceptable que très ponctuellement. En effet, lorsqu'une alarme incendie est en panne, on peut nous demander d'évacuer nos locaux le temps de la réparation. Mais ce à quoi on assiste avec les épisodes de chaleur est un empêchement de travailler régulier et prévisible.
L'état du bâti scolaire tout comme le réchauffement climatique sont deux ingrédients bien connus qui rendent ces épisodes non seulement prévisibles mais aussi inévitables. Mais c’est précisément parce qu’ils sont inévitables que s’y adapter ne peut en aucun cas consister en un empêchement de travailler de quelque degré que ce soit. Ce qu’il faut adapter à tout prix, ce sont nos conditions de travail, que ce soit en termes de locaux, d’horaires ou d’autres variables qui pourraient nous permettre de sauvegarder la qualité de nos enseignements tout comme notre santé et notre sécurité ainsi que celles de nos élèves.
Pour cela, il faut donc changer de perspective en reprenant la main sur nos droits et en mettant en lumière les devoirs de notre employeur. C'est pour cette raison que nous devons nous emparer des outils institutionnels prévus à cet effet. Cesser de croire que nous devons porter tout le poids de ces situations sur nos épaules en nous adaptant et signaler le danger que représente l'exercice de notre métier sur notre santé et notre sécurité en utilisant les Registres santé et sécurité au travail (RSST).
S’armer d’outils institutionnels
Les fiches RSST sont sous-utilisées alors qu'elles sont l'unique outil institutionnel avec les signalements de Danger Grave et Imminent (DGI) qui nous permet de signaler une situation dangereuse en mettant notre employeur face à ses responsabilités. C'est ce registre SST qui alimente le Document Unique d'Evaluation de Risques Professionnels (DUERP). Celui-ci recense tous les risques présents sur notre lieu de travail et permet d’en faire l’analyse pour mettre en œuvre un plan de prévention adaptée. C'est à nous de l'alimenter et de le faire vivre. Or, actuellement, le DUERP, qui est un document obligatoire, n’existe que dans 59% des écoles et 54% des collèges, d’après un rapport de la Cour des comptes. Pis, c’est seulement dans 28,2% des écoles et 18,7% de collèges qu’il est mis à jour chaque année. Ainsi, pas de signalement dans le registre SST, pas de risque recensé dans le DUERP, pas d’action préventive nécessaire. Rien que quantitativement, le compte n’y est pas. Et on voit à travers cet exemple de chaleur que nous ne pouvons nous contenter de n’importe quelle action portant le nom de prévention. Sa qualité est essentielle aussi – non, la consigne de faire classe sous les arbres de la cour n’est pas une action préventive digne de ce nom. Surtout s’il y fait 38°C.
Le DUERP est donc quasi inexistant et c'est pourtant sur lui que s'appuie l'administration lors des instances qui concernent notre santé, sécurité et par conséquent nos conditions de travail. Les représentants syndicaux ont beau s’y indigner au sujet des conditions de travail, il suffit à l'administration de brandir les DUERP vides !
Sur cette question de chaleur nous devons nous emparer massivement de ces outils institutionnels afin de mettre notre employeur face à ses responsabilités. Il s'agit d'un acte collectif qui est le plus à même de donner du poids à nos exaspérations et en faire des réclamations ! Car il ne s'agit pas d'un luxe ou d'un caprice mais simplement d'une exigence d'un dû ! Nous sommes des professionnels qui devons exercer notre métier. Notre employeur et les divers propriétaires des locaux ont, eux, une autre obligation : nous garantir des conditions de travail qui ne mettent pas en danger notre santé ou notre sécurité.
Lorsque le ministère conseille aux directeurs d’école « d’adapter leur organisation et l’utilisation des lieux en fonction de l’exposition au soleil afin d’accueillir les élèves dans des espaces préservés de la chaleur », puis aussi « si une salle est climatisée, l’utiliser comme salle refuge » et enfin de rester « attentifs à tout signe de dégradation de la santé », tout cela ne sont absolument pas de mesures de prévention mais d’urgence.
Nous avons donc comme consigne de quitter les salles de classe trop exposées à la chaleur pour en investir d’autres, voire même se réfugier dans des cours de récréation, désignées dans le document comme « des espaces végétalisés et couverts ». Notre hiérarchie fait donc reposer entièrement sur les épaules des directeurs et des équipes pédagogiques le poids des décisions à prendre. Or ordinairement, et d’un point de vue réglementaire, lorsque nous avons à prendre une telle décision, il faut en informer notre hiérarchie. Il s’agit du signalement d’un Danger Grave et Imminent (DGI) avec droit de retrait. C’est ce signalement qui seul permet de mettre notre hiérarchie face à ses responsabilités légales.
Le droit de retrait ne signifie pas rentrer chez soi mais se retirer d’une situation dangereuse.
Cette action de renommer la consigne ministérielle en ce qu’elle est réellement, à savoir un droit de retrait, permettra de mieux montrer ce qu’elle n’est pas : une réponse satisfaisante à la dégradation de nos conditions de travail.
Ce sont le nombre de nos signalements et leur régularité, en plus des données concernant l'état du bâti et des données climatiques, qui constitueront un argument de poids dans la démonstration qu'il ne s'agit pas ici d'une adaptation à des circonstances exceptionnelles mais d'un empêchement d'exercer notre métier à cause d'une inadaptation de notre espace de travail à ce que sont désormais les circonstances climatiques ordinaires. Pour agir sur ce plan-là il s'agit d'établir un rapport de forces. Et pour commencer la construction des conditions d’un rapport de forces qui nous serait favorable il s’agit en premier lieu de nous persuader du bien fondé et de la nécessité du changement de perspective présenté ici au sujet des températures excessives. Mais la perspective dominante est à renverser dans bien d’autres domaines.
On peut aussi affirmer, comme le fait un certain nombre d’enseignants, que le signalement dans le registre SST ne sert à rien car il est la plupart du temps ignoré par la hiérarchie. Tout comme le sont les pétitions, les grèves et tout autre moyen choisi de défendre notre métier. Mais ce constat n’est que le reflet du rapport de forces actuel qui nous est très défavorable, et pas uniquement dans le monde de l’éducation. La vraie question est : et alors ? Que faire face à ce constat ?
Ce texte n’est qu’une proposition de réponse très contextuelle. A chacun de prendre position et de tirer le fil de nos déterminations.
[Ce texte a été précédemment publié, sous une forme légèrement raccourcie, sur le site du Café pédagogique]