"Quoi? Vous parlez de néolibéralisme alors que les dépenses publiques sont au plus haut?"
Souvent usée comme un argument couperet, cette phrase, tout comme ses locuteurs, méconnait le caractère perfide que le préfixe "néo" apporte au libéralisme classique. En effet, le néolibéralisme s'accommode fort bien d'un Etat fort. Il en est même assez dépendant. Le rôle de l'Etat est important dans une société néolibérale et est d'autant plus efficace que la population ignore l'instrumentalisation dont il est l'objet. D'ailleurs, la perpétuation du mythe selon lequel le monde économique néolibéral voit dans l'Etat et toute son action une anomalie à éliminer, un ennemi à combattre, participe de cette ignorance. Ignorance salutaire pour le monde du capital. Ignorance érigée en matrice de la structure sociale. Dans le monde néolibéral une élite éclairée est appelée à guider le troupeau ignorant.
A cause des mythes comme celui-là, nous sommes souvent empêchés de percevoir les contradictions et les absurdités de notre système économique même lorsqu'elles s'offrent à nos regards. Nous devons à tout prix aiguiser ces derniers pour essayer de sortir de notre léthargie dans laquelle notre statut de masse ignorante nous maintient.
Mais passons aux travaux pratiques de notre abolition.
On a par exemple pu lire récemment dans les journaux les titres suivants :
"LE PRIX DE L'ANTIBIOTIQUE LE PLUS VENDU EN FRANCE VA AUGMENTER DE 10% (POUR ÉVITER LES PÉNURIES)"
(les majuscules sont de BFM)
"En quoi la hausse de 10 % du prix de l’amoxicilline permet d’éviter les pénuries ?"
(le ton prétendument objectif est de Libé)
On y apprend que les entreprises pharmaceutiques ne produisent pas assez d'antibiotique ce qui provoque une pénurie. Il y a peu de temps, l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) avait même, nous dit le Libé, infligé une sanction de 500 000 euros pour "non-respect de l’obligation légale de constituer deux mois de stock d’amoxicilline" à trois laboratoires dont Biogaran qui est le leader sur le marché de l'amoxicilline en France. C'est le montant cumulé des trois amendes qui arrive à cette somme. Celle de Biogaran seule s'élève à 225 052 euros.
Mais pour affronter l'hiver qui vient, le gouvernement opte pour une méthode opposée. Il décide d'augmenter de 10% le prix de l'antibiotique afin d'inciter les laboratoires à augmenter leur production. Les entreprises acceptent et augmentent la production en empochant les 10% supplémentaires. On pourrait se dire que tout le monde y gagne, non?
Sauf que non. Le gouvernement fait sa proposition au moment où l'approvisionnement en matières premières, principes actifs nécessaires à la production des antibiotiques, est rétabli. Les entreprises n'ont plus de raison de ne pas y arriver. C'est en tous cas la conclusion qu'on peut tirer du discours de Philippe Besset , président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, qui évoque des difficultés d'approvisionnement "résiduelles" en ce qui concerne les principes actifs.
Mais les laboratoires, quant à eux, évoquent une autre raison qui pourrait expliquer cette insuffisante production. Ils parlent de marges insuffisantes. Et on se rend compte à ce moment-là qu'on a affaire à des marchands avant tout. Rémy Petitot, qui est responsable des affaires publiques de Biogaran, affirme dans l'article de Libération que Biogaran "ne fait quasiment pas de marge" avec l'amoxicilline.
Premièrement, "quasiment pas" signifie qu'il y en a une tout de même. Mais l'opacité de la communication des laboratoires quant à ces marges nous empêche d'avoir ici une vision précise de ce dont on parle. Toujours est-il que la valeur absolue de cette marge, même minime, augmenterait avec l'augmentation de la production. Ces entreprises seraient gagnantes dans tous les cas à augmenter leur production.
On peut estimer donc qu'il s'agit d'un cadeau. D'autant plus si on compare ce que devraient rapporter ces 10% d'augmentation avec le montant de l'amende infligé par l'ANSM à Biogaran. Rappelons nous : 225 052 euros d'amende. Or, d'après M. Petitot, Biogaran devrait produire presque 13 millions de boîtes d'amoxicilline (12 800 000 très exactement). Avec "environ 20 centimes d'augmentation, selon le prix de la boîte", toujours selon le responsable de Biogaran, cela nous fait une marge supplémentaire de 2 560 000 euros. Plus de 11 (onze!) fois le montant de l'amende pour non-respect de stocks de sécurité, une des règles de santé publique.
Effectivement, il s'agit ici d'un domaine particulier qui est la santé publique. Et on se rend compte que même là les entreprises agissent d'une façon misérablement marchande. Pire : c'est surtout le gouvernement qui prend les devants en adoptant cette pratique de l'appât à base de solvabilité issue de la sécurité sociale. Sachant tout de même que le surplus sera en grande partie réglé par les complémentaires sauf pour les plus précaires qui n'en ont pas et qui participeront à ce grand renflouement avec le peu qu'il y a dans leur poches. Il n'y a pas à en douter, nous assistons bien à une période de progrès puisque certaines catégories de la population devront renoncer à des soins de base.
Ainsi, on se rend compte que nous n'avons aucune souveraineté sur un domaine aussi crucial tel que la santé publique. Nous aurions pu exiger ne serait-ce que le rapatriement de la production des principes actifs qui ont manqué l'an passé. Nous aurions pu aussi, il est vrai, prendre M. Macron au mot et socialiser un domaine aussi essentiel pour le retirer des lois du marché. Quoi? Vous ne vous rappelez pas de son discours du 12 mars 2020? Tenez, un petit rafraichissement de la mémoire s'impose :
"Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d'autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle..."
Je ne suis pas naïf. Je rappelle juste à quel point M. Macron et les autres aiment se payer de bons mots avec des deniers publics. Evidemment, nous n'avons rien exigé et encore moins retiré des lois du marché. Nous avons laissé notre capacité à nous soigner aux marchands. Mais des marchands au temps du néolibéralisme : gorgés d'argent public par les pouvoirs publics et mettant au passage une nouvelle estocade à notre chère sécurité sociale au sujet de laquelle on ne tardera pas de nous rappeler qu'elle est un luxe qu'on ne peut plus se payer. Alors qu'elle ne sert ici précisément qu'à payer ses propres fossoyeurs. Voilà. Ainsi va le cours néolibéral des choses avec ses faux semblants et ses vrais rapaces et leurs laquais.
Songez y la prochaine fois qu'on vous causera mérite, risque, efficacité et autres sornettes. Car la bonne santé desdits rapaces et laquais ne dépend que du niveau de crédulité de leur troupeau. Or, il est temps qu'on ouvre les yeux et qu'on cesse d'écouter ces flutistes de Hamelin. On sait comment se finit cette histoire-là.