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Billet de blog 3 juillet 2023

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Que faire en cas d'émeutes si on est de gauche ?

Manuel Valls disait « Comprendre c'est excuser ». Or, il serait infiniment plus juste de déclarer « Se contenter de condamner c'est s'empêcher de comprendre ». Comme la compréhension de tout problème est indispensable à sa résolution, nous ne suivrons pas ici l'adage de Manuel Valls. Ailleurs non plus. Rassurez-vous, il ne sera plus question de M. Valls. Ou si peu... On préfère questionner la gauche.

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"Pas l’école s’il vous plaît ! Pas l’école ! Ne touchez pas à l’école !"

Ces cris venant d'une silhouette féminine qui court en direction d'un groupe de jeunes pour essayer de les dissuader de s'attaquer à une école ont fait le tour des médias et des réseaux sociaux. Cette image désespère, forcément. Mais après cette réaction épidermique nous devons penser cette image ainsi que le reste des événements de ces derniers jours. 

Évidemment, tout comme cette image de l'école attaquée, toutes les autres images des violences appellent une condamnation. On a ainsi pu entendre ou lire dans le désordre, de la part de commentateurs établis, les condamnations suivantes qui, prises séparément, ne relèvent que du bon sens :

"Ils n'ont pas le droit de s'attaquer aux écoles, bibliothèques, centres sociaux... Ils en sont les premiers bénéficiaires."

"Ils n'ont pas le droit de s'attaquer aux mairies, symboles de la République."

"Ils n'ont pas le droit de s'attaquer à la police, représentant l'ordre républicain."

"Ils n'ont pas le droit de s'attaquer aux magasins, sacrée propriété privée."

Certes, ces affirmations s'entendent. Mais la question qui devrait alors venir sur les lèvres des ces commentateurs aguerris est : mais comment peuvent-ils alors exprimer leur mécontentement? La décence imposée par la proximité temporelle du mouvement contre la réforme des retraites ainsi que par le sort réservé à l'exemplarité intersyndicale par le gouvernement interdit de prendre au sérieux la proposition qui inclut des manifestations hebdomadaires pacifiques et dignes. 

Nous allons donc tenter de, plutôt que de juger et condamner (on laisse ce passe-temps aux chien de garde sus-cités), analyser et essayer de tirer des conclusions qui pourraient s'avérer utiles dans un avenir plus ou moins proche. 

Commençons donc par observer ce que représente la police aujourd'hui ainsi que son rôle objectif pour essayer de voir comment un événement aussi tragique que celui qui a entrainé la mort d'un enfant a pu se produire. 

La police est une institution qui garantit le maintien de l'ordre public. Mais l'ordre public en question est de moins en moins au service de la population en général et de plus en plus à celui d'une classe particulière. Non pas qu'il n'ait pas été au service de la classe dominante auparavant. C'est plutôt que l'évolution des la conjoncture des rapports de force entre les différentes classes sociales a en parallèle fait évoluer l'institution policière. L'emprise du capital sur la société atteint une proportion où aucune contrepartie envers les classes dominées n'est plus indispensable. Ces dernières enfin corvéables à souhait, le capital est en roue libre. 

En effet, l'offensive des forces du capital a permis à ce dernier de métamorphoser en 40 ans complétement le paysage politique et social partout dans le monde et en France en particulier. Comment a-t-on pu passer aussi vite de l'imminente arrivée des chars soviétiques à Paris à une domination totale des corps et des esprits par le capitalisme. L'opposition entre le travail et le capital a tourné totalement en faveur de ce dernier. Considérons simplement le fait que la dernière victoire syndicale d'envergure nationale remonte au combat contre le CPE. Et cette victoire en était une simplement parce qu'elle évitait un recul supplémentaire du droit des travailleurs. Depuis? 17 ans de défaites et de reculs de toutes sortes. Ce ne sont pas les mouvement sociaux qui ont manqué. Et le dernier en date, celui de ce premier semestre de l'année 2023, a apporté la preuve que l'ampleur des manifestations n'était plus un facteur déterminant quant à l'issue du conflit. 

Nous avons donc des classes laborieuses laminées et un capital florissant qui contrôle la quasi-totalité des médias, qui ne cesse jamais de s'octroyer des dividendes records (ni le Covid, ni la guerre, ni la crise financière elle-même n'auront eu raison de cette indécence érigée en nécessité), qui a des serviteurs gouvernementaux qui devancent tous ses désirs et besoins en termes de législations et de propagande idéologique. 

