Tout d'abord, autour de cette question se déchaine un bruit médiatique qui nous empêche de penser le fond du sujet, à savoir le combat contre l'antisémitisme. L'unanimité des commentateurs, y compris à gauche, pousse en faveur de la démarche lancée par Mme Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée Nationale et M. Larcher, président du Sénat. Cette unanimité est brisée par la France Insoumise qui a décidé de ne pas s'y rendre. Cette décision est, comme toute décision politique, discutable. Quoi qu'en disent les diverses commissions disciplinaires du mouvement de gauche. Mais ce qui se passe actuellement, c'est tout sauf une discussion. Il s'agit d'une injonction et, en cas de refus, d'une accusation de la pire espèce.
En ne se rendant pas à cette marche, la France Insoumise serait sortie de l'arc républicain. La capacité de ce mouvement à sortir d'un espace qu'ils avaient déjà quitté à de très nombreuses reprises est extraordinaire. Et les voix de gauche ne sont pas les plus tendres dans l'accusation : "faute politique" pour Yannick Jadot, "Mélenchon veut le chaos" et "importe le conflit en France" pour Laurence Rossignol, "on a coupé avec Mélenchon... la NUPES est enterrée" selon Fabien Roussel. Certains se font grandiloquents, à l'instar de Pablo Pillaud-Vivien, rédacteur en chef de la revue Regards. "La nation (pardon, Nation!) a besoin des moments de rassemblement. Sans perdre ni sa boussole, ni ses valeurs, ni ses luttes."
La Nation a besoin et certains rechignent. Le problème est que rien, absolument rien ne va dans cette déclaration. Tout comme dans les précédentes. Et puisque tous ces gens se prétendent de gauche, posons le débat sur le terrain matérialiste.
Si la gauche va défiler ce dimanche à l'appel de personnalités qui sont constantes dans leur soutien inconditionnel au pouvoir israélien qui se rend coupable a minima de crimes de guerre, et qui, de plus, qualifie(nt) tous ceux qui ne sont pas sur cette ligne d'antisémites, alors oui, elle perdrait la boussole. Car il y a une certaine absurdité, au sens mathématique, ainsi qu’une diversion, au sens politique, dans ce défilé.
Nous avons un gouvernement israélien qui mène depuis longtemps une politique ouvertement raciste, discriminatoire, d'apartheid. Le 7 octobre, le Hamas a commis une action condamnable et condamnée. Et ce n’est une première que par l’ampleur. Lorsque l’on qualifie cette tuerie de crime de guerre ou de crime contre l’humanité, l’honnêteté intellectuelle, même minimale, devrait suffire pour qu’on ne nous accuse pas de soutenir ces mêmes actions. Depuis, Israël tue massivement.
Critiquer ou condamner ces tueries-ci serait inacceptable pour la plupart de nos gouvernants ou experts médiatiques. Inacceptable car prétendument antisémite. Comme à l’accoutumée, la nuance fait partie des premières victimes d’un conflit. Le manichéisme et les faux-semblants fleurissent comme jamais.
Or, c’est là que se trouve le nœud du problème. De l’accueil fait à toute nuance, surgit furtivement le caractère obscène et destructeur de ces simagrées.
C’est cette qualification d’antisémitisme envers toute critique du gouvernement israélien ou envers toute sympathie envers la cause palestinienne qui crée un amalgame nauséabond qui peut favoriser l’antisémitisme en retour. L’antisémitisme, comme tous les racismes, agit par généralisation et essentialisation. Ainsi, tous les Gitans seraient des voleurs, les Japonais travailleurs, les Russes alcooliques ou les Corses des fainéants : voilà les résultats de tels procédés. Les musulmans, quant à eux, seraient tous des terroristes potentiels. C’est d’ailleurs pour ça qu’on leur enjoignait de se désolidariser des terroristes réels, dès que ces derniers étaient de même confession. Si un terroriste est d’une autre confession, le soupçon n’a pas lieu d’être, puisque la présomption de bestialité est attribuée de façon extrêmement sélective, et ce depuis fort longtemps.
Ces processus de généralisation et d’essentialisation sont les combustibles des racismes. Or, voici qu’aujourd’hui, c’est notre gouvernement, avec le soutien de toute la majorité présidentielle, la quasi-unanimité de la classe médiatique et presque toute l’opposition politique, ainsi que le gouvernement israélien lui-même bien sûr, qui essentialisent et réduisent toute la population de confession juive au gouvernement israélien actuel et à ses décisions les plus criminelles.
Lorsqu’il est impossible de critiquer ne serait-ce qu’une personne, le président Netanyahou, au risque de se voir accusé d’haïr tous les juifs du monde, c’est qu’on n’a pas une très grande considération de toute cette population. Car ce gouvernement israélien, d’après l’ONU et d’innombrables ONG, se rend coupable de crimes. Ce gouvernement était coupable de mener une politique d’apartheid depuis de nombreuses années. L’apartheid, un crime contre l’humanité qui ne devrait pas être banalisé mais qui l’est par la force des choses, par sa durée et par l’impunité de son exécuteur.
