Démission! Le mot est repris depuis hier par de plus en plus de personnes. Des syndicats, des opposants politiques et même des journalistes s'interrogent sur l'avenir de M Blanquer rue de Grenelle. Mais tout ce bruit médiatique, ces colères et ces appels à la démission d'un homme ayant battu des records de longévité à ce poste me laissent perplexe et surtout inquiet. Non pas inquiet sur son avenir personnel dont je n'ai absolument rien à faire, mais sur notre devenir collectif qui devrait nous préoccuper au plus haut point. Voici pourquoi.
Il s'agit ici d'une affaire de morale. Or, ce qui détruit nos métiers et nos vies ce n'est aucunement un comportement inadéquat de tel ou tel ministre mais bien leurs décisions et la politique qu'ils mènent.
Commençons par cette affaire d'Ibiza. Si le ministre avait été présent à son bureau le dimanche 2 janvier et si, de plus, il n'avait pas utilisé un média payant pour communiquer, le protocole multi-allégé qui nous était proposé aurait-il été plus acceptable? Aurait-ce eu une quelconque incidence sur notre quotidien ingérable? Certainement pas. Le problème principal n'est donc pas comment et d'où M Blanquer a-t-il communiqué mais avant tout le contenu même de sa communication.
Puis il y a de façon plus globale ce qui restera après le départ du ministre. Que celui-ci parte demain ou au mois de mai ne risque pas de changer notre quotidien. Toute cette excitation autour du protocole sanitaire et de la non-gestion de la crise par le ministère n'est qu'une lutte pour le très court terme. Alors que le ministre, lui, a engagé des réformes sur le plus long terme bien plus destructrices.
Des vacances à Ibiza mériteraient une démission et pas la destruction du baccalauréat entrainant des inégalités entre les établissements. Pas de démission non plus après la mise en place de Parcoursup laissant des dizaines de milliers de bacheliers sur le carreau chaque année et opérant une sélection au détriment des plus pauvres? Pas de démission après la loi Rilhac qui annonce la prolétarisation réelle du corps enseignant dont le mépris ministériel n'est qu'un épiphénomène? Pas de démission après l'annonce du lancement de l'expérience marseillaise pour les écoles qui marque une nouvelle rupture de l'égalité et une mise en concurrence assumée des écoles et des enseignants eux-mêmes au sein de celles-ci? Pas de démission enfin suite à l'annonce de M Macron quant à son intention d'en finir avec la gratuité des études supérieures et ainsi empêcher clairement toute une classe sociale d'accéder à celles-là?
Mais, me dira-t-on, cette démission éventuelle de M Blanquer sera un pansement sur l'amour-propre des enseignants si malmené depuis bientôt cinq ans. Et surtout, ce sera un premier pas vers la lutte contre toutes ses œuvres citées plus haut. Concernant cette première raison je dirais juste qu'en terme de jours de grève nécessaires pour obtenir cette démission ça fait cher le pansement. Puis, concernant cet éventuel élargissement des motifs de lutte, je dirais que rien n'est moins sûr que son advenue.
Pour bien comprendre la politique éducative de M Blanquer, et donc se donner la possibilité de la combattre efficacement, il faut savoir que celle-ci n'est en rien une création de son esprit. Il poursuit simplement la ligne fixée par le logiciel néolibéral que d'autres ont suivi bien avant lui. Les plus anciens se souviennent de M Allègre dont d'ailleurs le départ du gouvernement n'a en rien changé la trajectoire des politiques éducatives des différents gouvernements. Ce qui les différencie n'est que le degré d'application et aucunement la nature de leurs réformes.
M Blanquer a ainsi pu pousser ce degré d'application au plus haut, bénéficiant d'un contexte favorable grâce au mûrissement de la dépolitisation du corps enseignant mais aussi paradoxalement grâce à la crise sanitaire. De fait, cette dernière captant une grande part d'attention de la société tout entière a permis un certain nombre de reculs et de destructions sociales, et pas uniquement au sein de l'Education Nationale.
Mais ici, c'est cette dépolitisation du champ politique lui-même qui pose un gros problème quant à l'efficacité petentielle de cette "affaire Ibiza". La personnalisation de la vie politique a fait et continue de faire des dégâts considérables.
Tant de choses tendent à être naturalisées alors qu'elles ne sont que des contingences ou des conséquences de décisions mûrement réfléchies. Ainsi, par exemple, les inégalités, contre lesquelles tous les partis politiques luttent dans leurs discours depuis tant d'années, ne cessent pourtant de croître. Ce paradoxe qui ne l'est qu'en apparence, s'explique par le fait que dans les actes personne ne songe à s'attaquer aux causes réelles des inégalités. Le système capitaliste n'y étant pas pour rien dans l'affaire tend donc à fabriquer des explications basées sur les individus plutôt que sur les structures.
C'est pourquoi les richesses sont expliquées et justifiées par le mérite individuel (prise de risque, audace, agilité alors qu'en réalité il s'agit quasi toujours d'un héritage plus ou moins fructifié) et la pauvreté par son corollaire, le manque de mérite tout aussi individuel (alors que la pauvreté s'hérite aussi). Ainsi, M Blanquer peut en même temps prôner un discours d'émancipation par le mérite individuel ou le goût de l'effort, et créer et renforcer des structures qui favorisent la ségrégation et l'assignation à résidence sociale.
S'il y avait donc un mensonge de M Blanquer à dénoncer, ce serait ce mensonge originel du capitalisme néolibéral selon lequel moins de règles communes engendrent plus d'égalité. Casser le baccalauréat, instaurer une sélection dans les universités y compris par l'argent, rendre les écoles autonomes et les mettre en concurrence, tout cela bénéficierait aux classes laborieuses? En voilà des mensonges autres qu'un séjour à Ibiza.