Le discours officiel doit donc s'adapter et prendre la place des contreparties matérielles d'autrefois. Ces contreparties ayant été la conséquence d'un autre rapport de forces, elles n'ont plus lieu d'être. Ainsi, le discours s'emploie surtout à fournir une explication au mal-être autre que celle qui met en cause la réalité de l'exploitation capitaliste. Pour ce, rien de plus simple.

Premièrement, il s'agit de nier la société. Mme Thatcher, qui représente pour tout bon soldat du néolibéralisme un modèle obligatoire, avait annoncé clairement la couleur : il n'y a pas de société mais uniquement des individus et des familles. Cette négation en paroles s'accompagne d'une négation en actes. Une négation-destruction qui passe par le démantèlement des communs qui représentent dans notre imaginaire la base de notre société. Le travail est donc ici double : l'idéologique et le matériel s'accompagnent et se justifient mutuellement. Depuis 40 ans donc, les communs sont représentés comme des fardeaux trop lourds, trop chers et donc forcément dispensables. Beaucoup de ces fardeaux communs représentent une manne financière pour nos amis du capital qui ont joyeusement accueilli les fins des monopoles de France Télécom, d'EDF ou plus récemment de la SNCF. Cette joie actionnariale a souvent été accompagnée par une perte évidente pour les citoyens-usagers devenus clients et en tant que tels, et contrairement à l'expression consacrée, rois de rien du tout (ou alors des cons pourrait-on dire si on se laissait aller à user d'un langage inapproprié).

Ces destructions matérielles sont aussi idéologiques. Elles sont justifiées par le discours idéologique qui glorifie les lois du marché, la méritocratie et selon lequel la concurrence ne peut engendrer que du bon, là où le monopole du service public n'engendre que de la paresse, que ce soit chez les usagers ou chez les agents, ou en langage éditorial : chez les assistés ou les tire-au-flanc. 

On se rend rapidement compte que le rôle de la police est dans une telle configuration d'une extrême importance pour les gouvernants. Plus aucune concession n'étant à l'ordre du jour, il s'agit de calmer les mécontentements à travers deux canaux parallèles (mais pas étanches) : la propagande idéologique et la violence légitime de la police. Le consentement et la répression vont de pair. La police échappe ainsi comme par miracle au qualificatif de fardeau pour se muer en garante de l'ordre républicain. Or, cette conjoncture économique qui la rend indispensable lui permet justement d'outrepasser l'ordre, surtout s'il est républicain. 

Le capitalisme moderne ayant ses racines profondes dans le racisme et l'exploitation coloniale, il s'agit de créer une ambiance de conflit de civilisations, de mœurs ou de morales, en vue d'invisibiliser l'exploitation ordinaire et réelle. Les diverses dominations ou discriminations, qu'elles soient racistes, sexistes, sociales ou autres constituent les fondements de l'exploitation capitaliste et correspondent à la logique de légitimation et de naturalisation des inégalités. Ainsi, au sein de la police, une grande majorité de ses membres adhère à une vision de société comme étant traversée par un conflit de civilisations, de valeurs morales, entre un "eux" représenté par la population immigrée (ou issue de) et/ou de confession musulmane et un "nous" occidental, blanc, chrétien... Cette vision ne heurte aucunement les intérêts du capital. Au contraire. Et elle bénéficie logiquement d'un soutien indéfectible de son ministre de tutelle en toute circonstance. 

Là aussi, c'est le résultat du rapport de forces entre l'opinion publique et un corps policier qui s'est, on l'a vu, rendu indispensable aux yeux de la classe dominante. Non seulement il est très difficile (impossible?) d'obtenir gain de cause en cas de violences policières qui sont la plupart du temps niées ou tellement euphémisées qu'elles passent pour des étourderies, mais on voit de plus en plus l'emprise qu'ont les syndicats policiers sur les pouvoirs publics à travers les échanges qu'ils ont avec les gouvernants. Ainsi, le ministre Darmanin n'a même pas pu imaginer une seconde condamner des propos de toute évidence peu républicains (restons dans l'euphémisme) des syndicats policiers Alliance et Unsa qui appelaient à combattre des "nuisibles" dans une "guerre" qui aurait lieu actuellement. Non, le ministre s'est contenté de leur apporter tout son soutien et de déplorer leur fatigue. 

