Barrer la route au RN. Voilà la raison du sursaut. Mais avant d’accepter l’évidence de cette rationalité, il serait bon d’en poser quelques autres qui pourraient s’avérer au moins aussi utiles et nécessaires dans un avenir assez proche.
Tout d’abord, si le vote RN est si haut, ce n’est pas à cause de son caractère fatalement ou même naturellement inéluctable. Inéluctabilité qui serait due à la mauvaise situation économique. On a tendance à poser l’équation suivante : vote RN = exaspération des Français. Le fameux vote contestataire. Sauf que… Lorsque je veux contester une décision de mon employeur, de l’administration ou de mon banquier, je ne m’en prends pas aux minorités opprimées, qu’elles soient religieuses, ethniques ou sexuelles. Le vote RN est surtout mu par une bonne dose de racisme. Mais ce racisme ne vient pas de nulle part et n’est pas lui non plus une apparition naturelle. Il s’agit d’une construction historique et sociale.
Le racisme contemporain, dont la croissance s’exprime, entre autres, par celle de certains chiffres électoraux, n’est pas non plus le résultat de la simple stratégie de dédiabolisation menée par des formations d'extrême droite. Certes, le RN a changé de nom, viré la figure paternelle et toiletté son discours. Mais, cela ne pourrait expliquer à soi tout seul de tels niveaux d’adhésion aux listes brunes.
Ce racisme a été préparé, couvé et engraissé par plusieurs choses. Tout d’abord le traitement médiatique. La concentration médiatique atteignant des niveaux inédits, certains milliardaires magnats de la presse ont œuvré pendant des années à l’ouverture de la fenêtre d’Overton vers la droite et en réduisant systématiquement et méthodiquement le spectre de l’acceptable à gauche.
De plus, 40 années de néolibéralisme ont eu raison des services publics, y compris de celui de l’audiovisuel. Aujourd’hui on se rend compte que ce « service public » représente à la perfection ce que le néolibéralisme octroie comme mission à l’Etat. Œuvrer au service du marché et de la protection de ses conditions d’exercice amène aujourd’hui les intervenants réguliers sur les ondes des radios et télévisions publiques à traiter les représentants de la gauche, qu’on qualifie de « radicale » à cause d’un glissement de terrain politique mais qui n’est en réalité que (modérément) réformiste, de parias.
Dans un monde où l’audience est reine, la suppression d’une émission phare sur une radio publique, qui ne cessait de gagner des part de marché, et même le licenciement d’une figure humoristique majeure, nous offre une preuve supplémentaire, s’il en fallait, qu’il y a bien autre chose qui guide les décisions des directions. Ainsi les droites plus ou moins extrêmes, et toutes plus ou moins racistes, ne cessent de gagner du terrain tandis que la gauche, même réformiste, ne bénéficie plus d'aucun safe space où sa parole est accueillie avec bienveillance ou même une neutralité déontologiquement minimale.
Mais il n’y a évidemment pas que le traitement médiatique qui est en cause. Il n’y a pas que l’exposition de la population à des arguments racistes, réactionnaires et xénophobes. Il y a aussi son immersion. En effet, la mise en œuvre d’un discours et des actes politiques coloniaux et racistes par les différentes majorités présidentielles plus ou moins récentes participe à cette immersion de la population dans un univers du « déjà là lepéniste ».
Une population qui vit déjà dans un pays qui a voté la loi immigration avec sa composante « préférence nationale », qui a déjà fait de Mayotte un territoire d’exception où le droit du sol ne s’appliquerait pas, qui a déjà fait de la Nouvelle-Calédonie un laboratoire d’interdiction de réseaux sociaux qu’on observait en Chine il y a si peu de temps et avec tant de condescendance, qui a déjà une police dont trop de membres ouvertement racistes et bénéficiant d’un réel sentiment d’impunité martyrisent les populations racisées du pays, cette population est en effet immergée dans le racisme ordinaire, normalisé, accepté.
D’ailleurs, cette même population est aussi immergée dans un pays qui en a déjà fini avec le collège unique et qui sépare les élèves dès la 6ème en groupes de niveaux, qui a vécu des répressions des colères sociales dont la violence rivalise avec ce qu’on ne voyait auparavant que dans des pays lointains ou bien qui n’était appliquée qu’à des populations avec lesquelles on ne s’identifiait pas, cette population qui ne peut plus se soigner, ni scolariser correctement ses enfants et à qui le système capitaliste offre comme seul échappatoire ces inégalités raciales qui sont pour lui structurantes.
Pour paraphraser Aimé Césaire, on pourrait dire que ce que les électeurs du RN reprochent au capitalisme, c’est qu’à présent il leur applique ce qu’il n’appliquait auparavant qu’aux populations qui leur paraissaient lointaines. Avant d’en être la victime, cet électorat en a été le complice. Et en votant RN, il souhaite clairement le redevenir. On cherche ainsi à recréer un temps révolu qui ne pourra plus advenir. Ah, le temps joyeux des 30 glorieuses où le progrès social côtoyait les colonies.