De ce fait, en réduisant par ce procédé d’accusation d’antisémitisme contre toute voix critique envers ce gouvernement criminel, en réduisant donc et en assimilant tous les juifs à ce même gouvernement, c’est faire porter une responsabilité collective et générale à une population qu’on prétend pourtant défendre. En effet, si l’on suit cette logique il y a deux possibilités :
- Soit on s’aligne complètement (et inconditionnellement) sur la politique israélienne actuelle, et dans ce cas on estime qu’ils sont dans leur droit et coupables de rien. Dans ce cas-ci, on peut se permettre de porter ces accusations d’antisémitisme et ainsi généraliser et assimiler tous les juifs au camp du bien. Toujours est-il que ce serait aller un peu vite en besogne et agir sans tenir compte de l’avis de l’ONU et de la multitude de témoins d’un avis contraire au nôtre. En quelque sorte, sans tenir compte du réel et ainsi soumettre les personnes que l’on prétend défendre à une réduction tout à fait dangereuse.
- Soit, et c’est normalement la position de la gauche (n’oublions pas que sur proposition du PCF, il y a quelques mois, les verts et les insoumis avaient voté en faveur d’une résolution qui qualifiait le régime israélien d’apartheid), on considère que le gouvernement israélien se rend coupable, et ce depuis fort longtemps, de crimes contre l’humanité et occasionnellement de crimes de guerre. Dans ce cas, cette accusation d’antisémitisme devrait en toute logique être qualifiée de ce qu’elle est : le terreau de l’antisémitisme lui-même !
Imaginez un instant combien serait maladroite et désastreuse une position qui, voulant protéger les musulmans contre l’islamophobie, qualifierait toute critique ou condamnation des actes du Hamas d’islamophobe ! Dire que critiquer les actes du Hamas met en danger les Français de confession musulmane serait une défense qui agirait à l’envers. D’ailleurs, personne n’a été assez maladroit pour agir de la sorte et les actes du Hamas ont été condamnés quasi-unanimement.
Une fois posé tout ceci, l’appel à défiler contre l’antisémitisme lancé par ses promoteurs avérés mais non assumés devrait à son tour être qualifié de ce qu’il est : une absurdité (au mieux) ou une manipulation dangereuse pour la cohésion de notre société. Effectivement, tout comme les amalgames entre les terroristes du Bataclan et la population musulmane dans son ensemble sapaient les fondements de notre société, l’assimilation de la population juive à un gouvernement criminel en fait de même. La différence étant que dans ce dernier cas les auteurs de l’amalgame le font au nom de la défense de la population en question.
Après avoir observé tout ceci, on se rend compte que cette marche n’est pas du tout incompatible avec la présence en son sein de figures d’extrême droite. Quitte à feindre la protection de la minorité juive contre l’antisémitisme tout en usant des procédés qui l’attisent, autant inviter les spécialistes du domaine. Et quitte à se désintéresser à ce point du réel, autant débattre de la véracité de l’antisémitisme du père Le Pen.
Nous, qui tenons encore à la matérialité de cette histoire ainsi qu’aux conséquences réelles de nos actes, nous devons donc nous poser la question de ce qu’il faudrait faire dimanche.
La défense de tout être opprimé est notre boussole. L’antisémitisme doit donc être combattu activement et nos compatriotes de confession juive ne doivent pas être victimes d’un quelconque amalgame avec le gouvernement israélien. Laissons ces procédés aux cyniques qui feignent leur protection.
Se présenter aux côtés de ces derniers validerait automatiquement leurs prétentions antiracistes. Mais ça ne modifierait guère le réel. On ne modifie pas celui-ci par des positions moralisantes mais par des paroles et actes conséquents. Ne pas défiler dimanche permet de limiter l’impact de cette confusion intellectuelle destructrice.
Mais au-delà, on gagnerait à reconnaitre la réalité des actes antisémites tout comme leur dangerosité en organisant une marche contre l’antisémitisme et ainsi rester fidèle à nos principes de soutien aux opprimés et menacés. Comme on sait le faire contre l’islamophobie, et ce malgré toutes les oppositions et racismes qu’on a à affronter dans ces moments-là. Tenir ces deux bouts est la seule voie possible.
Là aussi, gageons que l’on subira les foudres des bien pensants qui nous accuseront d’hypocrisie. Mais à nous de tenir bon. Pour révéler l’imposture de l’adversaire et prendre le dessus il faut être conséquent et constant.
Il n’est pas du tout incompatible d’être contre la guerre et farouchement contre la politique du gouvernement israélien tout en étant au moins autant ferme sur la condamnation de tout acte antisémite. D’ailleurs, la cohésion nationale ne peut provenir que de cet équilibre beaucoup moins improbable qu’il ne parait.
Faire mieux, c’est rechercher cet équilibre salvateur.