On a pu voir ce même ministre manifester aux côtés des syndicats policiers le 19 mai 2021 devant l'Assemblée nationale. Policiers qui manifestaient pour dénoncer le manque d'action du ministre Darmanin lui-même! 

Nous voyons donc comment s'est construite l'impunité policière qui se renforce à chaque victoire face aux protestations plus ou moins fortes de l'opinion publique qui est, quant à elle, toujours divisée et dont une grande part refuse de cesser de croire à l'adage "pas de fumée sans feu" où la police joue le rôle de fumée et ses victimes celui de coupables ayant provoqué la réaction malheureuse des policiers. Ainsi, aidés en cela par leurs relais médiatiques, ils n'hésitent pas à présenter les morts sous leurs coups ou balles comme étant "délinquants multirécidivistes", ou (plus flou) "connus des forces de police" ou encore ayant été "irrespectueux et agressifs" (comme dans le cas de Cédric Chouviat) ce qui est simplement non vérifiable. A moins que... des gens aient filmé la scène. D'où bien sûr la volonté du gouvernement de vouloir interdire de filmer les agents de police. Volonté retoquée, pour le moment. Mais volonté clairement affichée. 

Rajoutons enfin la façon qu'a notre gouvernement d'ignorer, voire de nier les accusations de violence ou de racisme au sein des forces de l'ordre portées par des organismes ordinairement respectés comme par exemple Amnesty international, la Ligue des droits de l'homme ou encore... l'ONU!

Dans ce contexte d'impunité, de puissance induite par son caractère indispensable, d'esprit de corps, de surarmement, de chauffage à blanc d'une profession par les discours d'extrême droite, d'une société disloquée par l'exercice ordinaire des forces du capital, comment imaginer que rien ne puisse mal tourner? 

Il règne donc au sein des forces de l'ordre un esprit de corps entièrement plongé dans cette vision dualiste de la société. Esprit de corps rentré dans une spirale corporatiste et de l'impunité jusqu'à devenir factieux. Et c'est bien l'autoritarisme grandissant de l'État qui rend ce corps tout aussi indispensable qu'intouchable. 

Ceux qui appellent le gouvernement à "reprendre la police en main" se leurrent quelque peu. Non, ce pouvoir-ci ne pourra en aucun cas "reprendre en main" la police et ce pour la simple raison qu'il l'a déjà en main. Ou réciproquement. L'essentiel est qu'il n'a pas intérêt à changer quoi que ce soit. La police est à son image. Prétendre qu'il pourrait éventuellement, ou même qu'il devrait la reprendre en main, c'est en partie dédouaner le pouvoir. 

Tous les liens sociaux sont en train d'être anéantis méthodiquement pendant qu'en parallèle on fortifie les forces de l'ordre.

Tout ceci ne représente presque rien de neuf si ce n'est l'état du rapport de forces entre les classes sociales qui est actuellement ultra-favorable aux classes dominantes. Ce que Mathieu Rigouste nomme l'ordre sécuritaire endo-colonial n'est pas un phénomène récent. Il s'agit de l'importation des discriminations caractéristiques des rapports coloniaux au sein de la métropole. Les pratiques policières ainsi que l'idéologie qui les fonde tirent leurs racines du colonialisme et des rapports sociaux discriminants qui y sont associés. Le capitalisme en général n'y est pas étranger non plus, comme déjà mentionné plus haut.

Cette vision plus ou moins subliminale selon laquelle l'égalité n'en est une que sur le papier et qu'en réalité toutes les vies ne se valent pas traverse encore aujourd'hui toute notre société. Le sort réservé aux populations issues de l'immigration est tout à fait révélateur de ce racisme systémique qui sous-tend l'ensemble de notre société. On pourrait même dire que depuis que nos gouvernants ont goûté aux joies de barrages électoraux qualifiés de façon complètement abusive de « républicains », leur attrait les aurait enivré au point de mener une politique de plus en plus droitière de façon à valider les thèses de l'extrême droite et ainsi permettre à celle-ci de se qualifier constamment pour le second tour des élections. Mais cette thèse d'enivrement risquerait d'invalider celle de leur adhésion aux idées fascisantes. Quand on a, depuis de trop nombreuses années, des ministres appelés Hortefeux, Valls ou bien Darmanin, cette invalidation n'est pas envisageable. Il est temps de cesser d'euphémiser et de trouver toutes les excuses et circonstances atténuantes du monde à tous ceux qui font dériver inexorablement notre pays vers des voies fascisantes. 