Enfin, intéressons-nous aux raisons pour lesquelles cette focalisation sur la personne et la moralité de M Blanquer non seulement ne peut favoriser les luttes de fond mais peut surtout les empêcher.
D'abord, non seulement le capitalisme s'accommode de cette personnalisation de la vie politique mais il la promeut. D'un côté on glorifie des individus devenus messies et toute remarque quelque peu critique à leur encontre est instantanément prise comme un affront. De l'autre côté on blâme des adversaires soi-disant incompétents ou carrément idiots. Je pense qu'on ne peut arriver dans les hautes sphères de la politique en étant idiot. En tous cas, les exceptions sont rares.
Cette façon de voir et de faire la politique favorise surtout les défenseurs du statut quo. S'attaquer aux personnes est la meilleure façon de ne rien changer. On a voulu se débarrasser de Sarkozy trop excité et on a élu Hollande le normal. Puis, une fois celui-ci devenu trop mou à notre goût on a élu un membre de son gouvernement présenté pourtant comme homme de rupture et de renouveau. Si on avait un peu moins débattu de leurs personnalités on aurait peut être eu le temps de dénoncer leur adhésion commune à ce qui justement engendre et entretient structurellement des inégalités.
Si on n'avait pas passé cinq ans à critiquer la vie privée de M Hollande, et son caractère trop mou, on se serait peut-être penché sur la continuité de son gouvernement avec les précédents. On aurait peut-être accordé moins d'importance à la personnalité soi-disant disruptive de M Macron et plus à ses actions réelles au sein du gouvernement précédent.
De même : si des lits d'hôpitaux ont continué d'être fermés pendant la pandémie ce n'est aucunement à cause d'un manque de jugeote ou d'une imbécilité improbable. Si la gestion par M Blanquer de la crise dans les écoles était chaotique ce n'est pas parce qu'il ne serait pas au courant que l'embauche de remplaçants améliorerait notre capacité à remplacer les absents. Or, ce désordre quotidien et ordinaire n'est pas une gêne pour le ministre. Au contraire. C'est un objet de nos colères facilement escamotable. Le ministère, si la situation l'exige, pourrait facilement fournir masques et purificateurs en masse. Ce serait une victoire conjoncturelle. L'embauche promise de contractuels en est une. Une victoire structurelle, politiquement plus puissante, serait celle qui ferait fléchir le ministre sur les réformes décrites plus haut et qui condamnent une large part de la population (dont nous mêmes) à l'impuissance.
Hurler donc à la démission et au scandale des Baléares en croyant que le reste suivra facilement c'est aller un peu vite en besogne. Tout d'abord parce que ce reste, pour qu'il suive, et bien il doit être poussé en avant. Le moins que l'on puisse dire en lisant les communiqués syndicaux, c'est que ce fond est inexistant pour le moment. Il n'est fait que très peu mention de toutes ces réformes de fond, voire pas du tout. Je me demande donc bien par quelle opération magique ces revendications pourraient-elles ressurgir et faire basculer nos luttes dans cette autre dimension réellement émancipatrice.
C'est oublier encore une fois un peu vite l'état de dépolitisation atteint dans la société en général. D'abord, tout gouvernement sait faire sauter des fusibles. Puis, au cas où cela arrive une grande part de l'opinion aura l'impression qu'on se débarrasse enfin d'un incompétent, coupable de tous les maux. Le nouvel arrivant aura donc au moins le bénéfice du doute pour lui. Même s'il fait partie du même camp que le précédent ministre-fusible. Obtenir donc une telle satisfaction ne règle rien sur le fond et donne une impression de victoire et de fin de conflit au sein de l'opinion publique. Comment expliquer, à ce moment-là, que le mouvement de contestation et de grève continue? Alors qu'on a si peu évoqué les problèmes structurels auparavant, tout à notre dénonciation des vacances du ministre?
Cette mise en cause personnelle pollue la lutte politique qui est la seule à même de nous offrir une victoire conséquente. Les médias ne vont pas se gêner de dénoncer ces jours-ci un ministre fragilisé ou encore un comportement inadéquat. Mais est-ce vraiment de cela qu'on veut parler? Est-ce le ministre qu'on veut voir partir ou bien sa politique? Car, quoi qu'il arrive, M Blanquer ne sera plus là en mai. Ses réformes et son travail idéologique, eux, resteront présents. Un autre clone prendra le relais. Donc aux discours médiatiques évoquant un problème Blanquer ou une éventuelle démission nous devrions opposer un discours explicite dans lequel nous visons juste. Quelque chose comme :
"Nous demandons avant tout le retrait des réformes participant à la destruction du service public de l'éducation."
"Et vous réclamez aussi la démission du ministre?"
"Nous n'y voyons pas d'inconvénient."
Plus généralement, toute personne, quelle qu'elle soit ne peut être qu'un pion ou un symptôme d'une structure qui constitue, elle, le problème principal auquel il faut s'attaquer sans cesse en explicitant ses conséquences réelles. M Blanquer n'est ainsi qu'un pion jouant la partie du démantèlement du service public de l'éducation. En tant que tel, et même s'il joue son rôle à perfection, il est facilement remplaçable. Dans un autre registre, Bernard Arnault n'est qu'un symptôme d'une société qui rend possible une telle accumulation de richesse. Empêcher les personnes de M Blanquer et M Arnault ne peut constituer un combat politique sérieux. Empêcher la société de rendre possible de tels agissements est déjà autre chose.
En cas d'obtention d'une démission, ou même d'une défaite de M Macron en avril prochain, on se sera juste fait plaisir si rien d'autre n'est fait.
L'histoire récente nous a démontré la capacité du capital à faire en sorte que rien (ou presque) d'autre ne se fasse.