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Billet de blog 15 octobre 2023

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Le simplisme ministériel et la complexité pédagogique de la simplicité

Le ministre de l’Education Nationale, M. Gabriel Attal a adressé un courrier à tous les « membres de la communauté éducative » dans lequel il précise les modalités de l’organisation de la journée d’hommages du lundi 16 octobre 2023. Un passage et une mesure regrettable méritent que l’on s’y penche. Dans l’intérêt de tous mais avant tout de nos élèves.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voici le passage en question :

« Afin que les professeurs des écoles puissent eux aussi avoir un temps d'échange durant la pause de la mi-journée, l'hommage se déroulera l'après-midi. A 14h, une minute de silence sera respectée dans chaque classe en mémoire des victimes des attentats commis contre notre École. En primaire, ce temps d'hommage et de recueillement pourra prendre d'autres formes, pour tenir compte de l'âge des élèves. »

Nous tenons à informer le ministre mais aussi et surtout ceux qui écoutent et lisent ses propos qu’une pause est, selon le Larousse, une « suspension momentanée d'une activité, court arrêt de travail pour permettre le repos ». Certes, un « temps d’échange » peut parfaitement être compatible avec le repos et donc une pause. On peut se reposer en refaisant le match du dimanche soir ou en débattant sur la meilleure façon d’introduire le signe + dans sa séance de mathématiques.

Mais en quoi consiste le « temps d’échange » que vous nous imposez ? Il s’agit ni plus ni moins de la préparation d’une séance des plus délicates et demandant une attention bien particulière. Ce caractère épineux de cette séance justifie d’ailleurs la mesure de banalisation de 2 heures de cours pour tous les collégiens et lycéens de France. En effet, deux heures ne seront pas de trop pour permettre aux enseignants des collèges et lycées de se retrouver, échanger leur trop plein d’émotions après ce drame, puis ensuite de préparer le retour des élèves. Que dire, quels dispositifs adopter, quelles configurations privilégier, anticiper les réactions et réfléchir aux réponses qu’on pourrait y apporter sont des choses qui demandent du travail. Et ce travail particulier ne pourra être que collectif et ce pour de nombreuses raisons. Parce que des événements comme celui-ci se vivent de façon plus supportable collectivement, parce que le contenu devra être réfléchi plutôt deux fois qu’une pour éviter les cafouillages et maladresses qui pourraient s’avérer délétères dans une telle situation, parce que certains seront incapables, de par leur état psychique, de réfléchir et de préparer seuls ce moment de façon sereine et efficace…

Mais, alors que les communautés éducatives des écoles maternelles et élémentaires sont invitées à participer de la même manière à ce moment de commémoration que celles des collèges et lycées, le temps dédié à sa préparation n’est pas le même. Il s’agit donc ici d’un « temps d’échange » pendant la pause. Ce n’est pas tant le fait de travailler pendant des temps que d’aucuns considèrent comme notre temps de repos qui soit ici problématique ou qui constitue une nouveauté mais plutôt la façon qu’a le ministère de déconsidérer, une énième fois, le cœur de notre métier en niant tout simplement sa complexité et par conséquent notre expertise dans le traitement de celle-là. Ce faisant, on nie aussi l’importance que revêt l’école primaire pour la société et la construction des bases de celle-ci.

En nous invitant, nous aussi, membres de la communauté éducative appartenant aux écoles primaires, à « préparer au mieux le retour des élèves », tout en nous accordant deux heures de moins que pour nos collègues du secondaire mais aussi en plaçant ce temps sur notre temps de repos qui est situé après l’accueil de nos élèves et après une demi-journée de classe, vous niez tout simplement la réalité de vos convictions ou bien vous étalez au grand jour l’ignorance des réalités de notre métier. Il y a bien une autre explication qui consisterait à dire que vous feignez des convictions pour mieux modifier la réalité de nos métiers mais je laisserai chacun juger lui-même de la validité d’une telle thèse.

En nous accordant moins de temps qu’aux enseignants du second degré, vous estimez donc que ce temps a besoin de moins de préparation à l’école primaire que dans les collèges et les lycées. D’ailleurs, c’est une espèce de bon sens de croire que nos élèves sont trop petits pour comprendre et qu’ainsi il n’est point besoin de trop de temps pour savoir quoi leur dire.

Or, si les collégiens et les lycéens risquent de poser les questions qui les préoccupent, il en est de même de nos élèves. Comment peut-on ne pas imaginer les dégâts que pourraient provoquer des paroles mal, peu ou pas préparées chez des enfants aussi jeunes sur un sujet aussi grave ? Comment ne pas imaginer que les élèves qui ont entre 2 et 11 ou 12 ans pourraient vivre un tel moment de façon traumatique ou bien de façon totalement mécomprise ? Ce n’est pas parce que ces effets néfastes ont de fortes chances de rester invisibles sur le court terme que les dégâts qu’ils pourraient provoquer seraient minimes ou inexistants. Bien au contraire.

Nous imposer l’improvisation d’une telle séquence parait totalement irresponsable voire d’un cynisme innommable.

Lorsque vous affirmez que « en primaire, ce temps d'hommage et de recueillement pourra prendre d'autres formes, pour tenir compte de l'âge des élèves » et qu’en même temps vous ne laissez aux enseignants d’autre choix que d’improviser le choix de ces « autres formes » sans y avoir réfléchi et sans avoir pu les construire collectivement, vous édifiez les conditions des dégâts à venir qu’une telle impréparation peut et risque d'engendrer.

Vous validez à travers ce procédé une idée reçue selon laquelle parler de façon adaptée des choses complexes aux jeunes enfants nécessite moins de temps de préparation et une réflexion moins poussée que pour évoquer les mêmes sujets avec des élèves plus âgés. Vous vous inscrivez dans une vision purement transmissive des savoirs selon laquelle il suffit de posséder des savoirs pour pouvoir les transmettre de façon efficace. Selon ce point de vue il suffit de maitriser un sujet pour être capable de l’enseigner et il s’agit d’une négation pure et simple de la didactique et des sciences de l’éducation dans leur ensemble. Dans ce cas-là, il suffira de recruter des lecteurs pour enseigner la lecture dans les classes de CP et tous nos problèmes de niveau auront disparu ? S’il peut suffire de suivre la ligne d’un parti ou d’un président pour être ministre ou député, la réalité de l’acte pédagogique est autrement plus complexe. Certaines choses à l’apparence la plus simple demandent parfois la préparation la plus longue. Les enjeux de la séquence qui aura lieu demain dans toutes les écoles de France aurait mérité une approche plus conséquente et réfléchie que celle qui a été adoptée.

Préparer de cette manière, sur un coin de table et de façon informelle, des mots qui sont censés permettre à nos élèves de comprendre et de digérer au mieux les graves événements que nous traversons, est tant méprisant pour les personnels membres des communautés éducatives qu’inconséquent quant aux objectifs affichés, invoquant tour à tour la Nation, la République et l’École. En effet, le véritable respect de certaines notions et valeurs exige bien plus que le simple emploi de lettres majuscules.

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