La population non blanche subit aujourd'hui en France de nombreuses discriminations fort bien documentées et pas seulement de la part de l'institution policière. Le racisme et les discriminations raciales au sein de cette dernière ont été pointés du doigt par l'ONU. La réponse gouvernementale a été tout simplement la négation et le renvoi de l'ONU au statut d'insignifiance. Vous savez, l'ONU est cette organisation dont on déplore souvent le manque de poids au niveau international à cause de trop nombreux pays qui ne respectent pas ses décisions. Et bien, nous y sommes nous aussi. Mais le pire dans tout cela n'est bien sûr pas le sort réservé à l'ONU mais bien celui des populations discriminées.

Ces populations de seconde zone sont des cobayes permanents des expérimentations de toutes sortes [1]. Dans une société de plus en plus inégalitaire il est extrêmement important de maîtriser les débordements. Ainsi, le France expérimente et exerce sur ces minorités son autorité. Et cette autorité bien exercée a évidemment toujours vocation à s'exercer sur tout récalcitrant. 

Il est bien pratique d'avoir dans l'inconscient (de plus en plus conscient) collectif une image de barbares qui s'applique à une partie de la population de façon à ce que des mesures coercitives et discriminantes puissent avoir une porte d'entrée dans le domaine de l'acceptable. Ainsi, tester de nouvelles armes tels le Flash Ball est accepté si c'est en banlieue qu'on éborgnera. Dissoudre des associations contre l'islamophobie rend acceptable le procédé avant de s'attaquer aux écologistes. Avoir des écoles des cités dans un état de délabrement avancé permet ensuite de les repeindre mais avec une peinture toxique pour les visées émancipatrices (cf. "Marseille en grand"). 

La dame qu'on a mentionné au début de ce texte et qui croyait pouvoir sauver l'école en courant et criant dans la nuit ne savait pas que l'école se consumait de l'intérieur et que les responsables ne portaient pas des sweats à capuches et baskets mais cravates et boutons de manchettes. [2]

Au vu de ce qu'est la police aujourd'hui, nous devons nous rendre à l'évidence : nous sommes dans un État autoritaire.

Et vue la tendance parallèle qui est à l'élimination de tout espace non soumis aux lois du marché et du capital, on peut même avancer la thèse selon laquelle notre société est une société totalitaire. Si ce n'est pas encore le cas c'est qu'on s'y dirige à toute vitesse. 

Alors, pour finir, la question qui vient est : que peut-on faire dans cette situation? Que pourrait faire une organisation de gauche? 

"Condamner les violences et appeler au calme?" Voyons... On devrait savoir maintenant que tenir une posture qui n'engage à rien et par conséquent ne sert à rien d'autre que favoriser le statu quo n'est pas ce qu'on pourrait qualifier de position de gauche. 

Appeler la jeunesse des banlieues à descendre "tout cramer"? C'est envoyer les enfants des autres dans la gueule du loup. 

Être de gauche ne consiste pas à être un centre d'appels aussi paternalistes les uns que les autres. 

Être de gauche c'est d'abord et avant tout comprendre l'explosion et la révolte et le faire savoir. Puis, surtout, prendre acte du fait que la population non blanche joue ce rôle d'avant-poste d'expérimentations répressives et discriminantes. Prendre acte c'est agir en faveur d'un rapport de forces qui pourrait inverser cette tendance. Mettre en lumière ces logiques coloniales toujours à l'œuvre et les mettre en lien avec la totalitarisation de la société c'est œuvrer à, si ce n'est une convergence de luttes, du moins un rapprochement et une compréhension mutuelle qui pourrait s'avérer être un premier pas en faveur de celle-là. Notre légitimité est là. Pas dans des appels, que ce soit à la révolte ou bien au calme. 

La convergence ne se décrète pas mais se construit patiemment. Les moments comme celui que nous traversons cristallisent des tendances et permettent de reconnaitre ce que, souvent, nous refusons de voir. 

[1] L'opération Wuambushu en est un exemple récent. 

[2] Lire à ce sujet le texte fort de Laurence de Cock dans le Café pédagogique, "Pourquoi brûlent-ils les écoles?"

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