Condamner les propos de M Zemmour est nécessaire. Si la justice est saisie, elle devra faire son travail de ce point de vue. Mais tout le reste de ce débat a-t-il une quelconque utilité si on se contente de traiter uniquement les symptômes d'un mal beaucoup plus profond?
A propos de M Zemmour et de son rôle il serait judicieux d'avoir un point de vue un peu plus large que sa petite personne. Tout d'abord, si cet homme a l'occasion de s'exprimer autant, c'est qu'on lui a proposé de le faire. Avoir une émission quotidienne à une heure de grande écoute n'est pas donné à tout le monde. Il s'agit donc de chercher des raisons plus profondes à tout cela.
Il n'est pas inutile de rappeler que nous vivons dans une société capitaliste où les grands médias sont la propriété des gens les plus riches. Mais aussi que nos gouvernements successifs mènent tous une politique qui satisfait tant de désirs des plus riches sans aucun égard pour les conséquences que cela peut avoir sur le reste de la population. Et ces gens très riches ont besoin que les politiques continuent d'appliquer les mêmes méthodes pour permettre leur enrichissement sans fin. S'ils acquièrent des médias, ce n'est donc pas par amour de la liberté d'expression mais par celui du profit. Certes, ils ne tirent pas souvent (même plutôt rarement) un profit financier direct de ces possessions médiatiques. Mais elles leurs permettent d'être influents et d'exercer un contrôle sur le débat public. Imposer certains sujets et en écarter d'autres.
On peut donc imaginer que M Zemmour a droit à son émission quotidienne justement parce que les sujets dont il traite avec obsession depuis des années sont des sujets à placer sur le devant de la scène.
Inversement, pour écarter des sujets indésirables, des moyens existent : couper les revenus publicitaires, licencier des journalistes récalcitrants, saboter des émissions qui dérangent puis les supprimer faute d'audiences1 ...
La puissance publique étant du même côté on peut voir aussi des arrestations de journalistes indépendants. Le service public n'est pas en reste avec son maquillage qui laisse tout de même apparaître une ligne idéologique : le choix, par exemple, de laisser à Dominique Seux le monopole de l'édito économique de France Inter et faire croire à une pluralité en lui opposant un autre économiste une fois par semaine est un choix réfléchi; le sort réservé à Frédéric Taddéi, qui a eu l'idée saugrenue d'inviter ces penseurs médiatiques (Attali, Giesbert, Kahn, Zemmour...) et de leur opposer des gens sérieux mais rarement médiatisés (Lordon, Stiegler, Friot...) pour créer de vrais débats de fond, est révélateur...
Si on se place un instant du côté des élites, on s'aperçoit que les sujets de M Zemmour ont un double avantage :
1 - Trouver des boucs émissaires
La société capitaliste étant profondément inégalitaire, ses opposants réclament plus de justice, un partage plus équitable de richesses. Les chiffres sur l'accroissement permanent des inégalités sont connus. Que faire à la place de ceux qui veulent perpétuer ce système? De nombreuses manœuvres sont possibles mais puisque nous sommes en démocratie tant chérie, une des plus utilisées est la diversion. Porter des accusations contre tout un tas de gens pour éviter qu'elles ne soient portées à leur encontre. Un des rôles de M Zemmour est donc là : faire croire que les problèmes sont causés par les immigrés et les musulmans.
D'autres pantins médiatiques trouvent d'autres cibles : chômeurs, syndicalistes, fonctionnaires... Certains font mêmes des combos en dénonçant toutes ces catégories à la fois. Il y a une constante : il s'agit toujours des gens plus faibles et beaucoup moins riches que les grands patrons de presse.
Et ça marche!
2 - Gagner les élections
L'autre avantage relève de la stratégie électorale. Pour que ces gouvernements se situant du côté des puissants puissent se maintenir (avec des visages variables mais une politique identique) il faut bien sûr gagner les élections. Or, la façon la plus sûre d'y arriver est d'être opposé à un membre de la famille Le Pen au second tour.
La désignation des boucs émissaires et leur imposition comme sujet de tous les débats a pour conséquence d'affaiblir certains opposants plus ou moins radicaux au capitalisme et de placer les Le Pen au centre du jeu à travers leurs obsessions.
D'ailleurs les partis gouvernementaux ne se contentent pas de laisser ce travail aux seuls médias, ils instillent eux-mêmes ce genre d'idées pour s'ériger ensuite en barrage républicain face au danger de l'extrême droite.
Si M Zemmour est donc là, c'est qu'il est utile à ses employeurs (et pas uniquement à cause de l'audimat). Le licencier, le bannir des antennes, serait se débarrasser d'un symptôme gênant. Mais cela règlerait-il le problème de fond? Pas si sûr. Il suffirait d'y placer un autre pion.
Les attaques contre Mme Kelly sont du même ordre. Pire, on lui reproche d'autant plus son rôle car elle est une femme noire. Mais il ne faudrait pas oublier la structure de la problématique : elle est une journaliste payée par M Bolloré. Que celui-ci joue avec ce fait pour nous narguer devrait justement nous inciter à le dénoncer lui. Et toute cette structure qui lui permet de le faire puisqu'il en a les moyens. Nous avons entendu beaucoup moins de critiques à l'encontre de Yann Barthes qui s'est contenté d'écouter M Sarkozy faire des rapprochements douteux entre les singes et les noirs (pardon, "nègres"). Pourtant, lui, blanc, mâle, ayant déjà une grande notoriété, aurait pris moins de risques en s'indignant en direct que si c'était Mme Kelly qui le faisait.
Traiter donc Mme Kelly de "servante", comme le fait M Schneiderman, est pour le moins maladroit. Mais c'est surtout passer sous silence ce rapport de domination, de subordination, qui est transversal à toute la société.
Pour changer vraiment les choses, il faudrait trouver un moyen d'empêcher que ces gens très puissants nuisent en s'accaparant des moyens d'information et en les instrumentalisant au profit de leurs intérêts.
Mais là, c'est une question de volonté politique. Celle-ci ne viendra pas des gens qui nous gouvernent. Elle est à construire.
Si l'information est un droit fondamental, au même titre que la sécurité, l'éducation ou la santé, elle n'a rien à faire dans les mains de ceux qui n'ont de considération que pour leurs profits.
Le chemin emprunté va dans le sens inverse. C'est la santé et l'éducation qu'on risque de privatiser très bientôt avec ce genre de gouvernement et on continuera à payer la police avec nos impôts pour qu'ils protègent les intérêts des plus riches.
Et les belles paroles journalistiques sur la défense acharnée de la liberté2 n'amuseront plus personne.
Sans toucher aux problèmes structurels, on ne peut se débarrasser des symptômes qui réapparaîtront tôt ou tard.
Pour finir citons M Macron :
"...il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d'autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle..."
Le droit à l'information fait-il partie de notre cadre de vie, de notre nourriture intellectuelle ou sommes-nous réduits à des corps consommants?
Répondre à cette question implique un certain nombre de choix radicaux futurs et une rigueur argumentaire tout au long du chemin.
1- Par exemple :