Ainsi, si nous voulons être un tant soit peu cohérents, il s’agira de s’attaquer au mal et pas à son représentant contingent. Pour la gauche conséquente, il n’y a que deux sorties possibles de la présente séquence politique : notre victoire ou celle du capitalisme colonial et raciste. Battre le RN et la droite macroniste est un seul et même objectif.
En cas de défaite, nous n’aurons plus d’autre choix que lutter en investissant les associations, syndicats et les rues aussi souvent que possible.
En cas de victoire, nous devrons en faire de même. Car si victoire il y a le 7 juillet prochain, celle-ci devra être couvée, nourrie, soutenue et réaffirmée jour après jour par un soutien populaire massif. Car la riposte des forces du capital ne se fera pas attendre. Croire qu’ils nous laisseront dérouler un programme qui les priverait de larges bénéfices en imposant différentes taxes, réglementations environnementales et sociales sans tenter de saboter le processus c’est mal se tenir au courant des événements similaires plus ou moins récents. Croire qu’ils laisseront nos réussites ouvrir davantage l’appétit de libération des classes dominées est illusoire.
Le danger qui pèsera sans cesse sera celui des déceptions et des trahisons. Que ce soit à l’étranger ou en France, l’histoire de la gauche est tissée de ces moments de félonie. Circonstance aggravante : par la force des choses il se trouve que certaines des formations responsables de ces forfaitures seront au sein de ce Front populaire. J'en entends déjà certains m'appeler au silence. Ce ne serait pas le moment.
Or, mobiliser les abstentionnistes doit être une composante de la praxis qui vise à transformer nos conditions de vie réelles de façon profonde et durable. Gagner sans clarté ne permettra pas la construction d'une pensée émancipatrice. Une clarification comme celle-ci est nécessaire pour éviter des déconvenues futures.
Puis, ne prétendant pas être bénéficiaire personnel d'une prétendue inversion de rapports de forces issue des élections européennes et étant encore moins en direct dans le journal télévisé de 20 heures comme l'était par exemple M. Glucksmann ce lundi 10 juin, je peux me permettre de raisonner calmement et clairement. D'ailleurs, cette sortie de Raphaël Glucksmann prouve à elle toute seule qu'une clarification est nécessaire dès le début. Qu'est-il allé faire dans ce JT, alors que les représentants des partis de gauche étaient au même moment enfermés pour tenter de trouver un accord ? Un sabotage.
On ne peut pas construire une union conséquente avec des condition telles que, par exemple, « un soutien indéfectible à la construction européenne ». Si on ne sait pas de quelle construction il s'agit, comment promettre un soutien indéfectible ? La construction actuelle c'est le marché concurrentiel et ses règles néolibérales comme colonne vertébrale. Une Union européenne dont le principe central est de permettre au marché de fonctionner. Sans aucune harmonisation sociale, avec une liberté totale pour les marchandises. Sans liberté aucune pour les migrants, pas même la liberté de survivre en cas de rencontre avec la Frontex. Mais liberté pour les traités de libre échange. Prôner ainsi « la construction européenne » c'est applaudir un contenant, une forme, une coquille vide.
C'est d'ailleurs l'argument classique de la classe dominante, assimiler toute critique du contenu, de ce comment la construction européenne se fait, à un antieuropéisme forcément suspect, antidémocratique. C'est tout de même exaspérant cette tendance à assimiler la critique du manque flagrant de démocratie des institutions européennes à un antidémocratisme. Présenter « la construction européenne » comme une incarnation du bien en soi, une espèce de deus ex machina salvateur qu'on ne saurait remettre en question, c'est jeter un voile sur la réalité des choses. C'est le contraire d'une conception matérialiste et cela ne peut mener qu'aux confusions destructrices.
Pour résumer la situation on peut dire que le rapport de forces actuel ne nous est pas favorable. Mais nous avons pour nous le nombre. Le nombre d’opprimés avec lesquels nous sommes prêts à mener bataille, non pas contre d’autres multi-opprimés mais contre les oppresseurs eux-mêmes. Seule cette bataille est politiquement conséquente. Celle qui par victoires successives ouvrira toujours davantage nos horizons et les appétits d’émancipation.
Ce nombre doit être réveillé pour qu’on ait une chance de l’emporter. Réveillé par un sentiment qu’il se passe quelque chose d’inhabituel, d’important. D’essentiel. Une effervescence populaire faisant pétiller les potentialités nouvelles dans chaque ville, village, rue ou square.
Alors, il ne nous reste plus qu’une chose à faire : investir les espaces et le temps, si restreint soit-il. Et tenir la ligne sur le fond. Pour tenir le front.
Nous n’avons pas d’autre choix.